Comité d’écoute IRM - session #17 spéciale hip-hop - Aesop Rock, Armand Hammer, Blockhead, Danny Brown, Crownovhornz, King Jus & Fresh Kils, Pink Navel & Kenny Segal, Unsung
En attendant le prochain podcast IRM qui balaiera près d’une trentaine de sorties hip-hop des derniers mois, on fait le point sur quelques-uns de nos coups de coeur récents en la matière pas encore chroniqués dans nos pages. Petite nouveauté pour cette édition spéciale du Comité d’écoute, deux invités se joignent à l’équipe pour commenter la sélection : Alex Carter, animateur de l’émission hip-hop du Mans La Carotte diffusée sur Radio Alpa, que le monde entier nous envie et qui en est à sa 21e saison, et Garland Briggs, graphiste d’Agen passionné de rap et plus généralement de musiques sombres et incarnées, qui par ailleurs travaille pour un label indé spécialisé dans les vieilles BOs, Music Box Records. Place aux avis !
Rabbit : Même sans Blockhead qui n’est plus son producteur attitré depuis pas mal d’années déjà, l’ex rappeur star du label Def Jux ne déçoit jamais vraiment. Entièrement produit par ses soins, Integrated Tech Solutions cultive une esthétique au groove futuriste raccord avec son titre, un rap mi-tendu mi-décontracté et un storytelling toujours brillant, à l’image du déjanté 100 Feet Tall hommage à Mr. T de L’Agence Tous Risques. Manquait simplement un peu d’audace et de profondeur dans les productions pour vraiment m’emballer.
Ben : Bien lancé par une incroyable intro au diapason de l’esthétique late eighties / early nineties de l’artwork, Integrated Tech Solutions rassemble tout ce que j’attends d’un album de hip-hop : du groove, un flow percutant et des prod à la fois originales et accrocheuses. Les morceaux dantesques ne manquent pas. Avec Mindful Solutionism, Aesop Rock balance sur une instru tortueuse chaque vers comme une claque dans l’oreille de l’auditeur. Avec peu de choses, le bonhomme sait trousser des refrains accrocheurs (Infinity Fill Goose Down) et des morceaux catchy comme l’excellent Kyanite Toothpick aux basses menaçantes et qui accueille Hanni El Khatib pour un featuring très réussi. Je rejoins Rabbit à propos de 100 Feet Tall, porté par une ligne de basse ultra accrocheuse. Le sommet de l’album à mes yeux. Ces modernes fables d’Aesop valent assurément le détour : un de mes gros coup de cœur de cette sélection.
Alex Carter : Autant le dire, cela fait bien longtemps que déception ne rime pas avec Aesop Rock. Ce projet ne déroge pas à la règle. De la continuité et quelques onces de changement pour une solidité à toute épreuve.
leoluce : Incontestablement solide et bien foutu, cet Integrated Tech Solutions mais bon voilà, je m’y ennuie beaucoup. Ça déroule, les morceaux se succèdent, je hoche la tête mais chaque piste chasse la précédente et je n’en retiens pas grand chose. Pas assez vénéneux peut-être ? Pas assez accidenté ? Je n’en sais rien et ce n’est pas faute de beaucoup apprécier le bonhomme habituellement mais au final, cette fois-ci, ça me laisse froid.
Elnorton : Aesop Rock fait partie de ces artistes dont je suis le travail de loin, avec un intérêt régulier. Et même si, effectivement, le génial Blockhead ne signe plus les productions, le rappeur américain parvient à sortir un disque intéressant, souvent abrasif et finalement presque bristolien par moments.
