Alexander Tucker : "écartelé entre la structure et le liminal"

Il faut être honnête, d’Alexander Tucker, on ne savait pas grand chose, seulement ce que ses disques voulaient bien nous en dire et pour peu que vous les ayez écoutés, vous savez qu’eux-mêmes n’offrent pas vraiment de quoi cerner le personnage. C’est qu’on aura bien du mal à catégoriser la musique atypique de cet Anglais du Kent, amalgame surprenant de folk, d’arrangements baroques, d’expérimentations synthétiques et de drone dont la posologie empêche irrémédiablement de lui coller une quelconque étiquette.

Mystérieuse, le plus souvent atonale, portée par une voix singulière tout aussi détachée qu’habitée et un spectre instrumental des plus variés, cette musique interroge énormément. Et ne comptez pas sur Third Mouth, nouvel opus qui paraît ces jours-ci sur Thrill Jockey, pour apporter la moindre réponse, il s’avère tout aussi insaisissable que ses prédécesseurs. Il ne nous restait plus alors qu’à nous tourner vers Alexander Tucker lui-même pour tenter de comprendre d’où peuvent bien provenir les pièces surprenantes qui inondent ses six albums d’un souffle singulier. Aussi concis que ses morceaux peuvent être foisonnants, il s’est prêté au jeu de l’interview mais comme bien souvent, d’explications, il n’y en a guère ! Nous voilà rassurés...

La parole à la défense.


1. Bonjour, pouvez-vous vous présentez en quelques mots, et décrire brièvement votre univers à ceux de nos lecteurs qui ne vous connaîtraient pas encore ?

Salut, je m’appelle Alexander Tucker et j’utilise les courants de la terre pour alimenter mon amplificateur biologique.

2. Pourquoi ce lapin sur la pochette de Third Mouth ? Est-ce-vous qui l’avez réalisé à l’image des précédentes ?

Effectivement j’ai peint le lapin, c’est de l’huile sur toile, le titre est "Excréments". J’aime l’atmosphère distante du dos tourné au spectateur, ça lui donne une qualité humaine. Je pense que ça parle d’attente, de dissimulation et d’espérances.

3. Vous avez un passif post-hardcore, voire post-rock en tant que frontman de Suction, votre groupe d’adolescence, puis des plus remarqués Unhome. Est-ce en réaction à ces expériences de groupe que vous avez commencé à tout enregistrer vous-même, à partir de boucles sur un 8-pistes ?

Oui, je voulais rompre avec la politique d’une situation de groupe, j’avais toujours eu une idée de la manière dont sonnerait un enregistrement multi-pistes de moi-même et j’ai beaucoup aimé le résultat de mes premières expérimentations.

4. On vous a vu également au côté de Sunn O))), Khanate ou encore au sein de Grumbling Fur et The Stargazers Assistant pour divers projets aux tonalités plutôt sombres mais vous semblez peu à peu vous éloigner de cette noirceur en solo, notamment avec Dorwytch l’an dernier dont l’instrumentation était nettement moins plombée voire parfois presque lumineuse. Est-ce un choix conscient pour vous ?

Je pense qu’on peut se faire attraper par les ténèbres, bien que quand je composais de la musique plus sombre je n’ai jamais eu l’impression d’être vautré dans la fange, c’était l’expression de mes sentiments et un document de ces périodes-là, la musique m’a toujours donné et me donne encore le sentiment de me reconnecter avec la vie et une sensation de bonheur, surtout au moment où je crée les morceaux. J’aime la mélodie et l’harmonie dans une chanson et même avec le matériau le plus abstrait j’apprécie les sons clairs et une lumière intense.

5. D’où vous est venu ce goût pour l’improvisation qui semble tenir une part importante dans votre musique ? Et le drone, y a-t-il des artistes en particulier qui vous ont familiarisé avec ce concept ?

L’improvisation et le drone ont été mes premières incursions dans la musique, dans mon adolescence j’adorais faire du drone avec le feedback de ma guitare et improviser avec le son, c’était mon seul moyen de faire de la musique étant donné que je ne savais pas très bien jouer. J’ai bientôt réalisé que ces expérimentations ouvraient sur des paysages sonores avec une imagerie invisible que je pouvais manipuler et sculpter en pièces sonores abstraites.

6. Il y a une grande densité instrumentale et texturelle dans vos chansons, parfois composées de plusieurs parties comme à l’époque du "prog". On pense aussi au "baroque" sous ses formes modernes comme sous les plus anciennes... et vous, qu’est-ce que ces deux termes vous évoquent ?

