Comité d’écoute IRM - session #8 : aMute, Dakota & Monsieur Saï, Fuji Kureta, lufdbf, Nobodisoundz & Tapage
Ça n’est pas parce qu’on n’en avait pas encore parlé qu’on n’a rien à en dire : chaque semaine, les rédacteurs d’IRM confrontent leurs points de vue sur une sélection d’albums de l’actualité récente.
Point commun cette fois-ci, les artistes choisis ont tous à maintes reprises reçu les honneurs d’IRM, la moitié d’entre eux apparaissant même avec des morceaux inédits sur notre compilation Clashes d’il y a deux ans. Appelons-le "chouchous" ou habitués, mais pas question de favoritisme au moment de nous prononcer sur leurs nouvelles sorties, c’est pas le genre de la maison !
Rabbit : A l’heure où pas mal de cadors du drone se cassent les dents sur leur ambition de rallier amateurs du genre, critiques et grand public, soulignant lourdement leurs effets et perdant en sincérité ce qu’ils gagnent en ostentation (le Virgins en demi-teinte de Tim Hecker l’année passée) voire en kitsch (les récents ratages de Fennesz et Ben Frost), on se plaira à constater que chez aMute, de passionnants tumultes agitent toujours les profondeurs d’une musique aux contrastes parcimonieux mais saisissants. Pas question de caresser les malentendants dans le sens du sonotone - ça n’est d’ailleurs pas pour rien que le premier morceau du disque évoquant le souffle sismique des grandes heures du sus-nommé barbu de Reykjavík s’appelle Death To The Hype -, et si la surface des eaux arpentées depuis Black Diamond Blues par le Belge Jérôme Deuson paraît de prime abord bien plus statique qu’au temps de ses incursions post-rock, les textures de cette ode aux ravages sous-jacents d’un amour illusoire vibrent, irradient, fusionnent, s’évaporent et refluent en masse dans une constante mouvance de sentiments fugaces, où s’invitent régulièrement les derniers vestiges guitaristiques d’un lyrisme voué à l’érosion. Quant à You’re The Air I Breathe, il témoigne de la puissance que l’on peut insuffler dans un télescopage d’ambient contemplative et de beats martelés sans avoir à tomber dans les travers grandiloquents d’un Roly Porter.
Riton : C’est clair que d’après le nom de ce premier morceau, aMute ne cherche pas forcément à plaire. Pourtant Savage Bliss - An Album About Love And Other Lies, et ce malgré les éventuelles lourdeurs d’immobilité de première écoute, est bien plus convaincant que n’importe quel disque de drone versant dans la facilité.
UnderTheScum : Un album effectivement sans concession, tant musicalement que dans son propos. Avec pour sous-titre An Album About Love And Other Lies et des titres comme Death To The Hype, Friends, I Was All Yours You Know, You’re The Air I Breathe, le ton est donné. L’ambiance est à la mélancolie, voire au nihilisme, jamais aucune porte de sortie n’est proposée, tout espoir/illusion est balayé, ne reste au final que le désespoir.
Le Crapaud : Parmi les nappes languissantes où se dessinent des paysages brumeux émerge parfois une guitare claire, ou un brin saturée, un arpège tendre, ou un ostinato aigu. Ces imbrications mélodiques donnent un relief subtil à ce drone ambient aérien, et permettent à l’auditeur novice dans le genre de se raccrocher à des éléments familiers, lui laissant ainsi l’opportunité de se joindre au voyage. Un album fin, minimal et beau.
Riton : Plus percutant que jamais, remonté à bloc, Monsieur Saï conforte tout le bien que je pensais déjà de lui : sa plume acerbe et un cynisme à transformer une blague de Toto en tragédie, accompagné ici des brillantes instrus un brin indus de Dakota. En prime l’excellente participation de Brzowski sur un Mars 2084 prouvant encore une fois (cf. L’année blanche sur Soigne Tes Blessures) que le Manceau est aussi bon sur l’actualité que dans l’anticipation. On comprend mieux au résultat les trois ans de travail !
