Premier trimestre 2025 - les albums de la rédaction

C’est le printemps, on respire un bon coup et on salue collectivement (avec un retard conséquent certes, mais mieux vaut tard qu’encore plus tard !) le meilleur de l’actualité musicale des trois premiers mois de l’année, via une sélection de 10 albums essentiels issus des votes de la rédaction.





1. Sopa Boba (feat. Pavel Tchikov & G.W. Sok) - That Moment

Sur le papier, le projet paraît étonnant, voire incompréhensible : une électro indus avec des kicks pachydermiques, un quatuor à cordes, la voix de G.W. Sok, un texte de l’autrice Moldave Nicoleta Esinencu… heu… Kamoulox ! Et à l’écoute ? C’est tout aussi surprenant ! Et pourtant, passée la surprise et surtout, après de multiples écoutes, l’album laisse une empreinte tenace dans le cerveau de l’auditeur. Les textures électriques des machines, mariées aux cordes harmonieuses, plantent un décor à la fois suspendu et angoissant où la voix éraillée du vétéran de la noise néerlandaise égraine les mots cyniques d’un récit sans lumière, dont on suit le personnage principal depuis son enfance dans un milieu familial horrifique jusqu’à son insertion et sa réussite dans un monde obscène (le nôtre...) qui le rendra lui-même odieux. Derrière la présentation ironique d’une success story fondée sur l’accaparement et l’arbitraire (tiens, tiens, quelle histoire originale…) s’érige une sorte d’opéra industriel, miroir de notre temps, comme si Brecht et Kurt Weill réécrivaient lOpéra de quat’sous pour un podcast et avec des synthés modulaires... Vraiment, un projet atypique, à côté duquel il ne faut pas passer. Beau et glaçant.

(Le Crapaud)



2. The Body & Intensive Care - Was I Good Enough ?

Nul besoin de présenter The Body une énième fois, évitons-nous les redites et de s’épancher sur tout le bien que l’on pense du duo. C’est ici en compagnie d’Intensive Care (autre duo transfuge de la scène bâtarde powerviolence et noise et échappé notamment des excellentissimes et regrettés The Endless Blockade... aujourd’hui acoquiné à l’indus/power electronics) qu’ils sévissent de nouveau. Collaboration évidente tant les deux projets semblent depuis quelques temps prendre plaisir à se renifler le derrière, Andrew Nolan ayant de son côté remixé un morceau des Portlandais sur leur disque de 2019 puis plus récemment (en 2024) travaillé avec les camarades de Full Of Hell sur Scraping The Divine. Verdict après plusieurs écoutes attentives et désespérées : les 37 minutes et quelques secondes d’asphyxie doomesque resserrent progressivement l’étau sur notre condition d’auditeur masochiste, et surtout sur notre crâne, baladé à tout va dans le monolithe distordu, les infrabasses électroniques et le crachin des machines. Espérons très vite un match retour !

(Riton)



3. From the Mouth of the Sun - In Wind or Dust

"Accompagnés ici d’un coeur (sur l’immense épopée tribale et saturée The Last Shepherd) et de l’excellent Matthew Collings au mastering, le violoncelliste américain Aaron Martin et le sculpteur de textures suédois Dag Rosenqvist actif auparavant sous le pseudonyme de Jasper TX nous gratifient de tout ce que l’on attend d’un grand album instrumental en 2025 : des atmosphères captivantes alternant doux crescendos lyriques aux arrangements élégiaques (l’introductif Beneath the Roots She Moves, ou The Warmth of Two Hearts entre piano, drone et violoncelle plus ou moins clair ou abrasif) et austérité immersive (les presque 9 minutes de fréquences magnétiques de Rusty People), des morceaux comme autant de chapitres d’un récit imaginaire dont aucun ne ressemble au précédent sans pour autant que la cohérence d’ensemble ne s’en ressente, des contrastes forts (par exemple entre les crépitements noise de Vibrating Memories et le modern classical piano/banjo/carillons du poignant He Left Alone zébré plus discrètement d’interférences bruitistes), des directions inédites (cf. la folk orchestrée et matinée de field recordings du final homonyme In Wind or Dust aux faux-airs de Balmorhea) et surtout un élan narratif qui jamais ne s’essouffle."

