Comité d’écoute IRM - session #19 spéciale actu hip-hop underground - Aupheus, Big O$o, DEAD PERRY, Farma G, IDK Young J. & pty, Krohme, Shitao

Une nouvelle salve d’essentiels de l’actu hip-hop chroniqués en tandem, piochés dans cet underground aussi foisonnant que sous-médiatisé que l’on aime à défendre dans nos colonnes.






Aupheus - High Artifice



Namor : Pour ce deuxième projet « long format », le producteur anglais signé sur le label Strange Famous Records réunit un casting de choix qui ravira les amateurs de rap indé des années 2000. Ainsi tout, ou presque, ce que cette période comptait de MCs d’importance est ici en pleine forme, chevauchant sans effort les productions du beatmaker londonien. Illogic, Blueprint, Sole, Buck 65, Slug et bien sûr le patron Sage Francis, font vraiment plaisir à (ré)entendre sur des beats taillés pour eux, entre ambiances pesantes, sonorités abrasives et mélancolie aérienne. Kool Keith, Lee Reed ou Rob Sonic, quant à eux, livrent des performances à la hauteur de leurs collègues et complètent parfaitement le casting. La grande force selon moi de ce disque réside dans l’utilisation d’un vocabulaire issu à la fois du rap indé le plus pur et des rythmiques assez énormes rappelant le meilleur du boom bap. C’est d’ailleurs probablement cette alliance de styles qui a réussi à convaincre des rappeurs plus « classiques » comme El da Sensei de venir participer à la fête. Cet album, qu’on aurait aimé plus long, mérite donc clairement le détour pour découvrir, peut-être, des MCs d’exception aussi bien qu’un beatmaker solide sur ses appuis et qu’il va falloir surveiller.

Rabbit : Belle confirmation pour le beatmaker britannique que l’on suit depuis le dystopique Megalith de 2018 où officiait déjà au micro la crème du label Strange Famous Records. Pas loin de 7 ans plus tard, Sage Francis est toujours au rendez-vous, ainsi que le sous-estimé Seez Mics auquel Aupheus avait offert en 2022 les écrins rétrofuturistes de l’excellent EP Cancel The Guillotine (cf. #17 ici), mais à dire vrai et même si le morceau n’est pas le meilleur de l’album, c’est bel et bien Sole que j’ai eu le plus de plaisir à retrouver en forme ici, le MC engagé (parfois jusqu’à l’excès) de feu Anticon - qui s’était un peu perdu dernièrement sur les instru pompiers de DJ Pain 1 - renouant, sur fond de sonorités mystiques évoquant de loin les So-Called Artists, avec sa verve de la grande époque ("A man i knew once said : the deeper you dig, the free-er you get... but he was selling shovels", aha...). Buck 65, Kool Keith (sur le sommet de tension It’s My Space), Blueprint, Illogic (habité, comme souvent, sur l’introductif Chemtrails) ou Slug d’Atmosphere... les autres invités du disque rivalisent d’excellence sur des productions à la hauteur, de quoi faire de ce High Artifice un petit classique en puissance pour les amateurs d’indie rap post-apocalyptique.



Big O$o - Bear Flu Fever



Rabbit : L’ex - enfin "ex", pas forcément, en témoignait cet album instru aux accents jazzy sorti en octobre dernier, et désormais ce petit bijou dont on reparlera - Ichiban Hashface (remember le fabuleux Wolf Vs Snake  ?) a repris du poil de la bête depuis début 2024 après un hiatus d’une grosse demi-douzaine d’années, cf. mes quelques mots dans ce podcast en janvier, où l’on pouvait entendre le dernier et probablement plus beau titre de ce Bear Flu Fever, An Odd Winter feat. 7 Armd Labyrinth aka 7’Rinth, pile entre leurs deux univers avec ces samples d’animés japonais chers au second. Pour le reste, l’Américain rappelle aux amateurs de "less is more" qu’il faut toujours compter avec son rap neurasthénique, entre sampling dépressif (Firey Nature), jazz tristounet (Pile of Snakes, Building the Life Again) et imagerie nippone, tout aussi lo-fi que sur l’opus signé Big Bear lâché il y a un peu plus d’un an mais encore plus minimaliste dans son approche du beat, réduit à son essence (The Hex, Fever Vision ou même sur le vaguement trap Broken Blind) lorsqu’il ne brille pas tout simplement par son absence (Tim Will Tell).