Elnorton : Après le premier morceau, je craignais que le flow agressif s’éloignant trop de ma zone de confort musical ne finisse par me rebuter. Il n’en est finalement rien et ce, grâce à l’indéniable sincérité se dégageant d’un propos empli de rage, notamment quant à une actualité politico-sociétale décryptée de façon habile (bien plus en tout cas, lorsqu’il s’agit de dénoncer la montée du Front National à l’instar d’Antip(r)op(agande), que les derniers efforts de Benjamin Biolay en ce sens). Un disque de haute volée, évoquant parfois le spectre de Programme, qui ne fait que décupler notre jalousie à l’égard du Crapaud qui a suivi les bougres pendant une partie de leur tournée.
Le Crapaud : Des textes de plus en plus crus, plus rentre-dedans, plus évidents. Moins de circonlocutions métaphoriques dans les textes de Monsieur Saï, au profit d’un propos sans concession, direct, transparent. Le ton est, comme sa voix, inspiré par l’air du temps, grave. Le flow, lent. Ce troisième album voit le rappeur trouver dans le son de Dakota, un écrin rugueux, froid, industriel, mais aussi ponctuellement mélodique, idéalement adapté à l’introduction de nouvelles thématiques : la folie, la condition féminine, la fuite. Une rencontre qui fait mouche. Toutefois, l’ampleur du travail accompli sur la production contraste avec la spontanéité rafraîchissante de Première Volte Digitale, un EP conçu et sorti sur le vif, et dont les titres sont plus accrocheurs. Par ailleurs, mention spéciale à l’artwork de Justin Delareux, grâce à qui la pochette, sérigraphiée, fait du disque un objet unique et précieux.
Spoutnik : Monsieur Saï nous avait manqué ! Mais tout vient à point à qui sait attendre, on a eu notre dose cette année, deux sorties coup sur coup (de poing) ! Sinon pas mieux que mon cher ami amphibien du dessus, c’est vrai que les deux opus du Manceau sont bien différents. D’un coté, Première Volte Digitale, direct, rapide, brûlot social presque diss rap. De l’autre, Libertés Nomades, productions ambitieuses et hybrides signées Dakota (l’Aveyronnais qui nous avait déjà bien scotchés avec son Mandala), un rendu plus posé mais tout aussi affuté, des rimes peut-être plus chiadées, moins urgentes mais plus stylisées. Mais malgré les différences, le fil conducteur reste la putain de sincérité de Monsieur Saï, un truc humain, un truc qui ne s’explique pas, un truc qui transpire sur chaque punchline (à la Bakounine), un flow qu’on adore et surtout un gars et un travail qu’on respecte !
Rabbit : En laissant l’avantage aux instrus abstract à la fois sombres, percutants, planants et parfois vénéneux de Dakota, mentionné en premier sur la pochette de Libertés Nomades, on pouvait croire que Monsieur Saï allait mettre de l’eau dans son vin, enrober sa vindicte d’un storytelling plus métaphorique comme avec certains titres des précédents albums ou de son duo La Mauvaise Humeur. Que nenni, le hip-hop du Manceau prend de nouveau à bras le corps le malaise social, la violence du système, l’hypocrisie politicienne et l’inertie coupable de ceux qui subissent en silence, avec autant de désespoir et d’amertume que d’humour noir et d’envie d’en découdre envers et (seul) contre tous. Un appel à la résistance qui n’empêche pas quelques respirations plus mélancoliques et jazzy, à l’image du superbe Aux combats perdus d’avance où le saxo nébuleux d’Arth ? et un mélodica capiteux se frottent sans complexe aux scratches robotiques et aux guitares plombées.