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(Rabbit)



3. Colossloth - The Harmony Knife

Difficile de passer après le colosse harsh et dystopique que fut Promethean Meat en 2022 (cf. #2 ici), et pourtant, toujours chez Cold Spring, le Britannique Wooly Woolaston ne démérite en rien ici, laissant rapidement derrière lui toute possibilité de redite en choisissant d’ancrer The Harmony Knife dans un terrorisme sonore beaucoup plus connoté 80/90s, que ce soit du côté des effets sur les samples vocaux (Transfiguration Manifesto), des beats minimalistes aux relents industriels (In Decay You’ll Find My Name) ou même des synthés au futurisme nettement plus rétro et appuyé (The Harmony Knife). Alternant EBM cauchemardesque et sursaturée, et break acoustique au romantisme gothique, Silhouette In Kerosene entérine ce choix esthétique, de même que l’épileptique et fantomatique Interventionists, final power electronics évoquant les grandes heures de ce sous-genre rejeton de la noise et des musiques électroniques désormais tombé en désuétude hormis dans l’underground le plus fétichiste, adepte du format K7. Pour autant, ce 5e opus aussi radical qu’immersif, inspiré par les écrits du terroriste Unabomber et en particulier sa vision d’une société rendue insatisfaite et inapte à l’accomplissement personnel, ne sonne jamais daté, les qualités organiques et mutantes de Colossloth lui permettant de s’approprier ces codes sans se vautrer dans l’hommage désincarné, jusqu’à les fondre dans un irrésistible magma d’échardes rouillées et de metal en fusion.

(Rabbit)



3. Alabaster DePlume - A Blade Because A Blade Is Whole

Depuis l’immense GOLD – Go Forward in the Courage of Your Love , les albums d’Alabaster DePlume se font attendre comme autant de cadeaux de Noël en n’importe quelle saison ! Le saxophoniste et chanteur britannique a considérablement légitimé sa réputation en collaborant d’une part avec le fleuron de la scène jazz de Chicago (International Anthem, entre free et spiritual jazz) et la folk anglaise (Rozi Plain, Liz Green). Après un album issu de la même session d’improvisation que Gold , Come With Fierce Grace, un peu décevant, A Blade Because A Blade Is Whole est un retour en beauté de ce jeune poète inclassable, inspiré et inspirant. On y retrouve ses harmonies ouatées, le son chevrotant de son cuivre au bord des larmes, la présence fragile de sa voix envoûtante. Ça commence par des remerciements hallucinés, à la lisière du spoken word, de la psalmodie, du rituel, les mots d’Alabaster DePlume se posent délicatement sur un Thank You My Pain saccadé, à l’anti-groove surprenant. L’album bifurque sur une folk de chambre délicate qui peut rappeler les chansons courtes de Pink Floyd, respirations entre les grandes envolées psyché. Et tout l’album alterne ainsi entre méditation instrumentale et déclamations thérapeutiques. Entouré d’une myriade de musicien.nes de talent, dont un trio de cordes mené par la violoniste Macie Stewart, Alabaster DePlume a trouvé un écrin luxuriant pour sa poésie personnelle et inimitable.

(Le Crapaud)


6. Dangerous Creatures - DEAD EARTH 1.0

"King Kashmere est désormais bien identifié parmi les MCs à suivre de près de la galaxie High Focus. Immédiatement reconnaissable à son timbre grave et son flow tirant sur la mécanique abstraite d’un Bigg Jus (tiers de feu Company Flow justement invité sur un morceau ici), le Londonien s’associe cette fois à une certaine Mimski, jeune productrice allemande venue de nulle part. Cette dernière n’est définitivement pas pour peu de chose dans la réussite de ce premier opus de Dangerous Creatures : minimalistes et déstructurés, étranges et sursaturés, ses instrus se suffisent tellement à eux-mêmes que plusieurs morceaux non rappés émaillent le disque, de l’introductif Existence à ce Dead End massif et dystopique qui pourrait venir tout droit du Little Johnny From the Hospitul des susnommés Company Flow en passant par l’insidieux Pranging Out ou le cinématographique et distordu Entity. C’est bien elle la révélation du disque, autant dire que lorsque King Kashmere et ses guests entrent dans la partie, c’est le summum de l’excitation, que l’on soit dans l’hymne psyché d’anticipation ludique façon Captain Murphy meets Czarface (Welcome To The Future, Oblivion 4000), le turfu british déglingué à groover sur la tête (ZPM), l’horror-nintendo-core aux samples anachroniques badigeonnés de gros synthés funestes et distordus (CTHULU, Marduk) ou le le blockbuster martial aux scratches bien sentis (DC Theme, avec l’excellent Ramson Badbonez)."