Garland Briggs : Son Maps avec le beatmaker Kenny Segal sorti plus tôt cette année, je l’avais trouvé pas mal mais un peu chiant par moments avec des ambiances un poil répétitives. J’ai préféré nettement cette version de billy woods en configuration/duo avec Elucid. Avec sa flopée de producteurs inventifs, ses featurings et la liste de musiciens en guests (dont Shabaka Hutchings), j’avais peur de l’album-concept indigeste : et bien pas du tout, je ne me suis pas emmerdé une seconde avec ce curieux gloubi-boulga et ses savants bricolages baroques et psychédéliques. Je crois d’ailleurs que l’on tient là l’une des formes d’expression du hip-hop underground des plus cheloues et des plus expérimentales actuellement (avec Danny Brown et JPEGMAFIA) mais je m’enflamme peut-être. Justement sur le morceau When It Doesn’t Start With A Kiss ? produit par JPEGMAFIA, j’ai cru repérer un sample pitché d’un morceau (ou d’un remix) du groupe Seefeel ou d’un apparenté UK dub. Roooh, je ne sais plus mais je connais… quelqu’un aurait une idée ?
Alex Carter : Une maîtrise totale dans un style globalement épuré sur la longueur de cet album, est-ce suffisant ? J’ai bien du mal à le croire. We Buy Diabetic Test Strips reste un album sérieux avec une part expérimentale un peu plus présente que ses prédécesseurs tout en manquant clairement de relief.
Rabbit : Plutôt d’accord avec Alex, difficile de passer après le génial Paraffin ou même plus récemment un Haram qui ne déméritait pas, surtout quand on laisse deux producteurs surcotés aux effets psyché pas très finaux ouvrir le bal (JPEGMAFIA et Child Actor en l’occurrence). Heureusement, il y a du mieux par la suite, à commencer par l’intense et jazzy I Keep A Mirror In My Pocket signé Preservation, le narcotique Total Recall du fidèle Kenny Segal ou surtout le virevoltant The Gods Must Be Crazy mis en son par El-P, véritable tube en puissance qui éclipse presque la suite du disque. Elucid et billy woods ont beau faire le job de leurs flows habités, ce We Buy Diabetic Test Strips ne s’imposera pas chez moi comme un incontournable du duo. Quant à Seefeel, je mettrais pas ma main à couper qu’un prodo trentenaire new-yorkais connaisse mais après tout pourquoi, le bonhomme ayant déjà partagé la scène avec le combo britannique en festival...
Rabbit : Quel bonheur de retrouver la paire Blockhead/Aesop Rock le temps d’un Mississippi capiteux à souhait, et même plus loin sur un Ponzu Sauce plus anecdotique mais cinématographique comme on aime. Pour le reste, The Aux, endorcé par Backwoodz Studioz à coups de featurings bien sentis, prend tout simplement à contrepied le décevant Free Sweatpants et vient démontrer que le New-Yorkais peut encore être pertinent sur des collaborations avec des MCs, en témoignent notamment le sombrement tubesque et tribal The Cella Dwellas avec Quelle Chris, l’immense Lighthouse avec UGLYFRANK dont le sample du groupe teuton Release Music Orchestra rappellera des souvenirs aux fans de Deltron 3030, ou encore Gargamel avec nos chouchous Defcee et ShrapKnel et ce gimmick de clavier à la Joe Hisaishi période Kitano.
Alex Carter : Des invités dignes d’une liste de mariage indie qui s’acoquinent avec une palette de productions variées du bonhomme. De très bons passages, d’autres moins. En fait, The Aux se rapproche beaucoup de l’essence du travail de Blockhead depuis ses débuts.
Elnorton : N’étant pas le plus grand fan de hip-hop des couloirs de la rédaction, j’ai choisi ce disque, pour cette sélection, avant même de l’écouter. L’occasion de m’attarder plus en profondeur sur ce versant toujours délicieux et décapant d’un Blockhead s’entourant de nombreux MCs, qui n’est toutefois pas celui que je préfère (le récent Space Werewolves Will Be The End Of Us All étant, par exemple, plus à mon goût dans une veine plus proche de l’inégalable The Music Scene). Néanmoins, force est de constater que ce disque, bien qu’un peu inégal, constitue une belle réussite. Extrêmement rythmé, le beatmaker parvient à mêler à ses instrus imparables des samples vocaux et les flows de ses invités. Mentions spéciales à Mississippi, The Cella Dwellas et Lighthouse. Mince, presque une copie parfaite des coups de coeur de Rabbit !
leoluce : Malgré la pléthore de MCs venus prêter leurs mots, il se dégage de The Aux une vraie unité même si toutes les pistes ne sont pas égales et que dans la masse, on entend des choses un peu vaines. Peu importe, elles ont le mérite de mettre en exergue d’incontestables réussites et l’ensemble, avec ses points d’orgue et ses essoufflements, montre toute la pertinence de Blockhead et dessine un disque long en bouche vers lequel je reviens régulièrement.
