Kill The Thrill - Autophagie
Pourquoi remettre le couvert presque vingt ans après Tellurique qui jusque-là achevait très bien le singulier parcours discographique de Kill The Thrill initié à la fin des ’90s ? Parce que c’est pertinent, parce qu’on a encore pas mal de choses à dire et qu’on peut bien faire ce qu’on veut quand on le fait si bien.
01 – Tout Va Bien Se Terminer
02 – À La Dérive
03 – Le Dernier Train
04 – Autophagie
05 – Capitan
06 – Cluster Headache
07 – Les Enfants Brûlent
08 – Je Suis Là
09 – Ahan
Je vais rompre quelque peu le paradigme de l’actualité en évoquant cet album sorti fin janvier, autant dire durant l’Antiquité pour notre époque pressée. Mais bon, voilà, celui-là m’a demandé un peu de temps. Parce que je n’y retrouvais pas l’ordinaire d’un groupe qui n’a plus laissé de trace discographique véritable depuis 2005 et Tellurique.
Enfin, c’est un peu plus compliqué que ça : sur Autophagie, on retrouve bien Kill The Thrill - sa masse inquiète, sa tristesse latente, sa voix minérale aux gros graviers, ses nappes vivantes, sa violence larvée - sans du tout le retrouver. Je ne parle pas que des changements de surface (le chant en Français, une vraie batterie) mais bien de ce qui se trame aussi en-dessous, tout au fond et qui touche au moteur du duo marseillais (ou trio si on compte François Rossi aux baguettes aujourd’hui). Un peu comme si celui-ci s’était étoffé, ses cylindres gagnant du volume durant le long hiatus, tout en restant très minimaliste. C’est du coup très paradoxal : resserré mais puissant, léger et lourd, plus vraiment noir mais complètement sombre, calme mais extrêmement tourmenté. Un drôle de truc qui se dévoile dès Tout Va Bien Se Terminer, son entame très solennelle, au début presque ectoplasmique, mais qui va se remplir au fur et à mesure - versant même dans le lyrisme avec les interventions mezzo soprano de Majdouline Zerari sur le "refrain" - tout en restant dans ses contours tracés dès l’introduction. La première fois, je me suis demandé ce que c’était, ce bordel. C’était trop. Trop retenu tout autant qu’outré (le chant lyrique, les nappes grandiloquentesoses), trop suggestif, trop casse-gueule. Et puis... et puis...
Non en fait. C’est plutôt très que trop. Perturbé sans aucun doute. Et très personnel. Le duo avance à poil. Il n’est bien sûr plus le même. Il a vieilli. La gravité et l’érosion - comme toujours - gagnent du terrain, arasant certains angles pour polir la masse qui, elle, reste ce qu’elle est. Une masse. Aux couleurs gris anthracite mêlées de toutes les autres nuances de gris, et de noir. Lourde, dense, profonde et en place. Mais révélant aujourd’hui tout ce qu’elle contenait tout en se montrant encore mouvante car son noyau n’est certainement pas refroidi. Autophagie, c’est ça. Kill The Thrill tel qu’on ne l’avait jamais entendu mais peut-être tel qu’il a toujours été et évidemment tel qu’il est devenu.
Alors, il faut accepter, se dire qu’il suffit de revenir aux quatre premiers (qui de toute façon mutaient eux aussi de l’un à l’autre) si l’on veut retrouver l’image figée qu’on s’était concoctée depuis 2005. Et surtout ne pas rechigner à plonger dans l’eau noire d’Autophagie pour un grand bain de plus d’une heure de vraies sensations et d’émotions multiples.
Les longues épopées (Tout Va Bien Se Terminer, Le Dernier Train, Capitan frôlant ou dépassant les dix minutes) succédant aux titres plus ténus (tous les autres autour de cinq minutes) dessinent ensemble un album fragmenté, qui change de poids en permanence, tiraillé entre ombre abyssale et lumière éclatante, en permanence parcouru de courants contraires. Et tout ça mis ensemble touche infiniment. On ressent plein de trucs et de choses, la tristesse, l’angoisse, les bouffées d’optimisme et même la candeur (« Lorsque tu as peur, tu te gonfles comme un ballon ? »), on entend un large éventail qui brasse des bouts de plus en plus lointains de Godflesh (À la dérive) avec des micro-particules de Bowie (Capitan) et pas mal de new wave (Le Dernier Train, Les Enfants Brûlent entre autres) tout en renvoyant en permanence à Kill The Thrill et rien qu’à lui.
Oui parce que si l’album est singulier, c’est qu’il est avant tout très personnel. On se dit plus d’une fois que la langue française s’accorde très bien à l’introspection. Ça parle du temps qui passe et d’idées noires, de souvenir et de grandes catastrophes passées ou à venir, d’états mentaux, de moments mélancoliques, abrasifs ou nostalgiques, de mers et d’horizon. Bref, ça parle de la vie. Et tout ce qui entoure les mots s’y accorde parfaitement. Il y a beaucoup de justesse là-dedans alors qu’il était si facile de tomber dans le pompier et le ridicule avec une matière si sensible. Mais pas du tout. L’indus est toujours là, dans les changements d’azimuts inopinés et les nappes agitées, la violence aussi, même si elle est de plus en plus suggérée et le metal, plus que jamais tangentiel, recouvre les fondations.
Alors oui, ça n’a pas fait immédiatement sens, mais c’est arrivé (parce qu’obligatoirement, ça doit arriver) et la multiplication des écoutes n’a rien à voir dans l’affaire. Je ne suis pas tombé sous le charme d’Autophagie parce que j’avais envie de l’aimer (au regard de tout ce que le groupe avait sorti jusqu’ici), j’ai aimé parce que ça provoque des trucs, que ça me parle (ainsi qu’à vous) et même si j’identifie quelques minuscules imperfections (quelques nappes trop suggestives, quelques inflexions de voix trop poussées ici ou là mais ça ne concerne que moi), rien à faire, ces neufs morceaux s’insinuent. Les breaks impromptus, les histoires qu’ils racontent, le violoncelle qui vient enrichir la palette (Samuel Dick Tolkien, Jeanne Bonfort), les moments dark ambient ou quasi néo-classiques (Tout Va Bien Se Terminer ou Ahan), les superpositions multiples et les nuances en font des millefeuilles vraiment singuliers qui correspondent pile à la pochette (Guillaume Amen) où le gris vient rejoindre le gris.
Marylin Tognolli et Nicolas Dick signent tout simplement un très beau disque qui rejoint in fine les précédents et ajoute une corde supplémentaire à un arc toujours aussi essentiel et meurtrier.
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