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(Rabbit)



6. Christophe Bailleau - Insight and Vision

Mettant un point final à sa trilogie de sorties dédiées aux rapports entre autisme et création, entamée en 2023 avec CHUVA ORBITAL : Armadillo Time puis poursuivie la même année et déjà chez Mahorka avec l’excellent Vertical Moon Phase Charm, Christophe Bailleau invite une nouvelle fois plusieurs amis musiciens (A Limb, Julien Ash, Paradise Now) à investir son univers à la fois ludique et anxieux. Le résultat, probablement plus abstrait encore qu’à l’accoutumée, cristallise un futurisme électro-acoustique tout en fulgurances baroques, volontiers déstructuré et au sein duquel il pourra sembler difficile de prime abord de trouver un élément auquel se raccrocher, Insight and Vision n’étant ni "rythmique" à proprement parler, ni focalisé sur une atmosphère favorisant l’immersion. Pour autant, la fascination finit rapidement par s’installer à l’écoute de ces télescopages sonores contrastés qui donnent l’impression de naître des rapports de frictions entre éléments contraires, le genre de disque-monde que l’on n’a jamais vraiment fini d’explorer.

(Rabbit)

Insight and Vision offre une conclusion spectaculaire à la trilogie évoquée plus haut par mon compère Rabbit. Parfois aride, souvent complexe (quoique l’intéressé lui-même s’en défendait dans l’interview qu’il nous accordait en début d’année), ce nouvel album offre surtout un magnifique kaléidoscope musical aux nuances variées et aux morceaux aussi déroutants qu’ils sont beaux. Une véritable plongée dans l’esprit complexe de son auteur. Et si certains titres ressortent par leur musicalité (on pense à Huppeldub goth line ou Folie à deux), Insight and Vision est le genre de disque qui ne s’appréhende réellement que dans sa globalité, un album à la longévité assurée par la multiplicité des approches qu’il permet. Et n’est-ce pas à cela que l’on reconnaît une grande œuvre, à sa capacité à durer et à fasciner au-delà d’un instant toujours plus rétréci par la frénésie de l’époque ?

(Ben)



8. Painkiller - The Equinox

On vous a gardé le milieu pour la fin puisque les deux autres volets de cette trilogie esotérique du grand retour de Painkiller ont déjà été commentés dans nos pages, ici pour le névrotique Samsara marqué par une dynamique post-industrielle fortement influencée par l’IDM, pour le très ambient et accaparant The Great God Pan, aux allures de bande originale hallucinée pour quelque interzone tour à tour méditative et anxieuse. Si The Equinox marche clairement dans les pas du premier tant au niveau du format (6 titres de 6-7 minutes en moyenne) que des fulgurances saxophoniques schizophrènes de John Zorn ou de la rythmique de Mick Harris aka Scorn dont les rouleaux-compresseurs hypnotiques des beats demeurent au centre des débats (The Wizard Way, Panormita), cet opus intermédiaire n’en est pas moins une franche réussite et permet au trio de renouer avec les influences dub de leurs sorties du début des 90s, en particulier sur un Forks in the Road aux syncopations reptiliennes ou plus encore l’inquiétant et bien-nommé The Soul-Hunter, tout en s’aventurant du côté de la drum’n’bass pur jus (Ave Adonai, idéal pour rendre justice au jeu de basse de Bill Laswell, ou plus loin Blind Prophet) et en ménageant régulièrement des respirations annonçant le climax atmosphérique du 3e et dernier volet. Une renaissance à laquelle personne ne s’attendait et qui n’en finit plus de faire notre année.

(Rabbit)



9. Ventura - Superheld

"D’emblée, on retrouve l’équilibre élégant qui caractérise les constructions de Ventura. Les premières minutes de Dwell effacent instantanément les six années qui séparent Superheld dAd Matres en se plaçant dans l’exacte continuité d’un indie-rock-noisy-pour-faire-vite enlevé et immédiatement reconnaissable, porté sur l’amertume et la morosité ou du moins qui ose montrer ses hématomes.
De prime abord, Ventura semble s’être ragaillardi par rapport à Ad Matres et ces dix nouveaux morceaux sonnent un poil plus sauvages que ceux d’alors mais ce n’est qu’une question de nuances parce qu’au fond, c’est toujours la même matière tourmentée qui persiste et qui fait toute la singularité des Suisses depuis le début (quel que soit le line-up). Le sens de la mélodie qui fait mouche, l’architecture contrastée (allant du murmure acoustique aux crocs électriques) et la totale évidence qui se nichent au cœur de la moindre composition s’immiscent en profondeur et chaque nouvel album donne l’impression d’avoir toujours été là.
Dès lors, à chaque fois, on sait qu’on a déjà entendu ça mais pas comme ça ni de cette manière et c’est tout l’art de Ventura de continuer à garder sa pertinence et grandir dans son mouvement immobile."

