David Bowie en un seul titre
Chacun son Bowie au sens propre comme au figuré avec cet hommage qui se veut protéiforme comme le fut l’Anglais, reparti sur sa planète le 10 janvier dernier après avoir changé la face du rock à jamais.
Elnorton : N’étant pas le membre de la rédaction le plus habile lorsqu’il s’agit de jouer du contre-pied, il n’est finalement pas étonnant que je m’oriente vers l’un des titres les plus célèbres et les plus accessibles de David Bowie. Starman, donc, quatrième titre de mon album préféré du Britannique, The Rise And Fall Of Ziggy Stardust.
Le contexte dans lequel s’inscrit ce titre est sans doute pour beaucoup dans l’affection que je lui porte. Suivant le magnifique Moonage Daydream et précédant l’étrange mais délectable It Ain’t Easy, Starman est le morceau central de ce qui reste à mon sens comme le plus bel enchaînement de la discographie de David Bowie, étant entendu qu’il est plus difficile de faire entrer la trilogie berlinoise dans ce "classement" plutôt ouvert à des chansons au format pop.
Starman, donc, débute par une vingtaine de secondes d’introduction sur lesquelles l’ambiance semble guillerette. Rien ne peut nous laisser prendre la mesure du choc qui se présente. Et puis, un premier couplet nous fait reconsidérer cette perception hâtive. La voix de David Bowie y est en effet aussi faussement nonchalante que classieuse.
Et puis, après cinquante-cinq secondes, c’est l’apothéose (la première). Un refrain intervient sans que l’on s’y attende, ou du moins, pas de cette manière. Même après des dizaines d’écoute, il y a un paradoxe entre l’aspect contre-naturel de cette irruption et l’évidence qui l’accompagne. La voix de David Bowie est là aussi au sommet, tandis que les cordes de l’instrumentation font partie des plus élégantes qu’il m’ait été donné d’entendre.
Encore une fois, même après des dizaines d’écoute, ce morceau m’apparaît fascinant, déroutant et empli d’émotion. Dans un autre registre, il faudra attendre "Heroes" pour que j’en éprouve autant à l’écoute d’un Bowie. Mais c’est un autre débat. Avec une construction aussi classique qu’un "intro - couplet - refrain - couplet - double-refrain", agrémenté d’une sortie de piste pleine de "la la la la", David Bowie parvient à produire un titre dont l’écoute, le jour où j’apprenais la mort du Thin White Duke, m’a encore arraché quelques larmes.
Lloyd_cf : Pour ma part, je vais jouer l’anecdote. Cet album de Bowie, c’est le seul que je possède en vinyle (les autres sont des CD). A vrai dire, c’est mon père -qui a un an de plus que Bowie, à un jour près- qui me l’a acheté, et ce disque, c’est comme si il était sorti de nulle part. Dans sa très grande discothèque, à part Rebel Rebel en 45 tours, il n’y avait étrangement pas de Bowie. Et pourtant c’est ce disque-là qu’il m’a offert un jour en me disant "ce serait dommage que tu n’écoutes pas de Bowie". Et bon sang, comme il avait raison !
Le titre éponyme, en particulier, celui que j’ai choisi, était assez tordu pour me plaire. Cette voix, encore passée à la moulinette, avec des choeurs quasi faux en fin de morceau, réminiscence, fort certainement, des expérimentations berlinoises, apprendrai-je plus tard, les guitares hallucinantes de Carlos Alomar et Robert Fripp, et bien sûr, sur tout l’album, cette rythmique impeccable et vicelarde à la fois.
Un jour, mon papa m’a expliqué pourquoi il n’avait que Rebel Rebel dans ses disques. "Parce que ça ressemblait aux Stones que j’avais même cru au début que c’était eux". Pour le reste, il m’a aussi expliqué qu’il ne pouvait pas tout acheter à l’époque, parce qu’il devait s’occuper de ses enfants entre autres, ça semble logique. C’était donc un peu ma faute si il n’avait pas écouté Bowie dans les seventies... Alors, pour lui faire plaisir, je lui en ai passé plein, du Bowie... Et il est bien content. Et il m’a dit hier qu’il avait pensé à moi quand il avait appris sa mort, que je devais être triste. Il a raison, mille fois raison.
Merci encore pour Scary Monsters. Ça a probablement changé ma façon de voir la musique, parce que c’est pile à l’époque où j’ai arrêté d’écouter du metal de manière exclusive. Quand on vous dit que Bowie a changé la vie des gens. Même de ceux qui ne sont pas des purs fans.
Norman Bates : Sur l’excellent Hunky Dory (1971), entre autres perles, il y a cette magnifique invitation, toute simple, et qui m’a toujours beaucoup ému. "Will you stay in our lovers’ story / If you stay, you won’t be sorry" : où Bowie invitait tous les ados dingos, les outcasts, les déviants, à foutre au feu leurs devoirs et à le rejoindre. Doigtus un peu camp aux institutions réactionnaires en tout genre (l’école, principalement ; les parents, aussi), Kooks est ce très joli cadeau fait à tous ceux qui se sentent différents : une maison, et le droit de rêver. Au son d’un piano de bastringue qui rappelle la dette que Bowie a toujours eue envers le cabaret et la comédie musicale (dette d’autant plus émouvante qu’elle vient contredire le discours d’abandon des normes que prônent les paroles), Bowie fait plus que compatir : il croit. Il croit en toi, il sait que tu vas grandir, et il te donne la chance de grandir libre et de devenir, toi aussi, un dingo, sans te soucier du qu’en-dira-t-on. Kooks est ce moment, programmatique, prémonitoire, où Bowie prend tous les freaks par la main et les aide à grandir. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le programme sera suivi , et que la leçon sera retenue.
