Ancient Mith et Soma Productions : de la sueur, des larmes et du camembert
C’est le 23 mai 2013, au Mans. Au Barouf, exactement. Ancient Mith, le rappeur à la longue barbe irrégulière est venu défendre son nouvel album. And The Dead Shall Lie There, sorti deux jours plus tôt, est le troisième album du MC de Denver en solo, sous le nom d’Ancient Mith. Sinon, on ne compte plus ses productions, que ce soit avec Rush Ya, Hungry Giant ou Braden Smith & The Walrus Nose. Avant lui, des habitués du lieu sont là pour chauffer l’ambiance avec leur nouvelles créations. Les deux duos, La Mauvaise Humeur, composé du MC Monsieur Saï et du producteur et DJ O.S., et L’Empire Du Sang, le nouveau projet de Sooolem (le MC au don d’ubiquité, qu’on trouvait chez Earth On Faya ou Henri Mash il y a quelques temps et maintenant au côté de Monsieur Saï dans Substance M) accompagné du saxophoniste Julien Vago AKA Mike Osis, procédaient au festin d’usage avant toute prestation scénique, quand je les ai rencontrés.
La chose était organisée et nous avions quelques minutes pour parler de ces différents projets. D’abord L’Empire du Sang, qui donnait son premier concert ce soir-là et mettait en vente son album quelques jours avant la sortie officielle, puis Monsieur Saï et Arth ? qui incarnent le projet (faussement) solo du MC et enfin La Mauvaise Humeur. La présentation de leur musique allait rapidement les amener à évoquer l’intime de leur existence. J’allais quérir la confidence...
Mais, souhaitant d’abord satisfaire ma curiosité, j’ai profité qu’ils passent au fromage pour en savoir plus sur le nom qui les rassemble. Je voulais savoir ce que Soma Productions veut dire. Le collectif avait anticipé ma question et ils prirent la parole simultanément dans un brouhaha inaudible et crétin. La blague est moyennement drôle mais je fais semblant de rire, pour ne pas les vexer. Lydie Sauleau, chargée de production, du management et « Maman » du collectif, prend les choses en main et me répond en ces termes :
Lydie : Soma, c’est une structure associative montée par Meta (A.K.A. Sooolem) et Saï (le Monsieur du même nom) pour soutenir leurs projets, d’abord sous forme de label, Soma Productions...
M. Saï : En fait ça n’a jamais été un label. C’est plutôt une structure juridique, notamment pour les concerts. Mais c’était surtout pour construire un collectif. On faisait de la musique ensemble et on voulait avoir un nom toujours derrière nous pour exister en tant que groupe et pas seulement comme plusieurs projets éparpillés. Et en même temps, on en a fait un micro-label. Il réalise des sorties numériques qui, pour l’instant, sont toutes en téléchargement gratuit ou à prix libre. Ça nous sert aussi à financer les sorties physiques puisque le label Milled Pavement, avec lequel on bosse, s’occupe du numérique et nous fait la VPC à condition qu’on fasse le physique à nos frais.
IRM : À quoi vous sert votre relation avec Milled Pavement au juste ?
M. Saï : Ils s’occupent de la com, même si en tant que label américain, il faut toujours qu’on gère aussi de notre côté la communication « locale » et Soma est aussi là pour ça. Notamment depuis l’arrivée de Lydie, qui s’occupe de tout ça...
Lydie : En gros, Milled Pavement fait la com « internationale », la distribution et surtout, ils ont un nom ! C’est une entité qui est connue...
Julien Vago : Ça nous donne plus de crédibilité...
M. Saï : Et des T-shirts... Pour résumer, la Soma est constituée de plein de groupes, de projets et de personnes différents et certains de ces groupes sont signés chez Milled Pavement.
Lydie : Par ailleurs, eux ont besoin de nous quand ils tournent en France, pour nos contacts et pour squatter.
M. Saï : Donc en fait c’est un échange de bons procédés.
IRM : Et vous les avez découverts comment ?