Elnorton : Dès qu’il s’agit d’une sortie Warp, même si c’est plus souvent la déception qui domine ces dernières années, la tentation est grande d’en écouter la teneur. Et comme ce nouvel album de Danny Brown, que je ne connaissais que de nom, semble avoir fait un petit buzz, j’ai écouté. Je dois bien avouer que, s’il ne s’agit pas de mon domaine de prédilection, j’ai été très agréablement surpris, à la fois par le contenu mais aussi par la cohérence avec le catalogue Warp. Si le rap vénéneux (Hanami) reste l’élément principal, il sera aisé d’apprécier les nappes synthétiques et cotonneuses qui se marient à de lourdes basses ou effets divers, comme par exemple sur ce Bass Jam final, renversant et mélancolique à souhait.
Alex Carter : Le yin et le yang de Danny Brown ne cessent de se répondre sur Quaranta. Son énergie habituelle perd de son allant et le fait de plus en plus rentrer dans le rang à mon sens. Le morceau Jenn’s Terrific Vacation permet cependant de trouver un équilibre entre Dr Danny et Mr Brown.
Rabbit : Jamais été plus client que ça du rap de chien fou ostensiblement "déglingué" du rappeur de Detroit pour ma part, donc agréablement surpris car force est de constater que depuis sa précédente sortie chez Warp il commence à se poser, plutôt pour le meilleur à mon avis. Sur Quaranta, l’atmosphère gagne du terrain et donne par moments de vraies belles choses (de la noirceur baroque aux élans presque british de Ain’t My Concern produit par Quelle Chris à l’aérien Down Wit It avec aux manettes l’excellent Paul White en passant par le très efficace Dark Sword Angel), toujours contrebalancées ceci dit par des tracks plutôt anecdotiques voire banals. Qui sait, la prochaine fois sera peut-être la bonne ?
Garland Briggs : Après le bordélique Scaring The Hoes avec JPEGMAFIA, le 3ème album de Danny Brown sorti sur le mythique label de Sheffield s’avère être une belle réussite.
Son phrasé à la voix haut perchée de Bugs Bunny, reconnaissable entre toutes, mais aussi celui avec son timbre beaucoup plus naturel sont d’une efficacité redoutable. The Black Brad Pitt (qui aime poser en t-shirt du groupe Mayhem) débite ses textes chargés d’amertume sur des boucles épileptiques de jazz progressif, de downtempo, de jazz-funk des plus cool (la prod du morceau Hanami qui ressemble à s’y méprendre à une instru de Tommy Guerrero)…
Sur cet album introspectif, il démontre encore qu’il sait performer sur à peu près tous les styles et BPM. Dans 10 ans pour son album XXXXX ? Cinquanta ? ou sûrement bien avant, il se mettra à rapper sur des samples de black metal. Vous l’aurez lu ici en premier.
Alex Carter : Je ne connaissais pas. Agréablement surpris ! Les fondations du baraquement du emcee pennsylvanien sont robustes. Certes, il n’invente rien mais il le fait bien. Les neufs morceaux s’enchaînent avec à-propos. Jamais très loin du dark rap sans y mettre réellement un orteil. Quoiqu’il arrive, à découvrir.