Rabbit : Space Oddity. Parce que cette épopée en apesanteur est l’un des morceaux pop les plus ambitieux et visionnaires de son époque et me colle des frissons à chaque mise en orbite du refrain. Parce que Bowie n’a jamais été aussi émouvant que lorsqu’un Major Tom en perdition mais le cœur en paix fait dire à sa femme qu’il l’aime très fort... elle le sait. Parce que pour la première fois avant les tout aussi géniaux Life On Mars et Starman, Bowie nous faisait décoller pour l’espace et rêver d’un refuge pour les laissés-pour-compte de la normalité, les solitaires en quête d’un ailleurs pas encore souillé par l’humanité et d’où les étoiles semblent différentes, diffusant comme une lueur d’espoir. Parce que le reste de l’album, au songwriting dans l’ensemble nettement moins singulier que ce fabuleux morceau d’ouverture et à peu près tout ce qui suivra dans la carrière du Britannique pour la décennie à venir est néanmoins superbe, sans doute le plus sous-estimé de son auteur et probablement même mon préféré avec des bijoux tels que le sensible Letter To Hermione ou l’intense Cygnet Committee. Parce qu’à l’image de l’un de mes choix alternatifs, Diamond Dogs, je ne saurais dire lesquels des originaux ou de leurs reprises - par Beck pour ce dernier ou Émilie Simon pour un Space Oddity plus carré mais enchanteur et acrobatique - me font le plus d’effet, meilleur témoignage de l’influence que continue d’avoir Bowie sur des générations de musiciens en liberté après avoir adoubé la britpop (sur scène avec Damon Albarn) ou le rock des 90s puis des 00s (les duos avec Placebo et backing vocals chez TVotR ou Arcade Fire), la drum’n’bass (featuring chez Goldie) ou le trip-hop (Nature Boy en collaboration avec Massive Attack). On ne l’en remerciera jamais assez.
Spoutnik : Qu’on soit immédiatement bien d’accord, Scary Monsters (And Super Creeps) est certainement le meilleur album de la période eighties de David Bowie, mais il est assurément loin loin loin derrière toutes les pépites des seventies que mes collègues d’IRM ont mises en avant.
Scary Monsters est un album plutôt inégal, un peu le cul entre deux chaises, post-berlinois donc expérimental (It’s No Game Part.1) mais pas trop (Fashion). Par moment très bon (Teenage Wildlife) mais parfois moins. Commercial ? Je ne sais pas, mais c’est historiquement l’album précurseur du succès planétaire de Bowie. Oui à tout ça, mais voilà, il y a Ashes to Ashes dessus !
Gavé de synthétiseurs et de basses, tour à tour pesant, malade, foutraque ou détraqué, porté par une voix de dingue, délicate et puissante, accompagné d’un clip (truc plutôt novateur pour l’époque pré-MTV), arty, classe, innovant et archi-culte, Ashes to Ashes revient sur un Major Tom junkie et résume selon moi de la meilleure des manières la carrière de David Bowie.
Mais au-dessus de ça, Ashes to Ashes est un titre qui m’a aidé quand tout n’allait pas bien pour moi, un titre avec lequel j’ai chialé, un titre que je n’ai pas bien compris au début, un titre que je ne comprends toujours pas mais qui me fascine, alors puisqu’il ne faut qu’en garder un, ce sera Ashes to Ashes.
Riton : Je dois bien l’avouer, je ne suis allé vers l’Anglais que sur le tard, alors en pleine idylle naissante avec un autre David : David Lynch. Ce n’est donc pas par la musique, mais par le cinéma qu’alors adolescent j’entrais dans l’univers de l’étrange agent Phillip Jeffries de Twin Peaks : Fire Walk With Me. Presque simultanément je me voyais happé par un Lost Highway introduit et conclu par un Bowie surprenant aux portes du rock industriel. I’m Deranged... ou les errances nocturnes automobiles de Fred Madison, le défilement de la route au rythme d’une batterie synthétique effrénée, d’un piano jouant la course et d’une voix habitée comme à son habitude. C’est l’entrée dans quelque chose qui très longtemps me parlera bien plus que les débuts : les accouplements successifs avec Trent Reznor et Nine Inch Nails, pour la tournée d’Outside ou sur Earthling (I’m Afraid Of Americans). S’il a fallu attendre quelques années plus tard que je m’intéresse à Brian Eno pour revenir sur la discographie de David Bowie (trilogie berlinoise en tête), c’est définitivement ce morceau auquel j’associerai le plus de bonnes images. "Dick Laurent is dead" mais Bowie, lui, ne le sera jamais vraiment.
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