M. Saï : Quand j’étais à Portland (Maine), Milled Pavement existait déjà depuis une dizaine d’années et ça s’est fait par Brzowski [avec qui Monsieur Saï a sorti un EP en 2011, ndlr], puis Moshe.
IRM : Ok. Je voudrais parler un peu de l’Empire du Sang maintenant, le tout nouveau projet. Est-ce que vous pourriez dire quelques mots sur l’album, Le Maître, qui tourne autour des vampires ?
Sooolem : À la base c’était un one shot, pour faire une scène il y a un an et se fendre la gueule.
Julien Vago : On avait une semaine pour répéter...
Sooolem : ... et on a pondu quasiment tout l’album en une semaine. Ensuite, il a fallu un an pour finir le truc, l’enregistrer et faire les visuels. Au départ on était pas parti sur le thème des vampires mais sur celui de l’amour, des séparations...
Vago : ... de la sensibilité face à la société... pour les hyper sensibles...
Sooolem : ... les rapports entre les gens, le fait de ne plus trop communiquer... Mais surtout en fait sur les relations importantes, d’amour, d’amitié... et en partant de ça, le thème du vampire s’est imposé et ça a permis de créer un lien sur l’ensemble. On voulait vraiment traiter de la sensibilité des personnes, de l’intimité des relations entre les gens.
Vago : Par exemple, par rapport aux prods que Sooolem a pondu, je lui ai dit ce que je ressentais, ce que je pensais ou des trucs très personnels et en s’inspirant de mes mots, il a mis en forme les textes et ça correspondait exactement à mon ressenti par rapport à la musique mais aussi par rapport à une réalité.
IRM : Vous avez mis en avant Triste nuit, c’est peut-être justement le morceau le plus « sensible » de l’album ?
Sooolem : Oui, avec Qui suis-je ?. On a choisi Triste nuit parce que c’était le premier morceau et peut-être aussi le plus accessible...
Vago : Le moins barré, ouais.
Sooolem : ... mais aussi par ce qu’on le kiffe. On trouvait ça bien d’apporter quelque chose d’assez léger puisque le projet est plutôt conceptuel...
IRM : Alors justement, « conceptuel »... je me demandais si vous aviez eu l’intention de faire un « concept album » ?
Sooolem : Ben en fait, personnellement, tous les trucs que je fais sont comme ça, pensés de bout en bout, je peux pas fonctionner autrement.
IRM : Oui, d’ailleurs ça se ressent dans ton écriture. C’est toujours très narratif, comme des petites histoires racontées dans chaque chanson.
Vago : Ça va même jusqu’à l’incarnation du personnage sur scène...
IRM : Ta manière de rapper aussi est très originale. J’arrive pas à trouver de similitude dans le rap. C’est pas vraiment rappé, ni chanté, mais une espèce de déclamation et en fait, ce à quoi ça m’a fait penser, de temps en temps, c’est à Brel.
Vago : C’est une remarque qu’on nous a déjà faite.
Sooolem : C’est clair que Brel, Ferré, Gainsbourg, ça reste des maîtres à penser pour moi, même si on n’a pas la dimension engagée de Ferré. On a pris le côté cru et sexe des textes de Gainsbourg, et la manière de parler aussi. Pour l’aspect plus poétique et déclamé, c’est Brel.
IRM : Moi, c’est surtout ça qui m’a frappé, le côté lyrique...
Sooolem : Ouais c’est de la poésie sinistre !
IRM : Et dans le rap, des influences ?
Sooolem : Non, pas vraiment.
IRM : Tu veux pas donner de noms… Je dirais Atmosphere...
Sooolem : Je déteste Atmosphere .
IRM : Ah, merde...
Sooolem : Non, mais c’est vrai que pour tous les trucs barrés, Anticon, Company Flow, ce sont des choses qui ont marqué mon esprit, c’est clair et net. Après, eux, ils ont un flow, une façon… que moi je n’ai pas.