Rabbit : Plein à craquer de hits bass music entêtants auxquels il ne manque plus que le succès, le nouvel opus du duo d’Istanbul épuise et impressionne, reléguant ses tortueuses rêveries électroniques au second plan d’une certaine urgence rythmique et d’un durcissement général du son. De l’épopée lo-fi de Sorcery à la musique de chambre tourmentée de Bohlen en passant par l’ambient pénétrante de Kyrie et bien sûr l’ambivalente sensualité tropicale de Zest For Life, Shafqat ou Odds And Ends, dont les syncopations plus ou moins abrasives et vénéneuses ont fait prendre 10 ans d’un coup aux meilleures productions de MIA, Fuji Kureta gagnent ainsi en puissance ce qu’ils perdent en onirisme. Une seconde mue prometteuse pour ce projet venu d’une électro-pop plus easy-listening et downtempo (Sweets en 2010), mais qui demande encore à être affinée puisque c’est toujours sur l’impeccable équilibre du précédent album See-Through que culmine cet Andrey avec le parfait Star Lapse.
Elnorton : De grands moments sur cet Andrey qui voit le duo durcir sérieusement le ton par rapport à ses efforts précédents, notamment le génial Sweets qui conjuguait à merveille, à base de rythmiques downtempo quasi éthérées, accessibilité et ambition artistique. Si ma préférence se tourne toujours vers ce premier opus, impossible de condamner l’évolution de Fuji Kureta qui, plutôt que s’enfoncer dans une quelconque routine dans laquelle l’ennui ou le surplace auraient fini par les guetter, s’adonne brillamment à un certain éloge de l’auto-destruction à l’image du labyrinthique Shafqat.
Riton : Parti du principe qu’il serait difficile de succéder à l’excellent See-Through, sorti de mes écoutes complètement sonné et enchanté : sonné par la puissance d’une production atteignant le cran du dessus et les rythmiques plus dures, enchanté par les quelques recoins rêveurs, comme au milieu de The Whale, capables encore de surprendre, et comme d’habitude par la voix de Deniz. Comme le dit Rabbit, manque plus que le succès pour nos Istanbuliotes préférés ! Et tout est déjà réuni depuis longtemps !
Elnorton : Avec 4, lufdbf réalise un véritable chef-d’œuvre. Le compliment a d’autant plus de poids qu’au sein de l’écurie IRM, je n’étais pas le plus grand des fidèles du duo originaire de Besançon. Pour se représenter l’univers, il convient d’imaginer des rythmiques naviguant entre trip-hop et rock downtempo rendues plus acerbes encore par une voix rauque dont le spleen et la recherche du verbe juste évoquent Alain Bashung. Un disque qu’il est urgent d’écouter.
Rabbit : Si Drei, avec ses troublantes circonvolutions électro-acoustiques, fait suite aux élégantes nébuleuses oniriques de Deux, alors 4 s’inscrit plutôt dans la continuité de One : des morceaux plus courts et minimalistes aux beats downtempo percutants, un jeu constant sur les sonorités au service de textes crus et dadaïstes à l’humour volontiers abscons, la facette la plus immédiate et truculente mais aussi la plus sombre (voire un peu goth et vampirique aux entournures sur L’expérience ou sur l’hypnotique Paradonf à no) du projet de Fred Debief et Thierry Lorée, qui révèle peut-être un tout petit peu moins de profondeur sur la durée mais vers laquelle on revient sans cesse avec jubilation. "Presbyte, mais pas lèche-cul", un album "d’une délicatesse équivoque, surtout avec les vioques" !
Riton : Les lufdbf ont décidé de nous gâter en cette première moitié de 2014 ! Ce 4, plus minimaliste dans la forme, plus léger et cocasse dans les textes, ferait presque office de sucrerie entre Drei et le tout récent Pélieu sorti aujourd’hui, s’il n’était pas si noir et hypnotique, et doté du même magnétisme verbal qui fait de leur musique une expérience réellement exaltante.
nono : Une jolie galette de dark ambient douloureuse et minimaliste. Exactement le genre de truc qui a fait ma réputation du gars qui écoute des trucs louches et qui m’oblige à aller aux concerts en solitaire puisque plus personne ne veut m’accompagner.
