"We did everything we could"

Vic Chesnutt sur scène avec A Silver Mt Zion et Guy Picciotto : c’était en novembre 2007 et c’est inoubliable.

Vic Chesnutt à Lille... quand la date a été annoncée, je n’en croyais pas mes yeux. Un mec qui même chez lui joue devant 50 tondus, et voilà que dans un grand tour de roue providentiel il se catapulte quasiment dans ma cour ! Alléluia. Effet Constellation, sans doute : la publication de son dernier album, North Star Deserter, sur le label canadien, avec en sus la participation des membres d’A Silver Mt Zion et de Guy Picciotto (Fugazi), a certainement valu à Chesnutt un beau coup de projecteur et ce périple inespéré en terres européennes.

Cerise sur le gâteau, l’affiche de cette soirée est triple : Loney, Dear et Andrew Bird entourent le songwriter d’Athens. Je ne connais pas le premier et j’ai déjà vu le deuxième, qui m’avait beaucoup impressionné, il y a environ deux ans. J’y vais avant tout pour Vic.

J’arrive pratiquement pile à l’heure indiquée sur le billet (20 h). Surprise, de la salle monte déjà le barouf d’un concert bien entamé. Intrigué, je m’avance jusqu’au guichet pour m’enquérir des horaires de passage sur scène. J’apprends que Loney, Dear joue jusqu’à 20 h 10, Vic de 20 h 25 à 21 h 15 à peu près, et il n’est pas prévu que le set d’Andrew Bird finisse après 22 h 30.

Je descends donc voir de quoi il retourne. Le premier rang est déjà squatté par des irréductibles qui ne délogeront plus de la soirée. Loney, Dear et ses acolytes (dont un bassiste géant et une délicieuse choriste-claviériste) se dépensent sans compter et jouent avec beaucoup de conviction des chansons qui, parées de l’énergie de la scène, sonnent plus pop que folk. Pas convaincu par ce que j’ai entendu de l’album, je leur accorde un peu plus que le bénéfice du doute après environ deux chansons et demie. A la fin du set, un type s’approche et me demande l’heure : il est 20 h 10 pile, les Suédois sont ponctuels. Il est venu exprès pour Loney, Dear (et pour Andrew Bird), il est arrivé un peu avant 20 h 05, et il est pour le moins écœuré...

Moi je m’en fous, je suis venu pour Vic. Et voilà justement que la tignasse d’Efrim Menuck apparaît sur scène. Voilà Guy Picciotto qui saisit la 2e guitare, voilà une contrebasse avec un type derrière (Thierry Amar), le batteur (David Payant) se met en place, tous les regards masculins se déportent vers la droite pour saluer l’entrée en scène de la violoniste Jessica Moss (qui prend le temps d’enlever ses chaussettes noires pour jouer pieds nus), et finalement c’est aussi sur la droite qu’apparaît le fauteuil roulant de Vic Chesnutt. Ce n’est pas spécialement un beau fauteuil, c’est même plutôt un vieux tromblon, mais il est toujours en meilleur état que celui qui l’occupe. Presque ratatiné, les gestes gauches, Chesnutt se bat avec ses jacks, lutte pour atteindre ses pédales, souffre manifestement pour attraper ses câbles, mais il se démerde. Son visage garde cette expression d’espièglerie enfantine qui contraste tant avec l’image de son corps dévasté. Sa main droite recroquevillée fait peine à voir. Il doit enfiler un médiator sur son pouce pour gratter les cordes. Heureusement, sa main gauche garde encore suffisamment de mobilité pour jouer.
Vic Chesnutt à Tourcoing, février 2008
Il gratte un accord aigrelet. Plusieurs morceaux de North Star Deserter commencent à peu près de la même manière : il faut attendre qu’il ouvre la bouche pour deviner...

"The barn fell down
Since I saw it last
It’s rubble now
Well... SOOOOOOOOOOOOOOOO much for the past."

C’est Everything I Say, un des sommets de l’album, qui commence en complainte folk et explose soudain dans un déluge métallique qui vous martèle la poitrine.

Mais la première chose qui me frappe, avant que l’assaut des guitares ne m’envahisse et ne me lave l’esprit de toute pensée parasite, c’est Vic lui-même, l’immense "O" que fait sa bouche quand il chante ce "SO much", la façon dont, d’un moment à l’autre, son corps torturé s’efface, oublié, tout le bonhomme est concentré dans cette bouche, dans ce souffle qui monte jusqu’au bon Dieu pour lui dire tu vois, tu as beau t’acharner, je suis toujours là et je gueule toujours aussi fort.

