Bilan (20)15 Step 3/3
L’allusion dans le titre à l’un de mes titres préférés de Radiohead est certes alambiquée, mais la démarche ne correspond-elle pas, finalement, au contenu de cette année jalonnée par l’horreur, l’incertitude et la puérilité des crêpages de chignon de ceux qui nous gouvernent ? Et sur le plan musical, alors ? Un bon cru, décliné en trois parties, avec au programme 25 LPs, 5 EPs et 5 singles.
Top 10 LPs
Un top 10 qui parvient à regrouper 11 artistes ? Folie des grandeurs ? Volonté de se démarquer ? Ou tout simplement, et c’est plutôt de cela qu’il s’agit, moyen de masquer un oubli de dernière minute impardonnable. Bref, je crois que rarement, ces dernières années, mon top 10 n’a été si consensuel, et ce n’est pas faute d’avoir donné leur chance à de nouveaux artistes. Au terme d’une année désagréable, il n’est finalement pas si étonnant de constater que, définitivement, les meilleures soupes sont réalisées au fond des plus vieilles marmites. Celles qui, malgré l’usure des années, n’ont toujours pas délivré tous leurs secrets.
10. Deerhunter – Fading Frontier
La presse spécialisée a insisté sur l’aspect cathartique de cet album produit après le grave accident subi par l’Américain. Au vu du caractère immédiat de Fading Frontier, sans doute fallait-il plutôt y voir une nouvelle expérience artistique, assez indépendante, finalement, des déboires rencontrées par Bradford Cox dans sa vie personnelle. On se délectera ainsi des véritables classiques instantanés que constituent des titres aussi percutants que Living My Life ou Snakeskin, en regrettant seulement la présence d’un ou deux morceaux moins convaincants, qui empêchent l’artiste de réaliser un nouveau chef-d’œuvre absolu tel que Halcyon Digest ou Monomania.
10 bis. Le Noiseur – Du Bout Des Lèvres
Mettons les choses au clair d’entrée : certes, l’ombre de Benjamin Biolay plane inlassablement sur Du Bout Des Lèvres. Mais quelle importance, au fond ? A aucun moment, Simon Campocasso ne revêt le costume du vilain copycat ou, pire encore, celui du charognard, si heureux de la mort (artistique, concernant Biolay) d’un aîné qu’il peut ainsi détrôner après lui avoir rendu un dernier éloge (funèbre). Il n’empêche que parvenir à tutoyer la grâce des instrumentations de Négatif ou Trash Yéyé dans une veine pourtant plus minimaliste n’est pas un mince exploit, et le phrasé délicat de celui qui revendique une culture hip-hop est à double tranchant, certains y voyant la transcendance d’une mise en sons soyeuse, quand d’autres resteront imperméables à cet univers. Tant pis pour ces derniers.
9. Courtney Barnett – Sometimes I Sit And Think, And Sometimes I Just Sit
Sans doute l’un des meilleurs titres d’album de l’année, qui, de plus, a le mérite de traduire à merveille l’état d’esprit de la compositrice melbournaise. Après un double EP remarqué, elle parvient à trouver le formule magique ; l’équilibre parfait entre le recyclage d’influences qui vont du Velvet Underground à Sonic Youth, et la sensation d’entendre quelque chose de frais, loin de sentir le réchauffé. L’air de rien, le rock psychédélique teinté de grunge-folk proposé par Courtney Barnett est à la fois terre à terre et aérien. L’artiste ne réinvente pas l’eau chaude, mais elle la répand selon un débit singulier. Cela suffit amplement pour constituer l’un des bols d’air de l’année.