Elnorton : Je ne me porterai malheureusement pas volontaire pour accompagner Nono puisque, sans nier la profondeur d’âme de nUun, j’ai été, comme souvent en matière de dark ambient, totalement hermétique à la besogne. Cet avis plus nuancé me permet néanmoins d’éviter de sombrer dans le syndrome de l’École des Fans.
Riton : Je veux bien t’accompagner moi Nono ! Pas vraiment de saison, pas vraiment festif, mais foutrement inquiétant, sombre et inconfortable. 50 minutes d’éclipse de bonne humeur, harpon à joie de vivre auquel il est très dUr de décrocher.
Rabbit : Plasticien dark ambient, Nobodisoundz accommode mieux que jamais immersion narrative et abstraction conceptuelle sur ce nouvel opus édité par le label grenoblois Dhatūrā. nUun gronde, scintille dans la pénombre, égraine les arpèges inquiétants et les pulsations caverneuses façon John Carpenter (stUNgmutan), travaille la matière suintante de ses field recordings cryptiques sur fond d’idiophones déglingués, de piano atonal et de glitchs organiques, brouille nos repères sensoriels, nous perd dans son dédale de textures mentales et nous retrouve suspendus aux moindres manifestations ectoplasmiques de cet espace sonore résolument intrigant.
Rabbit : Renouant avec le concept temporel de Seven, Eight en confronte les sonorités cristallines des claviers et autres idiophones à la dramaturgie des cordes (Three) et une certaine tension downtempo des rythmiques syncopées évoquant l’apesanteur d’Alias. Devenus fil d’Ariane, ce ne sont donc plus les beats qui façonnent les variations labyrinthiques de ces 8 compos en miroirs de 8 minutes chacune mais bien les arrangements aux contours clairs-obscurs, où se télescopent blips électroniques, guitares feutrées, drones contemplatifs et field recordings bucoliques (cf. l’atmosphère aquatique de Five). Un album fleuve assez captivant quoique plus convenu que les sorties du Hollandais chez Tympanik Audio, et dont on regretta - seul petit bémol - les incursions vocales trop connotées trip-hop et flirtant avec les clichés romantiques du genre.
Elnorton : Déjà client des précédentes sorties de Tapage, je trouve une nouvelle fois mon compte sur Eight. Pourtant, le premier a priori n’était pas nécessairement positif. J’ai toujours tendance à craindre ces disques se posant des contraintes telles que celle de s’imposer une durée précise pour chaque titre. Le risque est alors grand que le groupe cède à la tentation de meubler ses compositions en les étirant inutilement ou pire, en les tronquant de parties passionnantes d’une manière abrupte. Sur Eight, jamais l’exercice de style ne prend le dessus sur la qualité intrinsèque des morceaux empruntant, comme le souligne Rabbit, à bien des courants différents sans jamais que cela ne nuise à sa cohérence. Relativement rare, la connotation trip-hop du chant est effectivement incontestable mais loin d’être rédhibitoire pour le client du mouvement - même dans ses ficelles les plus usées - que je suis.
Le Crapaud : Une bonne découverte smoothy, ce Tapage qui n’en fait pas tant, mais qui repose plutôt sur des beats moussus, des arrangements veloutés et autres atmosphères cotonneuses. Il y a du Alias, oui, il y a surtout du Boards Of Canada me semble-t-il dans ce mélange de rythmes syncopés placés au premier plan, avec son lot de breaks inspirés, et de nappes contemplatives tissées en fond de focale. Le concept temporel (8 titres de 8 minutes) plombe cependant la dynamique de l’album, contraint à prolonger artificiellement des titres bien ficelés, leur faisant ainsi perdre en efficacité.
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