L’horizon 2018 de Rabbit - cent albums : #90 à #81
On ne va pas se mentir, l’exercice est toujours difficile, surtout quand on écoute 800 albums par an déjà triés sur le volet. Mais chaque année, ça se complique encore un peu... de fil en aiguille, d’une connexion à l’autre, de labels sortis de l’ombre en artistes émergents, les découvertes nous submergent et de nouveaux horizons s’ouvrent à nous, sans pour autant éclipser les précédents. Rien d’exhaustif donc dans la liste qui suit, pas même au regard de ma propre subjectivité, qui souffre déjà de tant de grands disques laissés de côté...
90. Skrapez - Noise Cerebrum (I Had An Accident)
Rien n’est à jeter chez Tenshun (qu’on retrouvera plus haut dans ce classement au côté du flippant Bonzo) et Psychopop (qui brillait quant à lui cette année sur l’EP Demon Electronics dont on parlait ici). Alors même quand les deux ricains nous sortent un peu au dernier moment une cassette de tournée dont les deux longues suites ne prennent même pas la peine de se fendre de noms plus fouillés que Side A et Side B, on passe outre et on embarque pour 40 minutes de drumming horrifique aux ambiances plus ou moins belliqueuses ou insidieuses, et où saturations et stridences font bon ménage... en ménageant même nos tympans sur quelques plages psycho-hypnotiques au traitement moins noisy pour mieux revenir à la charge à coups de beats épileptiques et implosifs comme on aime. Encore une fois l’un de nos labels de l’année, I Had An Accident ne s’y est pas trompé, fidèle au travail de déconstruction de ces deux démolisseurs de l’abstract hip-hop à la sauce harsh.
89. Zavoloka - Promeni (Kvitnu)
"Sur le thème du feu, élément cathartique par excellence symbolisant les grandes passions mais également la forme de destruction la plus irrévocable, on attendait forcément de la musicienne désormais basée à Vienne une conclusion incandescente [à sa quadrilogie]. C’est bien le cas, et c’est même avec une belle densité retrouvée que Zavoloka nous assène ce chapitre final, dans la continuité post-techno du précédent mais en plus abyssal et inquiétant (Promeni), vrillé de drones abrasifs (Sontse, Bagattya), de radiations stridentes (Zirka) et de distorsions saturées (Gromovytsya), habité par une mystique technologico-viscérale héritée à parts égales de l’indus et des musiques tribales (Flame From Within), massif et oppressant jusque dans ses passages les plus aériens (Inhale the Light). Une géométrie en fusion qui semble vouloir percer les secrets ancestraux de quelque philosophie obscure et oubliée quitte à en finir liquéfié sous les coups de boutoir de beats lourds et profonds (Iskra), et qui en arrive à rivaliser avec les plus beaux rouleaux-compresseurs atmosphériques et ténébreux d’un Monolake ou d’un Lucy."
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88. Sumac - Love in Shadow (Thrill Jockey)
Le Crapaud en parlait très bien dans notre bilan de septembre dernier, ce successeur de What One Becomes est un mastodonte, peut-être moins saisissant que le contraste entre tension tribale et atmosphères décharnées de son illustre prédécesseur mais le trio emmené par Aaron Turner brille toujours par sa capacité à muscler le jeu entre deux passages presque feutrés sur des épopées guitare/basse/batterie plus démesurées que jamais (l’album s’ouvre sur un The Task de plus de 21 minutes...) qui doivent autant au sludge qu’à l’épure subtilement dissonante et déliée de Slint. En constante évolution, étoffés ici et là de beuglantes gutturales, d’orgue introspectif ou de larsens furieux, ces quatre morceaux-fleuves où rage et frustration côtoient mélancolie et contemplation s’avèrent aussi insaisissables et libertaires que magnétiques.
87. Emmanuel Witzthum - Songs Of Love And Loss (Eilean Rec.)
"Pour ce retour sous son véritable patronyme, le violiste Emmanuel Witzthum, musicien de l’Ensemble Intercontemporain fondé par Pierre Boulez ou encore de l’Orpheus Chamber Orchestra new-yorkais nous parle d’amour et de deuil (amoureux ?) mais il met surtout en musique les sentiments qui l’accompagnent au fil des saisons de l’année, le choix judicieux d’ouvrir sur l’automne, époque de dépérissement par excellence, lui permettant de cheminer d’une mélancolie plombée à un semblant de sérénité retrouvée. Le spleen de Eyes Shut, Leaves. Lift In Winds Across. Autumn Skies n’en laissera pas moins des traces longtemps après que la galette ait fini de tourner tant les nappes de cordes neurasthéniques sous-tendues d’harmonies dronesques aux fréquences lancinantes y prennent leur temps pour installer sur 16 minutes faussement austères leur atmosphère de regret persistant et de chagrin intarissable."
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86. Melodium - Flumen (Autoproduction)
Même lorsqu’elle sonne plus électronique qu’à l’accoutumée comme sur cet album aux rythmiques à cheval entre downtempo somatique et drum’n’bass bricolo, la musique de Melodium irradie d’une douceur et d’une mélancolie qui la rend vitale en ces temps où, entre je-m’enfoutisme prétentieux d’un côté et productions léchées de l’autre, la spontanéité et l’humilité des vrais artisans doués semble se faire rare dans le genre. Sorti dans la foulée du plus acoustique Folk Songs où guitare en bois, beats lo-fi et synthés bontempi se taillaient la part du lion à mi-chemin de la chambre d’enfant et des cieux étoilés, Flumen aura mis quatre ans pour agréger sa forme en flots hypnotiques de pianotages amniotiques, de pulsations analogiques et de blips rétrofuturistes, une mécanique des fluides (cérébro-spinaux ?) qui engendre des rêves tantôt candides (Retention part 3, Restitution part 1) ou tourmentés (Retention part 2, Restitution part 2), entre deux enclaves épiques (la suite Submersion) ou cosmiques (Dissipation part 2, Remission part 3).