Garland Briggs : Avec son artwork à la carte postale d’un coin des USA qui ne fait franchement pas rêver, son logo de groupe de death ou de black metal et surtout avec son featuring sur l’excellent album Lockstep Bloodwar de Sightless Pit (Shiv), j’attendais de Crownovhornz un album de dingo énervé dans un style beaucoup plus harsh avec son gros lot de rythmiques indus. Que nenni : le mec est certes très énervé, c’est rageur et ça insulte à tout va, mais via un hip-hop boom bap oldschool aux sonorités soul-jazz-funk de facture plutôt classique avec un flow tout aussi oldschool. L’ensemble sonne donc très early 90s (comme l’indiquent les années sur les titres de certains morceaux, d’ailleurs), ce qui ne me déplait pas du tout, avec un Pestle and Mortar et ses sons éthio-jazz et le bien dark Beautiful Fountain qui se démarquent un peu du reste. Sombre et cynique, efficace sans être novateur, Crownovhornz assume ce côté revival du rap hardcore des années 90 et il le fait super bien.
Rabbit : Découvert également par l’entremise du morceau Shiv sur le dernier Sightless Pit avec un flow au cordeau dont j’avais apprécié les intonations à la Kool Keith, le Pennsylvanien sort de l’ombre mais pas trop avec ce premier EP passé inaperçu en plein coeur de l’été, aux influences plutôt éclatées (soul, soundtracks d’exploitation 70s, boom bap du côté obscur...), dont je retiendrai en particulier l’excellent Pestle and Mortar dopé au jazz d’Addis-Abeba façon Mulatu Astatke ou Getatchew Mekurya et le ténébreux Beautiful Fountain avec son atmosphère plus cinématographique et insidieuse. Pas encore une révélation mais plutôt prometteur pour un premier essai en effet !
Ben : Rien à ajouter de plus que mes compères par rapport aux influences du bonhomme. Question ambiance, cet album ne ment pas sur l’esthétique. Son sale, paroles percutantes : ce ne sont pas les grands espaces que nous fait miroiter Crownhovornz, mais les Appalaches de David Joy, celles des labos de meth et des horizons bouchés. Des titres comme Lying to Probation ou Banned from the Bars ne racontent pas autre chose. Le premier reste à mes yeux le sommet de l’album, bien encadré par Coricidin et ’97 Integra sur le brelan d’as initial. À titre personnel, j’apprécie particulièrement la punchline sur Patrick Swayze sur Roadhouse (1989). Excellent album de hip-hop qui s’écoute comme on lit un roman noir.
Le Crapaud : N’en déplaise à son titre, Hard Work II n’incite pas à l’effort. Dès les premières secondes, on a envie de s’installer bien confortablement, potentiellement dans un objet mouvant, et de se laisser emporter sans rien faire. Ses beats groovy font balancer le corps en deux, ce qu’on leur demande. Le flow déroule ses mots comme des balles de ping-pong qu’on envoie contre le mur et dont le rythme continu hypnotise. Incroyable l’effet contradictoire que cet album provoque : beaucoup d’énergie et en même temps, du chill, du chill, du chill ! Quelques refrains un peu maladroits, certes, des instrus peu inspirées (une ou deux), affaiblissent ce disque, qui n’a pas à en rougir, décontracté qu’il est dans son boom bap à lunettes. N’empêche, après l’excellent projet Ockham’s Blazer, belle surprise de l’année dernière, Fresh Kils montre qu’il est loin d’avoir fini de nous faire remuer la tête.
Rabbit : Bien que très amateur des productions de Fresh Kils pour le crew canadien Backburner, pour l’Américain PremRock ou encore pour son propre projet jazz-rap Ockham’s Blazer auquel participe également ce dernier, j’avoue pour ma part être resté sur ma faim concernant cette collab un peu trop easy listening, entre des instrus funky qui manquent de profondeur, un flow passe-partout et des incursions r’n’b pas bien excitantes. Pas foncièrement désagréable mais vite oublié.
Alex Carter : Le moment passé avec ce duo n’est pas déplaisant mais il lui manque beaucoup d’atouts pour emporter l’enthousiasme.