IRM : Comment vous définiriez votre musique ? J’ai vu que vous parliez de hip-hop expérimental…
Vago : En fait on avait du mal à définir ce qu’on faisait, esthétiquement on est parti sur un truc sans savoir trop ce que c’était, on avait du mal à mettre une étiquette et on n’avait pas forcément envie d’en mettre non plus. On est vachement éloigné de ce qui se fait dans le rap actuellement. Moi ce que je fais au sax, on sait pas trop…
IRM : Qu’est-ce qui t’inspire, toi ?
Vago : Maintenant, je fonctionne beaucoup avec la musique improvisée, tu vois, sans trop savoir ce qui se passe ou ce que je vais jouer, au maximum. J’alterne entre le son de l’instrument en acoustique et avec effets. Je m’inspire de la musique répétitive. Ce que fait Colin Stetson m’intéresse. La musique bizarre, la transe, ce sont des choses qui me touchent particulièrement
Sooolem : Pour revenir sur le terme « expérimental », personnellement, c’est la première fois que je pète des prods comme ça. J’ai tout pondu en trois jours et de mon point de vue, c’est une expérience parce que j’ai chié le truc que je devais chier…
j’avais prévenu, on rentre dans les profondeurs de l’intime...
Vago : Et puis Meta n’était pas habitué à l’improvisation, donc ça aussi, c’était nouveau. Aujourd’hui encore, il y a quelques morceaux du set dans lesquels moi, je ne sais pas ce que je vais faire, je sais pas où je vais l’emmener, où il va m’emmener... C’est dans ce sens-là que notre musique est expérimentale : expérimentale improvisée.
Sur ce, L’Empire du Sang doit se préparer à monter sur scène. Pendant qu’ils passent une chemise et se soulagent à loisir, j’essaie d’en savoir plus sur les futurs projets de Monsieur Saï.
IRM : Ce qui est marrant, c’est que L’Empire du Sang est constitué d’un MC et d’un sax et que c’est aussi comme ça que se produit Monsieur Saï. Est-ce que c’est une formule particulièrement intéressante pour faire du hip-hop ? Qu’est-ce que vous en retirez respectivement ?
Vago : C’est vrai que c’est assez marrant, parce que nos deux groupes peuvent sembler symétriques. Mais on est des individualités complètement différentes, musicalement on a des approches distinctes et nous-mêmes (Arth ? et moi), on ne joue pas du sax de la même façon, que ce soit dans la manière d’improviser ou de composer.
IRM : C’est vrai que vous ne faites pas la même musique, donc a quoi est due cette différence ? Votre manière de créer ? Vos influences ?
Arth ? : C’est vraiment une affaire de personnalité. La première fois que j’ai vu L’Empire du Sang, je m’étais dit : c’est le même line-up, mais ils nous embarquent dans un truc radicalement différent du nôtre. C’est assez plaisant de savoir qu’avec un même instrumentarium, l’expression dans un style peut être aussi variée.
Sooolem : Saï et moi, même si on aime les mêmes groupes, on a une sensibilité complètement différente. Ce qui ne nous empêche pas de kiffer chacun ce que fait l’autre. Soma c’est justement ça, un rassemblement d’individualités, un kif humain et musical.
M. Saï : Pour revenir à ta question, l’intérêt du sax est d’être joué live et il faut que les prods soient adaptées. Par exemple, nous, contrairement à L’Empire du Sang, sur certains morceaux, Arth ? ne joue pas et fait des backs. D’autre part, c’est un instrument très sonore et original. C’est pas comme une guitare qu’on trouve partout. Ça donne une personnalité à notre musique. Ce qui est bien aussi avec le saxophone, c’est que tu peux à la fois rentrer dans le lard, créer une nappe très douce ou, entre les deux, jouer une mélodie qui se pisse dessus.
Arth ? : Quand Saï m’avait proposé de jouer avec lui, ce qu’il voulait c’était un alter ego à la voix, pas seulement un saxophone qui compléterait l’instru. Nous voulions utiliser la dynamique que produit l’interaction entre le sax et la voix.