8. The White Birch – The Weight of Spring
Après un crochet par la réalisation de bandes originales – notamment celle d‘Oslo, 31 Août – c’est en solitaire que Ola Fløttum revient vers son terrain de jeu initial : la sortie de disques déconnectés de toute dimension visuelle, si ce ne sont celles qui s’imposent à l’auditeur par la grâce qui accompagne parfois les renaissances. Celle du Norvégien est un cas d’école, et l’artiste convoque un melting-pot d’émotions variées voire contradictoires – de la tristesse à la sérénité, sans occulter la mélancolie – pour accompagner des mélodies dont la maîtrise du songwriting est évidente. Finalement, les sons sont devenus insuffisants pour Ola Fløttum. Aussi, en désertant – provisoirement – les BOs, la nécessité d’un support est apparue. Il a alors remplacé les images par une émotion vivace mais jamais feinte.
7. The Last Morning Soundtrack – Promises of Pale Nights
Avec ce deuxième opus, le Rennais ne se contente pas de promesses, mais transforme habilement l’essai qui conduit l’auditeur vers le pays des songes. Ce dernier voit alors ses tourments se confondre avec ceux de l’artiste, tandis que de bienvenus moments d’apaisement s’invitent par intermittence. La folk aérienne du Breton n’a pas grand-chose à envier à celles de Damien Rice ou Bon Iver, et cela devrait suffire à inciter tous les fans du genre à s’attarder sur ce disque aussi attachant qu’inspiré.
6. Ghostpoet – Shedding Skin
Avec Shedding Skin, Obaro Ejimiwe ajoute un nouveau volet passionnant à son impeccable discographie. Lancé par la tête de gondole que constitue le single Off Peak Dreams, l’album permet à Ghostpoet de se réinventer sans se renier. Les instrumentations hip-hop sont moins présentes qu’à l’accoutumée, les digressions électriques prenant davantage d’ampleur, mais l’artiste ne s’est pas départi de la désormais traditionnelle nonchalance de son flow, qui suffit à transcender l’essentiel des titres d’un Shedding Skin qui s’achève sur un Nothing In The Way dont la justesse d’un piano au rythme binaire et de cordes délicates en font l’un des morceaux de l’année.
5. Will Samson – Ground Luminosity
Entre textures organiques électroniques et sublimes arrangements de cordes, dont la diversité va du piano au violon en passant par les guitares acoustiques, l’ancien Himalaya refuse de choisir et déploie des ambiances sur lesquelles règne l’apaisement. Dès les premières notes, l’auditeur est plongé dans un cocon duquel il ne pourra – sauf contraint et forcé – s’évader tant celui-ci est agréable. A la luminosité évoquée dans le titre de l’opus répond néanmoins la froideur d’un studio monacal portugais dans lequel une partie du disque a été enregistrée en compagnie, notamment, de collaborateurs aussi illustres que Nils Frahm ou Benoît Pioulard. Ground Luminosity est un disque automnal, voire hivernal, et il sera probablement un fidèle compagnon pour les mois à venir.
4. The Apartments – No Song No Spell No Madrigal
Dix-huit ans après Apart, The Apartments publie No Song No Spell No Madrigal. Un disque qui n’aurait jamais dû voir le jour puisque Peter Walsh, le leader du groupe, pensait avoir tiré un trait sur la musique. Il s’offre finalement un retour réussi, allant même au-delà des attentes qui étaient pourtant loin d’être ridicules. En effet, à la faveur de l’admiration que génère l’artiste dans l’Hexagone, un projet de financement participatif a permis au disque de voir le jour. Le musicien y partage un spleen décuplé par la perte d’un fils auquel il rend probablement le plus magnifique des hommages. Face à la douleur, No Song No Spell No Madrigal est à la fois très insuffisant et inestimable.
3. Godspeed You ! Black Emperor – Asunder, Sweet and Other Distress
Trois ans après Allelujah ! Don’t Bend ! Ascend !, le collectif canadien poursuit son œuvre avec une maîtrise et un allant retrouvés. Là où la cuvée 2012 pouvait pêcher par une radicalité exacerbée ne laissant plus de place à la nuance, Asunder, Sweet and Other Distress résonne de manière moins urgente aux oreilles de l’auditeur, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes puisque son prédécesseur s’était fait attendre pendant une décennie.