Elnorton : Il y a déjà fort longtemps, j’avais lu un papier de l’excellent G.T. qui défendait une idée selon laquelle ceux qui ont été biberonnés au rock écoutent du rap de mauvais goût, et vice-versa. N’ayant commencé à écouter du hip-hop qu’à mes 20 ans bien révolus, et au regard de la réserve de mes deux compères du dessus, cette théorie m’est revenue en pleine poire quand je me suis surpris à me trémousser sur les deux premiers titres du disque. Un brin inégal, mais néanmoins extrêmement groovy et facile d’accès pour les cerveaux moins conditionnés à l’exercice, ce Work Hard II m’a rappelé le Better Than Heavy de Mongrel, un des premiers albums de hip-hop que j’ai appréciés lorsque, en 2008, je venais de rejoindre la constellation Indie Rock Mag.
leoluce : Sérieux, c’est quoi cette pochette ? Je sais je sais, il ne faut jamais s’arrêter à l’emballage mais quand même. Cela dit, à parcourir la discographie du duo et ses artworks, on se rend vite compte que l’ironie habite Pink Navel et Kenny Segal. Une ironie que l’on décèle donc également dans leurs constructions azimutées où les productions hachées menu et pixellisées s’agraffent parfaitement au flow vif pour un résultat toujours surprenant et toujours prenant. Tout à la fois énergique et à l’agonie, drôle et sérieux, désordonné et bien rangé, volontaire et profondément triste, How To Capture Playful s’insinue, surprend et se ménage une belle place dans le cortex. Un incontournable.
Alex Carter : De la folie créatrice se dégage de cet album. L’association entre Pink Navel et Kenny Segal est parfaite contrairement à la cover... Avec cet opus, le duo réussit à battre le boss de fin en mode speedrun avec en prime l’intégralité des succès débloqués au max.
Rabbit : Si ses productions pour le Maps de billy woods n’étaient pas les plus audacieuses de son répertoire et l’album une relative déception à mon sens, le talentueux Kenny Segal retrouve de sa superbe au contact du rappeur bostonien Pink Navel et livre probablement là l’un des disques de hip-hop les plus originaux de l’année, dont le ludisme nerd et volontiers déstructuré emprunte autant au jazz ou à la pop qu’à l’électronique expérimentale, entre sampling rétro, nintendocore et collages hachés. Électrisé par un flow évoquant l’indie rap canadien et en particulier la virtuosité juvénile du Buck 65 des débuts, How To Capture Playful parvient à mêler expérimentation et lyrisme, dysrythmies jouissives et immédiateté, et s’impose en quelques écoutes comme un classique en puissance.
Ben : Mes camarades ont très bien résumé l’affaire. Je me contenterai donc de recommander quelques titres pour entrer dans cet album foisonnant et extrêmement riche en bizarreries en tout genre, à commencer par le minimaliste Synergy auquel le flow de Sha Ray apporte beaucoup. Boss Life sonne justement comme le morceau ultime de cet album portant à son paroxysme l’esthétique de son style. À l’écoute des paroles (Character Select, Sidequest), on sent que les mecs ont dû user plus d’une manette de Megadrive ou de Playstation. Un petit côté slacker très plaisant, façon Pavement du rap. Une super découverte !
Rabbit : Dans la lignée du sommet An Interior History déjà très aérien et de sa participation onirique à notre compil hommage à Twin Peaks, l’Américain que l’on suit maintenant depuis une douzaine d’années dans nos pages livre un album hommage à son père décédé dont les productions atypiques comme il les affectionne, entre textures cotonneuses, incursions jazzy, arrangements cristallins et percussions électroniques ou boisées à contre-courant du beat hip-hop classique, n’hésitent pas à lorgner sur les harmonies vocales troublantes de Thom Yorke ou les synthés gondolés par le temps de Boards of Canada. Une atmosphère d’outre-rêve qui tranche avec l’intensité introspective de son rap en flux tendu façon courant de conscience, mais s’en révèle pourtant l’écrin idéal.
Alex Carter : Découvert durant l’été, cet essai du rappeur d’ouest-Virginie est sombre à souhait. Il dégage monotonie et état dépressif pour le meilleur. Une franche réussite qui pave le chemin de l’oraison familiale avec quiétude.