85. Valance Drakes - Climbs the promise of no real change (M-Tronic)
Pour sa première sortie sur le label électro parisien M-Tronic, le Britannique croisé chez Bedroom Research, Schematic ou encore les excellents I Had An Accident (encore eux) livre un disque onirique aux atmosphères engourdies par le froid, dont les beats subtilement glitchés sonnent comme des bruits de pas craquelants sur un sol verglacé, des field recordings aquatiques ou forestiers s’immisçant parmi les nappes évanescentes aux réverbs irréelles, les pulsations deep et autres foisonnements grouillants de sonorités futuristes aux textures organiques. Quelque part entre quête de spiritualité et trek dans la nature sauvage d’une planète oubliée, Climbs the promise of no real change est un petit bijou d’electronica ouatée dont les instrus en suspension parleront autant aux amateurs de glitch-hop éthéré façon Teebs qu’aux aficionados de l’ambient cotonneuse et globe-trotteuse de Pjusk, Loscil ou Marcus Fischer.
84. Aver - Dressed For CCTV (Village Live)
Le successeur de Die Berlin Dateien (où figurait dans une version alternative ce morceau composé pour notre compil IRMxTP) déroule le même genre de beatmaking dystopique centré sur les drums, la basse et les synthés plutôt que sur les samples (savamment distillés, tout comme les scratches et autres effets psychotropes), avec une fluidité et une complexité grandissantes, faisant définitivement d’Aver l’un des héritiers les plus brillants du Jel de la grande époque d’Anticon (quelques incursions de chant féminin samplé ou remixé aux confins du jazz et du trip-hop et l’apparition du rappeur Cappo sur un titre tendu à souhait évoquant d’ailleurs la salutaire diversité du superbe Soft Money), voire du DJ Shadow des débuts. Dressed For CCTV aurait pu être joué live (la preuve), le metteur-en-son de The Natural Curriculum laissant libre cours à son goût pour les breaks déséquilibrés et autres atmosphères enfumées qui donnent une dimension particulièrement organique et spontanée à ces instrumentaux sombres, insidieux et par moments très cinématographiques (cf. le morceau-titre ou le final Karate In The Dark).
83. Masayoshi Fujita - Book of Life (Erased Tapes)
Toujours armé de son vibraphone aux sonorités cristallines que soutiennent ici des cordes au lyrisme poignant (Snowy Night Tale), et ici et là une flûte aux flâneries bucoliques (le bien-nommé It’s Magical) ou aux envolées pleines d’espoir (Mountain Deer), des bols chantants aux drones apaisants (Fog, et le morceau-titre) ou même une chorale élégiaque composée d’amis musiciens (dont Peter Broderick) sur Misty Avalanche, Masayoshi Fujita met l’instrument au centre de ses compositions célestes et spleenétiques, de cascades carillonnantes en méditations plus épurées. C’est splendide, comme toujours avec le Japonais désormais associé de près au label anglais Erased Tapes qui semble privilégier sur Book of Life le chant lexical de la montagne et de l’hiver, et ses images mentales aussi dépaysantes que mélancoliques (Sadness).
82. Bong-Ra - Antediluvian (Svart Lava)
Contrebassiste et pianiste du Kilimanjaro Darkjazz Ensemble et de leur side project The Mount Fuji Doomjazz Corporation, Jason Köhnen multiplie également les alias en solo, cf. notamment l’excellent White Darkness dont on parlait vaguement ici il y a quelques années. Après avoir exposé Bong-Ra a toutes les extrémités de la musique électronique, du breakcore au hardcore dubstep en passant par une drum’n’bass dopée au ragga, le Néerlandais s’est associé au batteur Balázs Pándi, connu entre autres pour ses collaborations avec Merzbow, Mats Gustafsson ou Keiji Haino. Résultat : ces quatre longs titres viscéraux, sans beats ni sonorités électroniques, influencés par la mythologie égyptienne, dans la continuité de White Darkness en moins déstructuré avec leur mixture de doom, de free jazz versant noisy et de fantasmagories dark ambient (les impressionnants Kheper et Aton), Amun lorgnant même sur un jazz plus mélodique entre deux crescendos caverneux rythmés par les frappes massives du Hongrois tandis que le bien-nommé Oon s’aventure du côté d’un metal rituel aussi efficace que vicié.
81. Le Réveil des Tropiques - Big Bang (Music Fear Satan)
Encore meilleure que le premier - et tout aussi bien en concert à toges, marcels et chemises hawaïennes -, ce deuxième opus du projet kraut/noise de Stéphane Pigneul et Frédéric D. Oberland (tous deux également aux manettes du post-rock cinématographique et nomade d’Oiseaux-Tempête) avait été l’une de nos toutes premières claques de l’année (pour preuve, cette chronique à quatre mains) et a plutôt bien résisté à l’épreuve des écoutes répétées. Il faut dire que ces quatre longs crescendos semi-improvisés, dopés à la motorik, au psychédélisme larsenisant (Synchrotron, HyperNova), aux synthés baroques (L’Effet Casimir) et autres grondements caverneux (Matière Noire) font décoller pour un ailleurs d’où l’on ne revient jamais vraiment, fusionnant hédonisme et appel des ténèbres pour finalement échapper brillamment à toute tentative de réduction.
To be continued...
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