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(leoluce)



10. Espen Lund - Vitnesbyrd

Il y a quatre ans de cela, Espen Lund ouvrait avec son dernier album en date les portes de l’enfer. Le voici qui revient en formation élargie pour délivrer un  Vitnesbyrd  vibrant, digne successeur dAetonal. Si ce dernier dépeignait un monde crépusculaire en pleine déliquescence, comme une mise en partitions de l’univers désespéré du peintre polonais Beksiński, il émane de  Vitnesbyrd quelque chose de l’ordre de l’après. "Qu’y a-t-il après la fin ?" semble interroger le trompettiste norvégien, maître de l’amplification des cuivres. Au regard de ce à quoi il a pu nous habituer, on apercevrait presque une lueur d’espoir. Doit-on y voir l’apport de ses comparses Bjørn Ognøy, Jonas Hamre et Jard Hole (respectivement au violoncelle, au saxophone et à la batterie) ? Det Nye Jerusalem, par exemple, rôde sur les terres d’un Morricone post-apocalyptique, le western spaghetti à l’époque de Mad Max. L’optimisme ne saute pas aux yeux. Mais il y a de la vie là où les gouffres sans fond dAetonal ne s’emplissaient que du son des trompettes du Jugement Dernier. Med Svidde Venger, I Torden Og Skinnande Herlegdom, grandiose envolée bruitiste, rappelle d’ailleurs que le quatuor sait toujours faire pleuvoir un déluge de métal en fusion et le mégalithe funèbre O Tid, Dine Pyramidar, sombre et atmosphérique, clôt l’album en majesté. Vitnesbyrd, en norvégien, signifie témoignage. Celui que nous livre Espen Lund, revenu des Enfers, est particulièrement saisissant. Chef-d’œuvre.

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(Ben)



Les classements individuels des rédacteurs pour janvier à mars 2025


Ben :

1. Espen Lund - Vitnesbyrd
2. Dax Riggs - 7 Songs For Spiders
3. Caleb R.K. Williams - For The Time Spent In The Valleys
4. Christophe Bailleau - Insight and Vision
5. KHΛOMΛИ & Innocent But Guilty - EVOLUXTINCTION
6. Weedwagon - Green Dawn
7. F.R.B. - ASKAP
8. The Hawklord - Draaiih
9. Volya - Proekt A.A.
10. Grosso Gadgetto - We Are Earthworms

Le Crapaud :

1. Ventura - Superheld
2. Alabaster DePlume - A Blade Because A Blade Is Whole
3. Damon Locks - List Of Demands
4. Ramson Badbonez - White Rabbit
5. Nels Cline - Consentrik Quartet
6. PremRock - Did You Enjoy Your Time Here… ?
7. Apollo Brown - Elevator Music
8. James Brandon Lewis - Apple Cores
9. Shannon Wright - Reservoir of Love
10. Sopa Boba (feat. Pavel Tchikov & G.W. Sok) - That Moment

Rabbit :

1. From the Mouth of the Sun - In Wind or Dust
2. The Body & Intensive Care - Was I Good Enough ?
3. KHΛOMΛИ - Les Songes d’un Chaos
4. Joni Void - Every Life Is A Light
5. Cluster Lizard - Herts
6. Colossloth - The Harmony Knife
7. Sopa Boba (feat. Pavel Tchikov & G.W. Sok) - That Moment
8. Dangerous Creatures - DEAD EARTH 1.0
9. Christophe Bailleau - Insight and Vision
10. Painkiller - The Equinox

Riton :

1. The Body & Intensive Care - Was I Good Enough ?
2. Sopa Boba (feat. Pavel Tchikov & G.W. Sok) - That Moment
3. Colossloth - The Harmony Knife
4. Painkiller - The Equinox
5. Dangerous Creatures - DEAD EARTH 1.0
6. Imperial Triumphant - Goldstar
7. Alabaster DePlume - A Blade Because A Blade Is Whole
8. From the Mouth of the Sun - In Wind or Dust
9. Pissgrave - Malignant Worthlessness
10. Deafheaven - Lonely People with Power


Articles - 18.05.2025 par La rédaction
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