Namor : Du fin fond de son Nebraska natal, Big O$o nous propose un album qui fleure bon une certaine scène indé des années 2010. Fait de beats lymphatiques (réalisés en majorité par le MC lui-même), d’une imagerie asiatique très présente et de choix de samples assez peu aventureux, sauf peut-être sur les derniers titres du disque (Time Will Tell ou l’extraordinaire An Odd Winter), ce Bear Flu Fever adopte néanmoins un certain dénuement dans les instrumentations qui colle bien au flow neurasthénique du MC et qui fait mouche sur la plupart des titres. Pourtant, malgré un contenu bien travaillé, misant sur les atmosphères plus que sur un travail de production ostentatoire, et esthétiquement intéressant, cela n’empêchera pas certains auditeurs de s’ennuyer ferme. Ce type de son, bien que relativement abordable, n’est pas forcément à mettre entre toutes les oreilles mais mérite au minimum une écoute curieuse.



DEAD PERRY - Acoustic Shadows



Namor : Producteur assez mystérieux qui nous vient des Pays-Bas (?), Dead Perry nous livre un deuxième projet « solo » après le sympathique album produit pour le old timer Casual en 2022 (The Art of Reanimation). À la différence de ce premier projet, le beatmaker varie ici les invités en conviant au micro des pointures de l’underground : Raz Fresco, Estee Nack, Daniel Son, Al. Divino, Crimeapple, Goretex, Ill Bill, Casual, Planet Asia ou Da Flyy Hooligan. Cette accumulation de talents pourrait sembler indigeste mais c’était sans compter sur le talent du beatmaker pour tourner des titres à la fois dépouillés et délicats. Les rythmiques assez rêches, très souvent contrebalancées par une trouvaille plus mélodique, respectent l’univers de chaque MC et dégagent une vraie impression de savoir-faire (le son de l’ensemble est assez énorme), pas étonnant alors que des rappeurs aussi confirmés se soient laisser embarquer dans ce projet. On ressent d’ailleurs un certain plaisir à être là chez tous les acteurs, sensation contagieuse à l’écoute ce très bon Acoustic Shadows qui sera à n’en pas douter dans les bilans de fin d’année des auditeurs les plus sérieux..

Rabbit : J’avais déjà dit par ici tout le bien que je pensais de The Art Of Reanimation, c’est donc un plaisir de voir Dead Perry - dont Discogs nous dit qu’il viendrait plutôt de la baie de San Francisco, fief justement des Hieroglyphics dont Casual est un membre éminent et accessoirement du label Anticon en son temps - confirmer avec ce disque toujours défendu par le label hollandais Below System Records son talent pour des productions à la fois tendues et d’une noirceur magnétique (Facelift, You’re DEAD, ’83 Canadian Hollow Tips) ou parfois plus décalée (les accents gothiques appuyés de Maximum Overdrive, ou Call Me Snake avec ses synthés façon score de slasher). Une atmosphère résolument funèbre qui n’empêche pas pour autant quelques pas de côté plus mélancoliques à l’image du piano affligé samplé sur Overkill avec Hus Kingpin au micro, des allures de soundtrack rétro à la John Barry de Head Hunters ou encore du final tristounet Writing On The Wall, autant de contributions à la finesse et à la richesse de ce disque qui s’annonce en effet comme un outsider de poids à l’heure des bilans.



Farma G - How To Kill A Butterfly



Namor : C’est sur High Focus Records que ce MC, issu du duo de vétérans Task Force, sort son premier album solo. Dans un écrin qui sera familier aux adeptes du label, et du rap UK en général, fait d’ambiances embrumées et de samples choisis avec soin (mention spéciale au titre Found That Funny et ses guitares psyché), le flow bien assuré de Farma G, malgré un certain phlegme tout britannique, fait clairement la différence. On sent chez le MC une certaine facilité à épouser ces beats, assez variés mais unifiés dans une ambiance générale un brin étouffante, transformant ce premier essai en un sans-faute.