Mon intérêt commence lorsque les deux mondes de la chanson et du son se réunissent, j’aime que l’équilibre entre les deux soit capable de créer un système complexe où toutes ces choses peuvent exister les unes avec les autres dans le même cadre de travail.

7. A ce propos, votre songwriting et vos mélodies irradient d’une atmosphère presque ancestrale, un peu comme la musique des troubadours d’antan mais avec une dimension plus psychédélique. La folk anglaise des 60’s vous a-t-elle influencé, ou les primitivistes américains tels que John Fahey voire peut-être Mike Cooper avec lequel vous partagez cet intérêt pour les manipulations analogiques et la musique drone ?

J’adore Fahey et les premiers primitivistes, mais aussi des groupes comme Faust qui ont introduit le picking, les cordes et l’électronique dans le format chanson. Mais je n’essaie pas de faire partie d’une mode musicale traditionnelle, et surtout pas de la folk ! Comme tout le monde je suis entouré par tellement de musique et de sons, je suis influencé par le monde autour de moi et la riche histoire de nombreux styles musicaux.

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8. Ecoutez-vous beaucoup de metal ? Ou n’importe quelle autre musique actuelle ?

Je n’écoute vraiment pas de metal actuel, juste Godflesh et du rock et metal classiques.

9. Le space-rock semble également important pour vous, qui avez joué avec Füxa, citez les Spacemen 3 ou vos amis de Bardo Pond sur un titre de Third Mouth. Par ailleurs, des titres de l’album font référence à la SF ou à la fantasy, tel que Amon Hen tiré du "Seigneur des anneaux". La musique est-elle un moyen de vous évader de la réalité ?

J’essaie définitivement d’échapper à la réalité...

10. Sur Third Mouth, votre chant semble plus détaché, voire presque atonal et cela contribue à ce sentiment d’étrangeté qui émane de l’album. Aviez-vous cette idée en tête avant d’enregistrer ?

Mes lignes de chant, c’est ce que je travaille depuis le plus longtemps, sur les albums elles peuvent sembler détachées, mais je m’applique beaucoup à obtenir le son juste, les multiples pistes vocales ont un son qui leur est propre une fois assemblées, je n’essaye pas consciemment de les faire ressembler au son qui sort de ma bouche quand je chante. J’aime quand le chant ajoute une dimension humaine à l’aspect plus sophistiqué du son et de l’imagerie, l’aspect atonal c’est moi écartelé entre la structure et le liminal.

11. Plus généralement, comment procédez-vous, avez-vous un concept en tête avant de commencer à travailler sur un album ? Improvisez-vous autour de bouts de chansons ou de mélodies, d’une rythmique, d’une boucle de guitare ?

Je commence avec des accords ouverts à la guitare et au violoncelle ou avec un son né d’une improvisation avec l’électronique et les synthés. Avec la guitare, j’ai des idées qui me tournent autour pendant des mois jusqu’à ce que la chanson apparaisse enfin. Elle évolue généralement sur une longue période de temps, alors que les bouts de paysages sonores sont élaborés en une ou deux séances, ça dépend vraiment du morceau.

12. Depuis votre arrivée chez Thrill Jockey avec Dorwytch vous bénéficiez d’une exposition critique plus conséquente, comment en êtes-vous arrivé à signer sur le label chicagoan après trois albums chez ATP Recordings ? Cela a-t-il changé votre façon de travailler ?

Thrill Jockey est d’un soutien incroyable comme l’était ATP. Ils parviennent à me faire produire à un rythme plus soutenu qu’à mon habitude, je suis très heureux de sortir des disques chez eux. J’adore le label depuis des années, je suis un grand fan d’Oval et de groupes comme The Sea And Cake et Boredoms, le dernier album de Glenn Jones publié par Thrill Jockey est également fabuleux.

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13. Le titre Third Mouth serait une référence à la glossolalie de votre mère qui vous effrayait étant enfant. Les fantômes du passé, c’est une source d’inspiration primordiale pour votre musique ou vos souvenirs viennent-il simplement nourrir cette atmosphère d’irréalité, de rêve éveillé dans laquelle semblent se mouvoir vos chansons ?

Third Mouth fait référence à une voix passant par un conduit depuis le monde des esprits. J’ai eu une rencontre avec un "être noir" dans mon enfance et je suis assez obsédé par l’autre côté et l’inconnu.

14. Outre Karl Brummer au saxophone, un certain nombre d’amis de longue date sont présents sur l’album, citons notamment Frances Morgan au chant qui joue du violon à vos côtés au sein du Decomposed Orchestra, et Daniel O’Sullivan, multi-instrumentiste croisé du côté dÆthenor et de Guapo. Être en terrain connu, ça facilite la communication, l’improvisation ? Concrètement, qu’attendez-vous de vos collaborateurs ?

