Julien Ribot - La Métamorphose de Caspar Dix
Alors qu’une nouvelle décennie est sur le point de voir le jour, Indie Rock Mag vous propose de revenir sur un chef d’œuvre oublié en route il y a de cela cinq ans. Et comme il n’est jamais trop tard pour profiter des bonnes choses, jetons un coup d’œil dans le rétroviseur afin de revenir en détails sur l’un des plus invraisemblables projets que le paysage musical français ait eu l’occasion de nous offrir.
1. Je Flotte
2. Avalée dans le Palais
3. De Saragosse à Barcelone
4. Nue sur un Sofa
5. Fille N° 70
6. Cathédrale de Mr Dix
7. Créature de Bahia Blanca
8. Reine des Métamorphoses
9. L’Œuf de Saragosse
10. L’Antidoute
11. Doctor Oka
12. Femmes Lycanthropes
13. Boîte de Pandore
14. Mort de Luna
Avec ce second album, Julien Ribot parvient à faire voyager son auditeur dans l’espace et le temps pour l’amener loin, très loin, au gré d’une œuvre grandiose, parfaitement cohérente et saupoudrée d’innombrables surprises que l’on se fera un plaisir de découvrir à chaque nouvelle écoute.
Alliant une multitude de sonorités électriques, électroniques et acoustiques, cet artiste polyvalent réussit le tour de force d’exploiter au maximum son imagination musicale, son aisance narrative, et en parallèle comme vous pourrez le constater, ses qualités de d’illustrateur. Après un mois de labeur, sous la houlette de Mr Neveux et accompagné de son Hitoribocchi Orchestra, Julien Ribot accouche d’un album trait d’union entre arrangements kitsch et ambiances artificielles de très bon goût.
Inspiré d’un journal de bord, La Métamorphose de Caspar Dix est en fait un vaste puzzle de tableaux, tous plus beaux les uns que les autres et qui délivre toute sa magnificence à qui se prêtera au petit jeu mis en place. Le but est clair, faire appel à la rêverie, les pistes proposées sont nombreuses et permettent à chacun d’imaginer à sa guise les ingrédients de cette histoire et d’en reconstituer un assemblage personnel.
A présent deux choix s’offrent à vous, se satisfaire de cette lourde promesse et emprunter à l’aveugle le chemin de ce labyrinthe des merveilles, ou se laisser prendre en main par les quelques lignes qui suivent à la lumière des illustrations personnelles de l’artiste.
L’histoire de Caspar et de son étrange destinée vous est contée par un Julien Ribot très à l’aise dans ce rôle, naturellement gâté par cette douce voix que l’on se fera un plaisir d’écouter pendant l’heure nécessaire à l’épluchage de cet album.
La Métamorphose de Caspar Dix
Dans la peau d’un des personnages principaux de ce récit en la personne de Bianca Johansson, on amorce l’histoire dans un climat aussi troublant qu’intrigant. Notre imagination est d’ores et déjà amplement sollicitée, on approche d’un palais mystérieux dont on ne connaît ni le lieu ni les occupants. L’énigme qui se dessine sous nos yeux semble ne pas avoir de réponse supplémentaire aux yeux de Bianca.
Où sommes-nous ? Qui sommes-nous ? Et même quand sommes nous ? Le morceau se clôture sur un magnifique mélimélo futuriste de cordes grinçantes, de beats électroniques et autres bruits inquiétants annonciateurs d’un monde où les notions de merveilles et d’étrangetés semblent se confondre.
A travers la jungle infinie,
La route s’arrête, je descends de la Bugati,
J’avance jusqu’au palais. »
Le temps d’une embardée funky, où une basse sur ressorts invite à emboîter le pas, on entre dans le palais. La narration mise en place laisse toujours la part belle à la description des lieux. On se retrouve plongé en pleine fiction, entouré d’une multitude de créatures fantasmagoriques telles que cyclopes, lilliputiennes ou autres baleines en kimono.