Rabbit : Entre l’ethno-psychédélisme instru de Chemo aka Telemachus et le punch décontracté de Ramson Badbonez, c’est un bien beau début d’année que nous offre le label britannique High Focus, effectivement confirmé par ce premier opus de Farma G, entre groove narcotique (Bearskin Coats, Found That Funny) et vibe presque gothique (Say It How You See It, Peet, le clavecin de Me Oh My) aux samples de soundtracks parfaitement à mon goût (magnifique In Between The Lines, mis en musique par un certain Cuth du duo Adam And Cuth), avec également pas mal de piano du côté obscur, cf. Junkyard, Here Come The Gods ou Angels (les deux premiers étant produits par le rappeur lui-même). Ajoutez à cela un solide emceeing fluide et sans chichi et cela suffit amplement à faire de How To Kill A Butterfly une valeur sûre du premier trimestre 2025.



IDK Young J. & pty - At Ease.



Namor : Producteur extrêmement prolifique (il en est déjà à presque une dizaine de projets en 2025 !) venu d’Irlande, pty s’acoquine ici avec le Texan IDK Young J. Après avoir exploré les méandres ambient, trip hop, house ou même acid jazz sur ses projets instrumentaux ou ses remixes (pour Armand Hammer notamment), le beatmaker s’assagit un peu ici pour offrir au MC des beats ciselés. Le goût de pty pour les arrangements amples colle bien au flow traînant du MC qui s’accommode très bien des sons les plus mélancoliques mais prend réellement son essor sur les productions plus « exigeantes » de son compère. L’intelligence de l’Irlandais ici est de savoir tempérer ses envies d’expérimentation par quelques trouvailles mélodiques, violons, piano ou voix éthérées, qui équilibrent l’ensemble (procédé flagrant sur le titre Guided Missiles & Misguided Men par exemple). Le talent du beatmaker saute ici littéralement aux oreilles tant il semble s’amuser avec toutes les influences qui parcourent sa musique, passant de samples jazzy ou soul (TTIDFL) à des ambiances plus abruptes (The Man Responsible) avec la même aisance. Tous ces éléments font de cet album un bien bel exemple d’harmonie entre un MCing maîtrisé et un beatmaking à la palette assez large pour satisfaire un maximum d’auditeurs à la recherche de rap pointu mais pas trop.

Rabbit : Je découvre pour ma part le travail des deux bonhommes, et si à l’exception du massif et percutant Guided Missiles & Misguided Men une certaine douceur domine ce projet ouvertement inspiré du roman "Tout s’effondre" de l’auteur et penseur nigérian Chinua Achebe abordant notamment l’impact négatif du colonialisme britannique sur les traditions et croyances locales, ses sonorités feutrées entre soul, afrojazz (Sacrifices) et samples d’orchestrations rétro (The Iron Claw) permettent de bien jolis contrastes avec le flow assuré du Texan (d’origine nigérienne justement), en plus de rendre compte par des techniques de production modernes de ce choc des civilisations (cf. T.T.I.D.F.L. et son espèce de trip-hop aux accents brésiliens étouffé au low pass filter, It’s Still You avec ses choeurs hachés ou encore les soupçons d’autotune d’une remarquable discrétion sur l’irrésistible What’s Not To Like ?? ou le morceau de conclusion). Une mise en abyme qui fait la part belle à une certaine dimension narrative, presque chapitrée, centrée comme le précisent les liner notes sur un personnage aux multiples existences incarné par le rappeur, avec pas mal de monologues, dialogues ou passages déclamés qui n’enrayent en rien pour autant la belle fluidité de l’ensemble.