Je veux que mes collaborateurs soient complètement eux-mêmes, c’est pourquoi je demande à certaines personnes en particulier de collaborer, d’apporter ce qu’ils font de mieux à l’aventure.

15. Que pensez-vous de ce qualificatif de "freak folk" dont on affuble parfois votre musique ? On vous compare souvent aussi à Six Organs Of Admittance pour la dimension psychédélique et hypnotique de vos compositions, malgré cette sensation de liberté quasi indomptable qui à notre sens vous en différencie grandement. Les étiquettes, les comparaisons parfois réductrices, est-ce quelque chose que vous redoutez ?

Ouais cette étiquette "freak folk" m’insupporte, ça n’a aucun sens.

16. Vous collaborez avec Daniel Beban sous le nom de Imbogodom, projet dont le deuxième album And They Turned Not When They Went vient de paraître chez Thrill Jockey. Pouvez-vous nous dire de quoi il s’agit ?

Ce projet est composé entièrement à partir de boucles de bandes analogiques enregistrées à la BBC quand Dan travaillait là-bas. Nous échangeons les rôles de sonorisateur et d’opérateur de bandes pour créer les pistes. Nous utilisons du bruitage et des techniques de studio pour élaborer des pièces sonores et des chansons tordues.

17. Quelle est la journée typique d’Alexander Tucker ?

Boire beaucoup de thé et lire de la BD française.

18. Aura-t-on la chance de vous voir tourner en France dans un futur proche ?

J’ai quelques dates françaises prévues pour le mois du juin, j’ai toujours adoré jouer en France. Merci.


English version

1. Hello, can you introduce yourself briefly, and describe in a few words your musical world to those of our readers who may don’t know you yet ?

Hello, my name is Alexander Tucker and I use earth currents to power my organic amplifier.

2. Why this rabbit on the Third Mouth cover ? Did you paint it yourself like the previous ones ?

I did paint the rabbit, it is oil on canvas, the title is "Droppings". I like the remote atmosphere of the back turned to the viewer, it gives it a human quality. I think it is about waiting, hiding, and expectations.

3. You got a post-hardcore and post-rock history as the frontman of Suction during your adolescence, and then of the more noticed Unhome. Did you begin to record everything by yourself with an 8-track recorder in reaction to these band experiences ?

Yes I wanted to break away from the politics of a band situation, I always had an idea of what a multiple recording of myself would sound like and really liked the early results of my first experimentations.

4. You also worked with Sunn O))), Khanate then within Grumbling Fur and The Stargazers Assistant for various dark tones projects but you seem to gradually getting away from this darkness in your solo works, including Dorwytch last year whose instrumentation was significantly less leaden and sometimes almost luminous. Is it a conscious choice for you ?

I think one can get too caught up in the darkness, although when I created the darker material it never felt like I was wallowing in the mire, it was an expression of my feelings and a document of the times, the music always gave/gives me a feeling of reconnecting with life and a sensation of bliss, especially when I first create the pieces. I love melody and harmony in song and even with the more abstract material I like bright sounds and intense light.

5. Where did you get that taste for improvisation that seems to play an important part in your music ? And about drone music, is there any particular artist that helped you familiarize with this concept ?

Improv and drone were my first forays into music, in my teens I would love to drone on guitar feedback and improvise with sound, it was my only way to make music as I could not play very well. I soon realized that these experimentations were opening up into soundscapes with a invisible imagery I could manipulate and sculpt into abstract sound pieces.

6. There is a great instrumental and textural density in your songs, sometimes composed of several parts recalling the "prog" era. It also made us think of "baroque" music in its modern forms as well as the most ancient ones... and to yourself, what do these two words conjure up ?

My interest begins when the two worlds of song and sound come together, I like the balance of the two to create a complex system where all of these things can exist with each other in the same frame work.

7. On this matter, from your songwriting and melodies radiate an almost ancestral atmosphere, much like the music of yesteryear’s troubadours but with a more psychedelic mood. Is the 60’s English folk scene an influence to you, or maybe the American Primitive Guitar scene with John Fahey and perhaps Mike Cooper, with whom you share an interest in analog manipulation and drone music ?

I love Fahey and early American primitives, but also bands like Faust who would bring finger picking, strings and electronics into song structure. I am not trying to be a part of a traditional musical mode, especially not folk ! I am like everybody else surrounded by so much music and sound, I am influenced by the world around me and the rich history of many musical styles and modes.

8. Do you listen to current metal at all ? Or any new music ?

I dont listen to any current metal really, just Godflesh and classic rock and metal.