M. Sai : Il a quasiment le rôle de « deuxième rappeur »...
Arth ? : Oui, parce que le sax peut être aussi expressif que la voix.
IRM : Est-ce que vous pouvez nous parler des projets du groupe ? Où vous en êtes actuellement, après un premier EP, deux albums et des participations à droite et à gauche ?
M. Saï : On prépare un album, prévu pour 2014. En attendant, on fera peut-être quelques scènes, mais pas tout de suite. La moitié de l’album est écrit et je peux déjà donner son nom...
IRM : C’est une exclu ? Énorme !
M. Saï : Ouais, ça s’appellera La Guerre ne fait que continuer. Mais on a d’autres choses prévues avant ça, dont le projet qui concerne toute la Soma, l’adaptation du Meilleur des Mondes [voir plus bas], et la scène avec La Mauvaise Humeur.
IRM : Bah tiens, justement, puisque t’en parles et que je vous tiens, dites-moi quelques mots au sujet de la création de ce projet, notamment pourquoi vous avez senti la nécessité de créer La Mauvaise Humeur par rapport à l’existence préalable de Monsieur Saï. Qu’est-ce que ce projet apporte de plus ?
O.S : Bah déjà, Monsieur Saï est déprimant. Ce qu’il raconte, c’est déprimant. Et quand on habitait ensemble, on était encore plus déprimés que ses paroles. Il était dans la même phase que moi et c’est cet état qui a donné lieu à la nécessité de créer ce projet.
IRM : C’est donc la déprime qui est la base de La Mauvaise Humeur ?
O.S. : Ouais, la vie de merde...
M. Saï : On était à un moment de nos vies où on habitait dans une grande baraque paumée à la campagne, tous les deux, il y a rien qui allait et comme le seul truc qu’on savait faire tous les deux c’était de la musique, on s’est dit qu’on allait exorciser le démon en partant d’abord sur un petit EP. Puis après, on avait de quoi faire un album, alors on en a fait un. Puis comme on avait album, on s’est dit qu’on pouvait faire des concerts, alors voilà...
IRM : Comment naissent les morceaux de La Mauvaise Humeur ?
O.S. : À la base, on a beaucoup discuté avec Saï. On matait plein de films, on en parlait. On voyait un western, ça nous donnait envie de délirer là-dessus. Du coup, j’ai fait ce morceau, Le Cow-boy. En fait notre musique est née des trips du moment, ce qu’on ressentait, ce qu’on voulait dire, la musique qu’on écoutait... tout ça c’est dans l’album.
M. Saï : La musique qu’on écoutait à ce moment-là a joué un grand rôle. C’était des guitares, des percussions, des toms...
O.S. : C’était surtout rock.
IRM : Et au niveau des textes, quelle différence tu fais avec Monsieur Saï ?
M. Saï : Avec Monsieur Saï, je pars souvent d’un fait d’actualité, ou d’un thème politique que je vais vouloir aborder et qui m’amène à faire des recherches sur le sujet. Je vais lire plein de bouquins, essayer d’être un peu exact dans ce que je dis, être précis, pour ne pas me faire chambrer... Avec La Mauvaise Humeur, c’était plus une histoire de glaviot qu’on avait à balancer.
O.S. : Ça avait plus à voir avec nos vies, avec ce qu’on vivait sur le moment.
M. Saï : Les thèmes qu’on aborde sont plutôt simples, des tranches de vie, plusieurs moments d’une même journée, le quotidien de mecs comme nous...
IRM : C’est qui les mecs comme vous ? J’ai l’impression que les personnages que vous décrivez sont plutôt des marginaux. C’est d’ailleurs un point commun avec L’Empire du Sang, le rejet de la société est une thématique assez présente dans vos morceaux. Une espèce de mise à l’écart... ça a peut-être un lien avec la manière dont vous viviez au moment de la création de l’album ?