La tempête passe et Vic annonce : "The next song is called ’Marathon’". Cette nouvelle est accueillie par un grand silence. Respectueux ou intrigué ? Le public était-il sous le choc de ce qui venait de lui tomber dessus, retenait-il son souffle en attendant la suite, ou se demandait-il qui était ce petit bonhomme à roulettes qui lui parlait depuis la scène ? Comme pour mettre fin à l’embarrassant interlude, quelqu’un cria "Wooo !".

"Thank you, single dude, for whooping when I said that" répliqua Vic, pince-sans-rire. "The rest of you can f... can look in their pockets for some marijuana that they can give me after the show." Il tripote ses branchements puis dit, avec un sourire narquois, "Thank you. I can hear you rustling."

La salle rit. Vic se lance dans l’aérien Marathon. Moment de grâce. Rien que d’y repenser, je ressens un frisson quasi existentiel. La suite montrera que même pour ceux-là, il est possible de monter d’un degré dans le sublime : il s’agit de Splendid, qui mérite amplement son titre. À ce stade, je ne suis plus dans la simple appréciation d’un moment musical, on est passé sur un autre plan, l’expérience, qui mériterait presque un grand "E", touche au métaphysique, et c’est un indécrottable matérialiste qui vous le dit. "We did everything we could" : la complainte monte vers les cintres et tout ce qui a un cœur dans la salle pousse un soupir de déchirement et se dit moi aussi, j’ai fait tout ce que j’ai pu, ou du moins je l’espère.

Le 4e titre réussit l’exploit de me vexer, puisque je ne le reconnais pas. "Everybody lies", attaque Vic. "History is a daisy chain of lies... Love is the lie we tell ourselves, life is the lie we tell everybody else." La chanson est impitoyablement électrique, Vic lui-même a branché une distortion sur sa vieille guitare sèche, Picciotto balance du larsen comme si c’était son dernier jour sur Terre et qu’il se foute pas mal de détruire tous les tympans d’ici à Dunkerque, Vic est en feu et gueule comme un possédé — "We all know a rose is sometimes a rose, BUT WHAT FUCKING COLOR IS IT ?". Je découvrirai plus tard que cette chanson s’appelle Distortion et qu’elle est tirée de l’album Left To His Own Devices (2001), que je me promets du coup de réécouter plus souvent. Je me rends parfaitement compte que je viens de me faire botter le cul, et pas à moitié.

Vic Chesnutt à Tourcoing, février 2008Et tout à coup la tempête s’arrête et le public encore étourdi voit les musiciens débrancher les jacks. Les applaudissements se prolongent, deviennent un battement rythmique, Vic salue la foule une fois, deux fois, mais nous ne voulons pas le laisser partir, Andrew Bird pourra bien attendre un peu, il a toute la vie devant lui, et puis Vic n’est pas de la même plume, cet oiseau-là est tombé du nid, qui sait s’il se posera plus jamais ici.

Il comprend le message et revient vers sa guitare. Seul sur scène, il se lance, la lueur d’ironie plus visible que jamais dans son regard, dans Over. "It sucks when it’s over", jamais ces mots n’ont paru aussi pénétrés de vérité. Nouveau soupir collectif. Inexorablement, l’instant volé se termine, Vic range à nouveau sa vieille guitare, non sans s’être penché vers son micro pour lancer, narquois, à la foule : "Don’t forget that you’ve got a present for me !"

Et c’est tout. Trop court, beaucoup trop court, mais pendant ce bref moment j’ai goûté quelque chose qui ressemble à l’infini. Ces gens-là ont presque réussi à me faire croire que j’avais une âme. Les enfoirés. Comment osent-il attenter comme ça à l’idée que je me fais de moi-même ? Un peu sonné, je vais me payer une bière.

Je remonte vers le bar : à l’entrée se presse une foule qui a calculé son arrivée pour ne voir qu’Andrew Bird. Je les plains, ils ne sauront jamais.

Je redescends lorsqu’Andrew prend la scène, il commence avec son tic nerveux, il jongle entre son violon, sa guitare, ses sifflements et ses boucles, mais de mon côté le cœur n’y est pas. Non seulement je suis vieux donc fatigué, mais la prestation de Vic m’a tellement retourné que rien ne peut y succéder. Tout le talent d’Andrew Bird n’y pourra rien. Je discute un peu avec deux types sur le trottoir, l’un d’entre eux anime une émission sur Radio Campus Lille, on cause musique, et puis je repars dans les rues détrempées en me disant que moi aussi, j’ai fait tout ce que j’ai pu. Du moins je l’espère.


Articles - 11.01.2010 par jediroller
... et plus si affinités ...
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