Efrim Menuck et ses acolytes trouvent en tout cas les ressources qui font désormais défaut au projet A Silver Mount Zion. Le collectif poursuit son évolution en distillant deux pistes plutôt courtes qui font la part belle aux drones (mais pas que), et deux autres, en forme d’odyssées basées sur le mariage de cordes délicates et de guitares abrasives, qui rappellent davantage les origines du groupe, et plus particulièrement la période Lift Your Skinny Fists Like Antennas To Heaven. Les sabots ancrés dans leur savoir-faire traditionnel et la tête ouverte aux évolutions d’un monde dans lequel ils se reconnaissent de moins en moins, les Canadiens produisent ici un disque profondément humain.
2. Blur – The Magic Whip
A force d’être attendu, le nouvel album de Blur était devenu une Arlésienne. En 2012, lorsque le groupe s’était reformé, avec notamment un concert en grande pompe en marge des Jeux Olympiques londoniens, la sortie d’un nouvel opus avait été évoquée. Et puis, plus rien. On soupçonnait les Britanniques d’avoir tenté de renouer avec la magie qui leur avait permis d’accoucher de 13 ou Think Tank sans parvenir à retrouver la recette.
De fait, au début de l’année, lorsque Damon Albarn et ses compères ont annoncé la sortie de ce nouvel opus, c’est la crainte qui a dominé. Non, il ne serait pas dit que, après trois albums géniaux – comprenant un chef-d’œuvre intemporel tel que Think Tank – Blur saccagerait une deuxième partie de discographie proche de la perfection.
Les Londoniens évitent le piège avec brio. Urgent et immédiat, ce disque s’inscrit comme le contre-pied du Everyday Robots sorti par le seul Damon Albarn l’an passé. Sur des titres tels que l’imparable Go Out, on retrouve l’énergie d’un Parklife réalisé alors même que le leader de la troupe avait à peine vingt-cinq ans. Être en mesure de conserver cette verve alors qu’il approche des cinquante printemps, sans pour autant manifester les symptômes d’une « midlife crisis », voici tout le talent du quatuor qui poursuit, avec des titres tels que Thought I Was A Spaceman ou I Broadcast, les expérimentations irrésistibles de Think Tank.
1. Sufjan Stevens – Carrie & Lowell
Pour la troisième fois consécutive lorsque l’année est un multiple de 5, Sufjan Stevens s’invite tout en haut de ce panthéon personnel. Le plus fort, c’est que l’Américain parvient à chaque fois à se renouveler. Aussi, après la pop baroque d‘Illinois et les expérimentations électroniques de The Age of Adz, c’est dans une veine folk dépouillée que l’artiste emporte la mise. Haut la main.
Si tous les disques cités dans ce top ont su générer des émotions extrêmement vives lors de leurs écoutes respectives, Carrie & Lowell est d’une autre trempe. Il est de ces disques qui parviennent à vous arracher des larmes dès les premiers accords de Death With Dignity. Il est de ces disques qui figent le temps sur Fourth Of July. Sans abuser de l’anaphore, il est de ces disques qui parviennent à mêler habilement la nostalgie et l’espoir sur All Of Me Wants All Of You.
Surtout, Carrie & Lowell est l’un de ces disques que l’on se refuse à écouter trop souvent, non pas par manque d’envie, ni même parce qu’on le trouve trop plombant, non, mais seulement parce qu’il constitue, sous son voile de mélancolie initial, une incroyable potion de vie dont il serait incroyablement dommage de limiter les effets dans le temps. Car Carrie & Lowell n’est pas seulement un disque qui nous accompagnera pour quelques saisons. Il sera un fidèle compagnon pour la vie entière. Et bien peu d’albums sont chargés d’une telle évidence dès les premières écoutes. Évidence qui, bien sûr, n’a fait que se confirmer et s’amplifier depuis. Alors disque de l’année, c’est un moindre mal, et pour trouver de dignes concurrents, Carrie & Lowell devra s’attaquer à d’autres cuvées, voire d’autres décennies.
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