O. S. : C’est clair, on était perdus dans la forêt... Mais c’est aussi la déprime qui a provoqué l’isolement. Moi, je m’enfermais, pas à cause d’un rejet de la société, mais parce que j’avais pas la force de voir des gens, de combattre et d’aller voir des gens. J’avais juste envie d’être seul et de sortir la merde que j’avais en moi avant de me mêler aux autres.
IRM : Sans passer par la parole, tu arrives à exprimer ton mal-être ?
O. S. : Non, mais c’est pour ça que Saï était là. Toutes les discussions qu’on a eu en regardant des films, ça nous a vraiment permis de nous mettre d’accord sur le projet. Saï me comprend par la musique, je le comprends par les textes, on se complète vachement en fait.
M. Saï : Pour chaque morceau, on discutait. Par exemple, pour La Baie d’Halong, j’ai commencé un texte sur l’insomnie, mais O.S. voulait garder l’image de la Baie d’Halong. Le morceau s’est construit autour de ce dialogue qui mettait en opposition ce que chacun voulait dire ou entendre dedans.
IRM : Ça partait donc d’une thématique. C’est également le cas pour les morceaux politiques ?
M. Saï : La Mauvaise Humeur n’est pas très politique. Le morceau le plus politique est sans doute Le Canapé qui parle de comment la société qualifie une classe de gens en fonction de leur condition sociale, il concerne n’importe quelle personne au RSA. À nous, en tant que musiciens, on peut nous dire « vous êtes en marge parce que vous l’avez voulu », avec Le Canapé, il n’y a pas ça. C’est pas un choix d’être au chômage. On peut nous reprocher de taper des thunes à l’État, mais personne ne choisit de gagner 600 € par mois ! Avec La Mauvaise Humeur, tout partait de choses personnelles. Mais j’avais aussi envie de créer un archétype, un truc qu’aurait pas seulement à voir avec mon nombril, et qui pourrait parler à n’importe qui, n’importe quel mec entre 25 et 35 qu’est au chomedu ou qu’a un taf de merde et qu’aimerait bien faire autre chose. Je crois que notre thème principal c’est la précarité. On a terminé l’album avec Le Funambule, parce qu’il décrit bien cette situation. Être en équilibre avec des pierres dans les poches, toujours à deux doigts de se casser la gueule... C’est ça la précarité : comment je vais faire pour boucler mon mois ? Comment je vais faire pour avoir une vie sociale si j’ai pas de thune ? Et puis de toute manière j’ai pas envie de voir des gens... enfin, tu vois, c’est de tout ça qu’on cause.
IRM : C’est quoi maintenant l’avenir de La Mauvaise Humeur, après ce premier album ?
M. Saï : On va d’abord continuer à faire des concerts. On a fait deux tournées et on va refaire quelques dates d’ici septembre...
O. S. : Et puis après on verra. La Mauvaise Humeur dépend vraiment de ce qui se passe dans nos vies. En ce moment, ça va, c’est plutôt cool, on n’a pas grand chose à dire, alors on attend...
M. Saï : On va pas se forcer à écrire des morceaux déprimants alors que dans nos vies tout va bien. Du coup, quand on commencera à travailler sur un nouvel album il se pourrait que nos intentions ne soient pas les mêmes que pour le premier. Actuellement, on réfléchit à un projet autour de la science-fiction.
IRM : Ça s’appellera quand même La Mauvaise Humeur ?
O.S. : Oui, parce que c’est une tranche de notre personnalité. On est tous les deux capables de s’enfermer pendant des mois, à cogiter sur plein de trucs et c’est ça La Mauvaise Humeur. C’est cette part de nous qu’on doit exprimer. Et même si on part sur de la SF foireuse, il y aura toujours cette part sombre qui nous animera.
M. Saï : Déjà dans l’album, il y a quelques morceaux qui partent dans des sens différents et l’idée de mauvaise humeur est toujours présente, en filigrane. Je pense à La Main de Joe qu’est une sorte de polar SF à la Blade Runner, où le détective est fauché et il mène son enquête en râlant, ou Le Cow-boy, qu’est une espèce d’allégorie marrante par rapport à des choses qui nous sont arrivées, mais où le type se promène sur un poney blessé qui boite. Toujours cette idée de faire quelque chose, mais de le faire en faisant la gueule.