L’atmosphère semble toujours aussi peu contemporaine, nous sommes en fait en 2098, le refrain est robotisé et nous fait voyager un peu plus loin encore. Avalée dans le Palais est une véritable escapade électro-rock et constitue l’un des passages les plus rocambolesques et énergiques de l’album.
Sorte de courtisanes étouffantes,
Se parfument aux nymphéas
En écoutant du death-metal »
Petit retour en arrière, on retrouve Bianca à bord de sa jaguar filant à toute vitesse en direction de Barcelone. Une voix mystérieuse et lointaine appelle notre héroïne, elle est attendue, désirée même, par un certain Caspar Dix qui patiente à l’Oriental Palace. Le morceau plein d’entrain est régulièrement agrémenté de petites plages électroniques programmées à répétition. La fin du morceau nous plonge dans une atmosphère plus sombre avant de délicatement glisser sur les prémices du titre suivant et de mettre en scène l’accident dont est victime Bianca avant de perdre connaissance.
Bianca aime dépasser les bornes
Sous le capot des idées noires,
Dans le rétro ça file dare-dare. »
Une intro aux penchants trip-hop nous ramène vers Bianca dans un tout autre contexte. Aux dernières nouvelles lancée à la rencontre de Caspar Dix, elle a subitement quitté le volant de sa voiture pour se retrouver nue sur le sofa d’une chambre qui lui est complètement étrangère. Les envolées lyriques d’un violon, le chant calme et enivré ainsi que la narration linéaire semblent traduire un état d’envoûtement de la jeune femme qui découvre les lieux et nous livre une représentation très détaillée de la pièce.
Ce petit intermède impassible annonce véritablement une suite d’évènements à venir décisifs. Les oreilles bercées par cette caresse musicale, on se sent complètement transporté dans la peau de Bianca qui enfile une robe mise à sa disposition avant de quitter les lieux.
M’a-ton conduite ?
Dans quel pays,
Ai-je atterrie ? »
C’est ici qu’intervient le personnage de Caspar Dix dont on fait connaissance le temps d’un tube disco-rock sur piste dancefloor. On découvre un jeune homme perturbé, son côté machiavélique exacerbé, en plein exercice de séduction. Julien Ribot met en scène un croustillant dialogue entre un homme et une femme qui le place quelque part dans l’ombre de Serge Gainsbourg. Le texte est aussi simpliste que finement trouvé et prend forme par un petit exercice de style. Tour à tour évoqués dans la discussion, les ajustements jazz, rock, électro et classique se succèdent pour coller parfaitement aux propos tenus. On découvre un Caspar Dix ensorceleur, prêt à tout pour s’attirer les faveurs de femmes étranges et les ramener chez lui pour de bien obscurs motifs.
- Tu trouves ça vraiment pratique ?
- Tu serais exquise, sur la banquise !
- Tu me ferais un kiss, sur la banquette ? »
On retrouve Caspar Dix à l’Oriental Palace attendant Bianca en provenance de Saragosse. Julien Ribot et Caspar ne semblent former plus qu’une seule et même personne. Le piano, instrument de prédilection de l’artiste semble également avoir les faveurs de notre personnage et accompagne avec légèreté ce moment de solitude prononcée. A présent loin de la ferveur des pistes de danse, c’est une ambiance autrement plus intime et dramatique qui rythme l’attente de l’être aimé. Car on le devine à présent, Bianca et Caspar se connaissent depuis longtemps et sont unis par un lien fort malgré leurs jeunes âges (16 et 18 ans). La douceur du piano, et la délivrance promise par l’événement tant attendu forment un contraste saisissant avec les dernières notes lugubres qui retentissent. Car oui, Bianca n’arrivera jamais...
Je lui tendrai mes bras.