Krohme - Before The Animals Know You’re Dead



Rabbit : Producteur actif depuis plus de 20 ans ayant à son tableau de chasse des collaborations avec Chuck D, Arrested Development, Ras Kass, Hell Razah ou Canibus pour n’en citer que quelques-unes, Chris Moore aka Krohme est également connu pour les influences rock et metal qu’il cultive depuis ses débuts, lesquelles l’ont notamment amener à bosser avec Slipknot ou Earth Crisis et à "inventer" le "doom bap", fusion atmosphérique de boom bap et de guitares metal jouées live. Revenu aux affaires sérieuses il y a quelques années après une petite traversée du désert dans les 10s, il nous avait fait très belle impression l’an passé avec le superbe Divine Reciprocity (cf. #14 ici) produit pour Pruven dans cette veine à la fois insidieuse, cosmique et empreinte de spiritualité que le MC affectionne. Un album que l’on pourrait néanmoins qualifier de léger en comparaison de Before the Animals Know You’re Dead, disque de producteur aux multiples invités souvent classieux (Mr. Lif, Sage Francis, Cappadonna, Moka Only, Sleep Sinatra... excusez du peu) où l’on retrouve le goût du Virginien pour un rap du côté obscur tirant tantôt sur l’abstract crépusculaire (le morceau-titre, The Levee Breaks), un onirisme cristallin mais inquiétant (Scorpion’s Harpoon, Comrades) et les télescopages guitaristiques en question (des stellaires Float et River Monsters au heavy Dernier Cri), entre deux incursions boom bap plus classiquement 90s mais aux ambiances solidement travaillées (Mustard Gas, Kitchen Sink), et même un peu de ragga des enfers aux distos glauques à souhait (Womb2TheGrave). Une réussite, qui m’a même fait tomber des nues au moment de réaliser que Lambs vs Lions, sommet du disque aux 6’15 riches en textures viciées et autres samples de gialli évoquant les soundtracks de Morricone pour Dario Argento, bénéficiait d’une contribution du Belge Kreng, petit génie du dark ambient funeste tirant sur le darkjazz dont on ne sait pas vraiment comment il a atterri là... mais en bon chouchou de nos colonnes, on ne peut évidemment que se féliciter de cet improbable rapprochement.

Namor : Fervent adepte du mélange entre musique électrifiée et boom bap carré, le producteur Krohme aime semble-t-il aussi mixer les MCs pour habiller ses instrus. Ainsi cet album de beatmaker réunit un casting éclectique représentant différentes facettes rapologiques : les anciens de la côte ouest (Kurupt, LMNO) côtoient des représentants de la Grosse Pomme que je n’avais pas entendus depuis longtemps (Breez Evahflowin, Cappadonna, Mr. Lif, Lord Goat alias Goretex) mais laissent aussi la place à des jeunes pousses de l’underground contemporain (Money Mogly, Bub Styles, Ty Farris, G Fam Black, Estee Nack). Cette alliance d’autant de talents et de beats souvent une peu lourds font que cet album est assez dense et peut laisser l’auditeur épuisé à la fin de l’écoute. L’ensemble se révèle au final peut-être un brin indigeste mais ça ne remet pas en cause la qualité du travail de Krohme, chaque titre pris individuellement étant ici de fort bonne facture.



Shitao - Into the Woods EP



Rabbit : À IRM on aime tout autant Shitao pour ses bandes originales imaginaires à la croisée du hip-hop instru et d’un sampling flirtant avec l’ambient ou le néoclassique (citons notamment Aur​è​s 1954 ou l’an dernier Ammonaria aux arrangements de toute beauté) que lorsqu’il recycle les acapellas de rappeurs de chevet avec le même genre de sensibilité onirique (cf. A Host of Angles ou I Hear Voices). Into the Woods appartient à cette seconde catégorie de sorties, un généreux EP qui voit le beatmaker parisien offrir des écrins de contes de fées noirs aux acapellas habités de l’inimitable Billy Woods. Piano funeste (Christine), arrangements inquiétants samplés sur quelque score dissonant (All Jokes Aside), arpeggios horrifiques (Houthi), loops jazzy (Rapunzal, avec Moor Mother) et synthés à la "Twin Peaks" (Red Dust) dominent les débats avec une classe qui n’est plus à démontrer, les instrumentaux servant de bonus pour ceux que les courts formats frustrent en durée.

Namor : N’étant pas un grand adepte de formats courts, j’étais passé à côté de cette sortie de l’ami Shitao. Eh bien c’eut été dommage de rater ça tant le beatmaker parisien sublime le flow de Billy Woods sur ces 7 titres ma foi fort bien agencés. En revanche les adeptes de rap léger et bucolique peuvent passer leur chemin, pas un seul rayon de soleil ne pointera son nez ici. Shitao déploie tout son talent pour nous enfermer dans un univers fait de sons dissonants, de samples inquiétants et de rythmiques pesantes rappelant parfois les ambiances chères au trip hop. Sans trop exagérer, on tient peut-être là ce qui n’est pas loin d’être le meilleur projet de Billy Woods. Bien joué Monsieur Shitao !


Articles - 20.05.2025 par Namor, RabbitInYourHeadlights
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