O.S. : Notre musique peut passer par plein d’ambiances et de sonorités différentes, parce qu’on écoute plein de trucs différents. Mais il y aura toujours derrière cette humeur noire, ce son gras qui participe de notre identité.
IRM : Les instrus ont été faites par ordinateur ?
O.S. : Non, pas seulement, il y a plein de gens qui ont joué. Moi-même j’ai fait des guitares, des basses et des claviers. On voulait faire participer les potes à notre projet pour enrichir notre musique. On voulait du sax alors on a demandé à Julien Vago de faire quelque chose, on voulait de la contrebasse, j’en avais pas, Francis [Cipolla, présent également sur L’Empire du Sang] en avait une, alors il a joué...
M. Saï : Pareil pour la voix féminine, on a demandé à Lucille Richard de faire un truc et elle a fait un boulot énorme en urgence.
IRM : Dans quelles conditions a été enregistré l’album ?
M. Saï : Tout a été fait à la maison. Et le mixage pareil, on a tout fait.
IRM : Bon, le concert va commencer, va falloir y aller. Comment vous envisagez la scène au fait ce soir ?
O.S. : Bourrés.
M. Saï : La Mauvaise Humeur, c’est pas compliqué, c’est tout à donf et puis on fait la gueule... Non, c’est même pas vrai, on fait des blagues. En fait, sur scène, c’est La Mauvaise Humeur avec le sourire. En général, on raconte des conneries et on danse...
C’est sur ces mots que se termine notre entretien. On n’a malheureusement pas eu le temps de parler de ce fameux projet, sur lequel ils bossent depuis plusieurs mois et qui mobilise tous les musiciens de la Soma. Il s’agit d’un spectacle pluridisciplinaire, une œuvre d’art total qui inclura de la musique, évidemment, avec O.S. à la production, Arth ? et Vago aux saxs et François Cipolla à la basse. Les voix seront tenues par rien de moins que 3 MCs, Saï, Sooolem et Rico. Il sera projeté des vidéos réalisées par Arthur Potel et alimentées en direct au rythme des vibrations sonores. Le tout sera mis en scène de manière théâtrale afin d’assurer à l’ensemble un impact visuel spectaculaire. Les membres du collectif ont même fait appel à la chorégraphe Marie Lenfant pour poser son regard aiguisé sur leurs déplacements anarchiques. Ce programme grandiose s’est établi autour d’un projet littéraire ambitieux : adapter Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley...
La chose est encore au stade embryonnaire, mais on m’assure qu’un avant-goût sonore ne va pas tarder à paraître. Nous aurons donc l’occasion d’en reparler bientôt... En tous cas, ce n’est qu’à l’automne qu’il sera possible d’assister aux premières représentations de cette auguste pièce charmeuse et intrigante. En attendant, il y a le concert qui commence...
Les deux de L’Empire du Sang sont sur l’estrade. Elle craque. Le show commence et se soulève en douceur. Les instrus sont discrètes et Sooolem se pose dessus avec langueur et précision. Il devient peu à peu vampire. Il a les canines qui lui poussent. Il dort debout, les bras en croix, quand il n’alimente pas la parole de son suceur de sang. Plus le concert avance, plus l’incarnation est habitée et plus l’interprétation est prenante.
Mike Osis (alias Julien Vago) est imperturbable à l’autre bout de son baryton. En acoustique, il écoule un flux passionné d’ondulations torrides. Des lignes viriles qui empruntent ici ou là leur charme (une citation de Caravan de Duke Ellington). Avec les effets, les sons cuivrés se fondent aux nappes électroniques des instrumentaux. On ne se sait plus qui fait quoi. Il en découle pour le spectateur une sorte de frustration. On le voit s’agiter, bouger les doigts, souffler en diable et on ne sait ce dont il est l’auteur dans l’enchevêtrement sonore. D’un autre côté, la fusion du timbre de l’instrument live et de la programmation numérique est bluffante. Et réussie.