Viens, tout contre moi,
Ma douce Bianca, viens approche-toi ! »
Une ligne de basse au son métallique nous amène à la rencontre d’une créature fantastique retenue prisonnière sur une île du nom de Bahia Blanca. Celle-ci est en fait peuplée de petits serviteurs, ceux qui ont recueilli Bianca après son accident et l’ont amenée jusqu’ici. Plus impressionnante que menaçante, elle se retrouve sur le chemin de Bianca égarée en pleine jungle. Le chant résigné évoque une créature à la merci d’un personnage probablement peu scrupuleux et vouée à passer le restant de ses jours engluée.
Jours après jours, je reste là.
Les gens me touchent,
du bout des doigts. »
Un bref intermède hypnotisant nous envoie vers l’épisode le plus énigmatique de notre périple. Installé en plein cœur d’album, on assiste au cheminement conduisant à une bien curieuse métamorphose. Aucun nom de personnage n’est évoqué dans les propos, si bien que de prime abord on se demande l’identité des protagonistes, même si le titre même de l’album ne nous laisse guère de doute. Le morceau prend des allures orchestrales avant de nous rendre notre liberté par le biais d’une délicate conclusion au piano aux allures d’épilogue et aux doux accents de Belle & Sebastian façon Storytelling.
La lumière se fera par la suite progressivement sur ce passage bien mystérieux mais de toute évidence déjà primordial.
D’un empire caché, fait de fleur fanées
Tu es la Reine,
Des métamorphoses, des vertèbres de la nuit. »
Un onctueux brouillard de notes de violons et de bribes électroniques abrite l’une des plus belles compositions de l’album et nous accueille à l’entrée d’un jardin luxuriant. Le chant beaucoup plus apaisé nous amène au beau milieu d’une période plus lointaine, isolée des futurs événements sinistres. Bianca a 6 ans et est alors reliée par la tête à sa sœur siamoise Luna dont on apprend seulement l’existence passée. Caspar est également là et est animé des plus gentilles attentions qui soient envers ses deux camarades. On réalise alors que leur attachement date de leur jeunesse, une enfance au demeurant paisible et heureuse.
Ce morceau est le premier élément clarifiant l’histoire, les fillettes attachées depuis leur naissance sont tenues à l’écart du monde extérieur par leur père et protégées par une muraille en forme d’œuf.
Pour toujours exhaussés
Par un père aveuglé,
D’amour pour ses poupées. »
On poursuit la succession d’épisodes charnières de ce récit. Bianca perdue dans la jungle, à peine remise des ses émotions après s’être réveillée dans un endroit inconnu et avoir rencontré la créature de Bahia Blanca, croise la route du Doctor Oka.
Sur un titre électrique et survolté, le plus dynamique de l’œuvre, on nous met en garde contre ce nouvel interlocuteur. Pleine de gratitude envers ce petit homme blanc qui affirme lui avoir sauvé la vie, c’est en vérité à un être pernicieux que Bianca offre ses bras et accorde toute sa confiance.
Elle prend dans ses bras.
J’aimerais faire comme si,
Je ne savais pas. »
L’identité véritable du Doctor Oka nous est révélée sans plus attendre dans une atmosphère à faire froid dans le dos. Le portrait élogieux de ce talentueux chirurgien qui s’offre à nous est à prendre avec des pincettes. Capable de réaliser les plus belles prouesses médicales comme les plus dangereuses et malsaines expériences, c’est un savant fou à l’apparence peu humaine que rencontre Caspar Dix alors que celui-ci séjourne à l’Oriental Palace. Les milles et une promesses des propos tenus sont encadrées par une ligne de basse soupçonneuse, des nappes glaciales et une batterie désarticulée qui participent à la controverse du personnage.
Appelez Doctor Oka !
Un antidouleur à la place du cœur.
Grâce à Doctor Oka ! »
Les années ont passé depuis l’enfance apparemment brisée de Caspar Dix, le jeune homme traumatisé, passe son temps à boire et à collectionner les images de femmes bizarres et anormalement constituées. Une batterie surchauffée introduit le morceau avant de laisser place aux dernières ardeurs funk de l’album. La ligne de basse est irrésistible est traduit la douce folie qui gagne petit à petit un Caspar Dix à la merci du premier individu manipulateur. Sa rencontre avec le Doctor Oka le transformera en un incontrôlable prédateur au service de celui qui a installé son antre maléfique sur l’île de Bahia Blanca.