9. Space-rock also seems important to you : you played with Fuxa, you sometimes mention Spacemen 3 and a title from Third Mouth quote your friends from Bardo Pond. Moreover, some tracks on the album refer to Science-Fiction or Fantasy, such as Amon Hen from "The Lord of the Rings". Is music a way for you to escape from reality ?

Definitely trying to escape from reality...

10. On Third Mouth, your way of singing seems more detached, almost atonal and contributes to this feeling of strangeness that emanates from the album. Did you have this particular idea in mind before recording ?

My vocals are the thing I have been doing for the longest, on the records they might seem detached but I put a lot into getting the sound right, the multi-tracked vocals have a sound of their own when put together, I am not consciously trying to make it sound like anything just the sound of what comes out of my mouth when I sing. I do like the vocals to add a human dimension to the over all other worldliness of the sound and imagery, the atonal aspect is myself being pulled between structure and the liminal.

11. More generally, do you have a concept in mind before you start working on an album ? Do you improvise around bits of songs or tunes, a rhythm, a guitar loop ?

I start with open tunings on guitar and cello or with a sound born out of improvising with electronics and synths. With guitar I have things turning around for months until the song finally appears. The song usually evolve over a long period of time, whereas the soundscape pieces are made in one or two sessions, it really depends on the piece.

12. Since arriving at Thrill Jockey with Dorwytch, you got a more consistent critical exposure. How did you come to sign to the Chicago label after three albums with ATP Recordings ? Did this change of label influence the way you work ?

Thrill Jockey are incredibly supportive as were ATP. TJ are good at getting me to produce work at a faster rate than usual for me, I am very happy to be releasing material with them, I have loved the label for years, I’m a big Oval fan and love bands like The Sea And Cake and Boredoms, the last Glenn Jones album TJ released is amazing.

13. The title Third Mouth seems to refer to your mother’s glossolalia wich frightened you when you were a child. Are ghosts of the past an important source of inspiration for your music or maybe your memories are just feeding the atmosphere of unreality, that daydream feeling in which your songs are moving ?

Third Mouth refers to a voice passing through a conduit from the spirit world. I had an encounter with a solid black being in my childhood and am pretty obsessed with the other side and the unknown.

14. Beside Karl Brummer on saxophone, a number of longtime friends play on the album, notably Frances Morgan who sings on a track and usually plays violin with you in the Decomposed Orchestra, and Daniel O’Sullivan, a multi-instrumentalist from Æthenor and Guapo. Being on a familiar ground, it helps with communication, impovisation ? In practical terms, what do you expect from your collaborators ?

I want my collaborators to be completely themselves, that is why I ask certain people to collaborate, to bring what they do best to the table.

15. What do you think of the "freak folk" label used by some people to describe your music ? Besides, you are often compared to Six Organs Of Admittance because of the psychedelic and hypnotic mood in your compositions, despite this great sense of freedom which in our opinion makes your music very different. Do you dread this kind of tags and simplistic comparisons ?

Yeah I can’t stand that "freak folk" tag, it does not mean anything.

16. You record with Daniel Beban as Imbogodom, whose second album And They Turned Not When They Went just been published by Thrill Jockey. Can you tell us more about this project ?

This project is comprised completely from analogue tape loops recorded at the BBC when Dan worked there. We trade between sound maker and tape operator to create the tracks. We use foley and studio techniques to make sound pieces and warped songs.

17. What’s a typical day for Alexander Tucker ?

Drinking lots of tea and reading french comics.

18. Do you have plans to play in France in a near future ?

I have some frances dates coming up in June, I always love playing in France, thank you.


Un grand merci à Alexander Tucker pour ses réponses et à Dense Promotion pour les avoir relayées tout autant que nos questions.


Interviews - 31.03.2012 par leoluce, RabbitInYourHeadlights


Le streaming du jour #1995 : Alexander Tucker - 'Don't Look Away'

Entre angoisse cosmique et dissections existentielles, le Londonien Alexander Tucker, également peintre et dessinateur de comics à ses heures, décline les couches successives d’un écorché sur la pochette de ce nouvel album solo pour Thrill Jockey, comme pour mieux ancrer le surréalisme de ses folk songs psychédéliques et métissées dans la réalité (...)



Chroniques // 31 mars 2012
Alexander Tucker

Sur Third Mouth, sixième album d’Alexander Tucker, on trouve bien plus que de la folk jouée par un Anglais. Pourtant, à bien y regarder, il s’agit bien de folk, tendance baroque et atypique, jouée par un Anglais. Mais c’est aussi de l’expérimentation chevillée aux boiseries des morceaux, des giclées synthétiques iconoclastes, du drone même. Bref, (...)