La fin du set est plus enlevée et plus efficace. Le public était studieux et tout à fait réceptif à cet étrange mélange de littérature sombre et lyrique et de hip-hop mat et anguleux. Il est chaud et prêt à recevoir La Mauvaise Humeur.
O.S. est derrière ses machines et envoie les premiers sons de La Mauvaise humeur, premier morceau de l’album. Dès les premiers instants on comprend que leur prestation sera plus rock’n’roll que la précédente. Le volume des instrus est plus élevé et le rap nerveux de Saï est puissant au creux des tympans. Il a cette manière d’interpeller le public, de l’amener à suivre son discours rien que par la façon dont il déverse son flow. Si tout n’est pas toujours compréhensible, en particulier pour le nouveau morceau (extrait de la compilation Salade de Concombres ), qu’on sent mixé davantage en faveur du beat, on saisit la majeure partie de son propos. Et c’est une gageure que de se faire comprendre tout en maintenant une ferme intensité.
Il fait son a cappella habituel et relance la machine. O.S. dont la présence fantomatique est entrecoupée d’interventions aux platines, n’est pas si grognon qu’il le prétendait. Il est par contre probablement aussi bourré qu’il l’avait prévu. Cela ne l’empêche pas de maîtriser ses scratches avec une efficacité redoutable. Musicalement, quand on connaît l’album, ce sont ses incursions syncopées qui font tout l’intérêt du live. Le reste du spectacle, Saï l’assure.
Mike Osis revient sur les planches pour J’écoute ma vie comme le chant d’un coyote.... À son passage, Saï le chevauche à la manière d’un Don Quichotte impatient et rappe un couplet sur le dos du saxophoniste. Des préliminaires aux acrobaties d’Ancient Mith.
L’homme aux cheveux d’or gominés fait son solo et les deux autres se posent, profitent assis de ce moment de calme avant la tempête finale. Et c’est sur un Funambule hardcore que le set se termine.
Ancient Mith est connu pour ses prestations spectaculaires incluant la contingence du mobilier de la salle où il se donne. On m’a rapporté les plus valeureux de ses exploits et j’avançai averti que l’artiste ne recule devant aucun empilement de chaises, si vertigineux soit-il ! Ce soir-là, il resta sage, se contentant de deux chaises. Il les empile dans un sens incongru et il monte dessus, tout en rappant. Au début, ça balance un peu, puis il se stabilise et maintient son débit de paroles. Même sur (seulement) deux chaises, ça reste impressionnant.
À mesure qu’il s’échine, la fine couche de cheveux qui coiffe le dessus de son crane s’imbibe. Elle pend sur son visage et le découpe par d’épaisses lignes noires. Il la modèle machinalement en jetant ses mots à grande vitesse. Pour continuer à comparer, aussi loin que cela puisse mener, on peut constater que, si le rap de Sooolem était dans l’interprétation et celui de Saï dans l’intensité, la manière de Braden Smith était davantage dans la démonstration. Un flow speedé, cadencé à la mitraillette.
La qualité de son dernier album et la variété des sonorités qui le composent ne sont pas complètement présentes dans la version live. Le peu d’effets que Braden utilise pour sa voix sur scène ne retranscrit pas la multitude de filtres qui la distord en studio. Et si l’aspect électronique est fidèlement reproduit on ne retrouve pas les différentes ambiances des instrus. En résumé, pour les concerts, Ancient Mith semble s’intéresser moins au son qu’au show.
La soirée se termine sur quelques tentatives de l’Américain de remercier ses potes en français. Des difficultés pour dire « La Mauvaise Humeur ». Il sait que ça veut « The Bad Mood », on se marre...
Le merch fonctionne en haut débit et les CDs partent comme des petits pains. Les artistes boivent quelques bières en faisant le bilan et se dirigent enfin vers le sommeil. Faut dire que le lendemain, ils remettent ça...
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