Chaudes comme de la dynamite.
Un soir d’été allongé,
Avec elles je m’en irai. »
Une petite intro au piano, suivi d’un décor aux allures orientales rappelle curieusement un certain Meeting in the Aisle de Radiohead. Ce rapport à la bande d’Oxford n’est pas une sensation isolée et se ressent à diverses reprises au cours de l’album, justifiant bon nombre de louanges que l’on peut porter au travail de studio réalisé.
Bianca vient de revêtir la robe qui lui était destinée et sort de la chambre du Doctor Oka. Elle ressent alors la présence de sa sœur, disparue depuis longtemps, et remarque même des statues à son effigie. C’est intriguée par ses curieuses sensations relatives à sa sœur et par sa présence dans ce lieu inconnu que la jeune femme se dirige vers la jungle dans la plus grande des confusions.
Se détend en donnant,
Son amour aux déments.
C’est ici que vit Luna. »
Voici enfin la véritable clé de l’histoire et l’événement déclencheur de la folie de Caspar.
Nous sommes en 2090, le père de Bianca et Luna ne supportant plus leur situation demande au Docteur Oka de réaliser la délicate intervention consistant à séparer les sœurs siamoises. La manœuvre tourne au drame et voit Luna plonger dans un profond coma. Bianca est arrachée à celle qui l’accompagnait depuis toujours, et Caspar expédié à Barcelone, fait les frais d’un traumatisme dont il ne se relèvera pas et qui le suivra tout au long de ses jours futurs. Le chant imbibé de tristesse est magnifié par des arrangements pour une fois très discrets, comme pour nous laisser un peu plus seuls encore face à la mort. Julien Ribot nous abandonne subitement avant de nous asséner un feu d’artifice électronique puis rock de haute voltige.
Poussée par le souffle du scalpel,
Qui découpe nos rêves parallèles,
En deux cent mille étincelles. »
Aussi surprenant que cela puisse paraître, cet album à peine médiatisé n’a rien à envier aux plus grosses productions musicales actuelles et nous offre, qui plus est, un package narratif et pictural du plus bel effet. Des morceaux comme Je Flotte, L’Œuf de Saragosse ou Mort de Luna, ne manqueront pas d’éblouir l’auditeur, et si ce dernier clôt magistralement les festivités, c’est à Reine des Métamorphoses que revient le mérite de mettre un terme au récit.
Arrivé à l’âge adulte et animé par le désir de voir renaître l’osmose qui existait entre lui et les jumelles, Caspar Dix demanda donc au Doctor Oka de procéder à l’opération réparatrice en recollant les deux filles. En échange il offrit l’opportunité au chirurgien de s’installer sur l’île de Bahia Blanca et entama une macabre collection de femmes étranges qui serviront d’exercices aux expérimentations du docteur. Dans cet épisode final, Bianca retrouve sa sœur endormie dans un aquarium, au beau milieu d’une pièce du palais plongée dans l’obscurité. Caspar arrive alors et enlace sa bien-aimée avant de se métamorphoser en petite fille que Bianca continuera de serrer dans ses bras.
Un curieux dénouement donc, au beau milieu d’un univers extravagant, pour cette histoire d’un collectionneur qui finit par devenir lui-même l’ultime pièce de sa collection.
L’œuvre aussi riche que complexe s’offrira uniquement à qui se laissera apprivoiser. Plusieurs écoutes étant nécessaires à cela, on acceptera plus volontiers le relatif anonymat qui continue de frapper injustement cette création singulière. Même s’il faut bien l’avouer, la sensation de faire partie des rares privilégiés a un petit goût jouissif qu’on n’est pas prêt de vouloir abandonner.
Album en libre écoute et disponible en téléchargement sur musicme.com.
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