Saint Sadrill - Pierrefilant
Après Building Lampshades, premier EP de 2016 solitaire et électronique, Saint Sadrill était devenu sextette pour accompagner les errances étranges d’Antoine Mermet en live. Aujourd’hui, place à Pierrefilant, enregistré dans le beaujolais « en 48h – sommeil compris, les six musiciens réunis dans une même cabine pour mieux capter la jouerie collective ». Un disque long en bouche, singulier et captivant.
1. Waiting For Him
2. Corq
3. To Go To Go To Go
4. Zero
5. Yar Mum
6. We Gave You A Smile
7. Building Lampshades
8. Kiss Song
9. Little Mountain
10.Happy Humans
On va inaugurer 2019 en parlant de 2018. Le temps file dans une boucle et seul la date du calendrier fournit l’illusion d’un changement. Dans ces conditions, pour s’extirper des affres répétitives et aliénantes de la vie quotidienne, autant faire un pas de côté et plonger tête la première dans Pierrefilant, véritable premier album de Saint Sadrill. Ses bulles cotonneuses, sa démarche suspendue dans les airs, ses entrelacs mouvants qui passent de simple clapotis à grosse tempête en un clin d’œil et sa grande élégance un peu étrange fournissent une enclave hors du temps, très immersive et plutôt singulière. En premier lieu, on identifie bien le vibraphone qui souligne plus qu’il n’assène, la guitare discrète mais déterminante aussi et puis bien sûr la voix. C’est celle d’Antoine Mermet - à la base, seul maître à bord de Saint Sadrill - échappé des psychopathes orthographiques et pataphysiques de CHROMB !. Ce que l’on entend ici s’éloigne fortement de la musique de ces derniers bien que l’on retrouve de-ci de-là la folie douce qui irrigue leurs disques (les envolées théâtrales de Building Lampshades ou de Kiss Song). C’est d’ailleurs bien cela que l’on remarque ensuite : il a beau être accompagné, on a vraiment l’impression qu’Antoine Mermet se met à nu et qu’il articule à voix haute le monologue ininterrompu qui hante sa boite crânienne. Les morceaux donnent l’impression d’être des fenêtres grandes ouvertes sur sa psyché. Il faut dire aussi que l’album est très long et construit de telle sorte que l’on s’y égare vite : les mélodies sont vicieusement gémellaires et on a parfois l’impression d’être bloqué sur le même titre depuis un bon bout de temps alors que trois ou quatre morceaux sont passés dans l’intervalle. À d’autres moment, c’est l’inverse : alors que l’on pensait avancer à vive allure dans la tracklist, on se rend compte que l’on est toujours au même endroit depuis des lustres. Ça pourrait être irritant mais ça ne l’est carrément pas et c’est bien ce qui fait toute la singularité de Pierrefilant : c’est toujours pareil mais c’est surtout systématiquement différent et quand le disque s’achève, on a l’impression d’avoir écouté une longue épopée de presque soixante-dix minutes durant laquelle Saint Sadrill aura foulé aux pieds une multitude de territoires - de la pop au kraut, de l’électro au jazz et j’en passe - pour en extirper une multitude d’émotions.
Le disque est donc tout à la fois incontestablement monolithique et infiniment varié et si ça désarçonne sur les premières écoutes, on est vite fasciné sur les suivantes. Dans ces conditions, difficile de distinguer quoi que ce soit dans cette masse mais là où Pierrefilant fait fort, c’est qu’on y arrive pourtant. On ne se lancera pas dans une bête description par le menu mais certains morceaux remontent vite à la surface : le groupe montre toute sa finesse (et ses crocs sur la fin) sur les onze minutes de Waiting For Him en ouverture puis assoit sa majesté sur le deux fois moins long Corq. Plus loin, il met en avant sa science de l’assemblage en ménageant une enclave ensoleillée au beau milieu du brouillard ambiant le temps d’un Yar Mum presque alerte immédiatement suivi d’un We Gave You A Smile qui empile les strates par intermittence. Et le tout de s’achever sur le très long et très délirant Happy Humans où les voix d’abord s’entremêlent puis laissent la place à une basse motorik chevillée à un parterre grouillant avant que tout ne finisse dans un noir total peuplé de chœurs fantomatiques. On n’ira pas plus loin puisque l’ensemble ne se paie pas de mots et se vit plus qu’il ne s’écoute. Il faut juste accepter d’être parfois totalement perdu et souvent décontenancé par la tournure inattendue que prennent les dix morceaux. Alambiqué, imprévisible, un chouia expérimental mais surtout très habité, Pierrefilant est un drôle de truc tout à la fois étrange et accueillant. On pense le cerner, il se dérobe instantanément. On renonce à le circonscrire, le dessein apparaît. Ce qui en explique la chronique tardive puisqu’on n’a jamais trop su comment l’aborder. Quoi qu’il en soit, ne dépareillant pas dans le très singulier et toujours intéressant catalogue de Dur & Doux, il va sans dire qu’on n’est pas près de s’éloigner des volutes roses qu’exsude le volcan pelé de la minimale pochette : ça pourrait être dangereux mais c’est surtout étrange et donc très attirant.
Épatant.
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