Garland Briggs : Après une rapide recherche sur mon disque dur, hormis son morceau lynchien The Secrets of Owl Cave présent sur la compilation de rappeurs indés IRMxTP Part IX où Unsung rappait accompagné d’une tulpa de Julee Cruise sur une prod parfaitement adaptée à une live session du Bang Bang Bar : rien d’autre. Le constat est là : j’ai 20 ans de retard sur ce qui se fait de vraiment bien et original en matière de hip-hop indépendant. Je découvre donc ce producteur/rappeur sur le tard avec son dernier album en date. Hand Painted Model Trains, sorti cet été en édition hyper-limitée (22 cassettes/tapes vendues sous le manteau ou sur Bandcamp), m’a totalement séduit par la richesse des instrus qui accompagnent parfaitement le phrasé désabusé très alt-rap, proche du spoken-word de ce Virginien. Crawl Space avec son oraison loopée et sa répétition de mantras en guise d’intro, évoque la mélancolie d’un Thom Yorke chez Radiohead ou en solo. On est très vite embarqué par ces notes de synthés délicatement posées à la manière du duo Plaid (j’ai eu le même ressenti sur le titre Allegheny Wake). Fin du morceau ? - non, surgit alors un sample mystérieux et poussiéreux d’une chanteuse de folk joué sur un vinyle rayé - une inconnue au bataillon ou alors c’est beaucoup trop pointu pour Shazam. Mais est-ce vraiment un sample d’ailleurs ? Question que l’on peut se poser à l’écoute des morceaux suivants : 10 autres pépites convoquant synthés vintage, jazz breaks sur The Box In a Valise, downtempo aux percus très chill sur Messages, vagues de piano pour musique contemporaine sur Geode, lignes de chant mélodique dédoublées pour lancer le minimaliste Sunset as Wallpaper et cuts triturant un solo de saxophone quasi-électrifié et rejoint par des cordes de violons et d’un oud pour le final oriental jazz de James Miller Names The Planet. Le très cinématographique et angoissant Mirages, à l’ambiance totalement giallesque signe le retour du saxophone, cette fois-ci à l’agonie, marqué par des sifflements menaçants et rythmé par une respiration bruyante (celle d’un tueur que l’on imagine tapi dans l’ombre, guettant sa prochaine proie au coin d’une ruelle) fait froid dans le dos. Les 11 prods sont vraiment remarquables avec un art du sampling peu commun (si certaines parties musicales sont jouées et enregistrées en studio par des musiciens puis bidouillées par la suite, c’est très fort aussi). Pour les lyrics, n’ayant pas trouvé les textes et étant malheureusement une vraie buse en anglais, je passe complètement à côté de son storytelling. Cet album dédié à son père, comme précisé sur sa page Bandcamp, on peut penser qu’il s’agit d’un voyage sincère et chargé d’émotion à travers le deuil de celui-ci. Fasciné de bout en bout par ce Hand Painted Model Trains, j’ai bien envie de prendre le train en marche et d’aller explorer tous les wagons de sa riche discographie.
Elnorton : Je me disais que j’avais déjà écouté suffisamment d’albums hip-hop pour le mois et j’étais prêt à faire l’impasse sur le dernier de la liste (même si j’appréciais déjà Unsung, pour le coup), et puis j’ai lu Thom Yorke et Boards of Canada, soient deux références absolues pour moi, qui seraient dans n’importe quel top 5 des artistes ayant façonné ma passion pour la musique... et puis Plaid, un peu plus loin dans mon panthéon personnel, mais néanmoins duo de chevet également... J’ai donc écouté et, sans trop de surprise, adoré ! Et le pire, c’est qu’au-delà des quelques incantations façon Thom Yorke, c’est bien lorsque l’Américain active son flow que j’ai le plus pris mon pied. Il est vrai que les synthés rétro mais jamais datés façon Boards of Canada confèrent à cet album l’exacte atmosphère que j’adore : enivrante, tourmentée, mais également un brin solaire, à condition qu’il s’agisse de l’un de ces soleils matinaux de fin d’automne accompagnés d’un vent quasi-polaire. Bref, cet album avait tous les ingrédients pour me happer et il y est parvenu magistralement. Est-il bon pour le commun des mortels ? Je l’ignore mais je l’adore.
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