Zeitkratzer - Whitehouse Electronics

Quatrième opus de la série Electronics initiée avec Carsten Nicolai, Whitehouse Electronics voit Zeitkratzer se confronter aux compositions barbelées de William Bennett. Il en résulte un disque court mais extrêmement intense qui embarque le cortex dans un voyage on ne peut plus déstabilisant traçant des entailles bien profondes dans le cerveau.

1. Munkisi Munkondi
2. Nzambi La Lufua
3. Scapegoat
4. Fairground Muscle Twitcher
5. Bia Mintatu
6. The Avalanche

date de sortie : 22-10-2010 Label : Zeitkratzer Records

Tout d’abord, ne pas se laisser abuser par le manque apparent de musicalité de l’ensemble. Une première écoute distraite ne permet pas d’aller facilement jusqu’au bout. Impression tenace de maltraiter ses tympans exposés à toute une palette de sons malaisés : stridences papier de verre, ongle sur tableau noir, arsenal de dentiste, crissement de pneu sur l’asphalte, ce genre. Et toujours dans le dérangeant, l’inhospitalier. On se demande bien pourquoi on s’inflige ça. Et puis on y revient, avec prudence d’abord et finalement, souvent et lorsque ça s’arrête, on en veut plus, beaucoup plus. C’est que ce disque est court. Moins d’une demi-heure. Voilà une expérience pour le moins singulière. Jusqu’ici, la série Electronics de Zeitkratzer avançait à pas feutrés avec des opus totalement différents mais bien plus accessibles. De l’ambient profonde et élégante de Carsten Nicolai aux pièces métissées de Terre Thaemlitz en passant par les cris stridents et la noise habitée de Keiji Haino. Le tout impeccablement servi par une formation au diapason, au service total de l’œuvre qu’elle interprète. Ni tout à fait Zeitkratzer, ni complètement l’artiste ainsi revisité. Avec cet opus-là, on retrouve bien le paradigme de la série, en revanche, plus qu’une interprétation, c’est une réinvention que le disque nous propose. Et entendre la formation se frotter à l’œuvre intransigeante de Whitehouse expédie la série dans l’au-delà tout en la maintenant à son niveau stratosphérique. Au-dessus de toutes contingences. En dehors de la définition même du bon goût.

Mais d’abord, un rapide état des lieux. Qu’est-ce que ce disque ? Rencontre entre Zeitkratzer et Whitehouse, entre la technicité sans faille d’un ensemble de musique contemporaine et les idées extrémistes de William Bennett.
D’abord Zeitkratzer : ensemble berlinois constitué de neuf musiciens (plus un ingénieur du son) issus des quatre coins de l’Europe réunis autour de la figure tutélaire de Reinhold Friedl (piano), aux parcours et univers musicaux certes différents mais portés sur l’amplification des sons issus de leurs instruments respectifs et l’utilisation peu orthodoxe de microphones spéciaux. Signe particulier : un anticonformisme on ne peut plus salvateur puisque Zeitkratzer aime s’attaquer avec une jubilation et une rigueur jamais démenties à toutes les musiques, qu’elles soient noise, ambient, électroniques, folkloriques, contemporaines, et cætera. Pour preuve, leur relecture singulière du pourtant très pénible Metal Machine Music de Lou Reed ou, plus récemment, la mise en lumière de quelques compositeurs contemporains comme James Tenney ou encore Alvin Lucier au sein de la série Old School. Un collectif aguerri, technique et sans œillères donc. Surtout, un formidable pourvoyeur d’émotions brutes.

Ensuite, Whitehouse. Formation à la musique pour le moins extrémiste portée sur la retranscription sonore la plus fidèle possible de tout ce que l’esprit humain peut compter d’idées noires, déviantes, voire nauséabondes, de celles que l’on n’ose jamais complètement interroger ou pour le moins regarder en face. La musique de Whitehouse est donc, à l’image du propos qu’elle souligne, malaisée, débordante de haine, violente, amalgame purulent d’idées choquantes, gênantes ou traumatisantes (sons difficilement supportables, destruction de tabous, imagerie sexuelle déviante, totalitaire, perverse). Et aussi extrêmement précise. C’est que le chaos orchestré par Whitehouse est un savant mélange de fréquences hautes et basses, sa Power Electronics porte les stigmates du passé de joueur d’échec international de son très controversé leader, William Bennett fondateur et seul maître à bord de ce monstre radical aux contours barbelés (on le dit fasciste, misogyne ou encore raciste, lui qui refuse de fournir une quelconque grille d’analyse à l’auditeur). L’arsenal déployé pour arriver à retranscrire le malaise et prendre le contrôle sur l’auditeur n’était au départ qu’analogique, puis est devenu numérique avant que William Bennett ne se découvre une passion pour l’Afrique. Et c’est un peu tout cela que l’on retrouve dans ce disque. Une interprétation organique de morceaux extirpés de la période numérique de Whitehouse et zébrée de tambours africains.

Dès l’entame, le ton est donné : de Munkisi Munkondi (titre issu de Bird Seed, 2003), on ne retient d’abord que ses percussions tribales. Mais très vite, il s’avère extrêmement difficile de faire l’impasse sur le travail incroyable des cuivres et cordes qui s’égayent en boucles plus ou moins longues ou accaparent le morceau dans un monologue confus et complètement jubilatoire. Rien à voir avec les stridences vicieuses et acérées de Nzambi la Lufua (Cruise, 2001) qui voient trompette et trombones cracher un panel de notes inquiètes et inquiétantes, suraiguës et déstabilisantes. Et que dire de l’intense jeu entre les trémolos et vibratos violents de Scapegoat (Cruise encore) qui révèlent toute la précision des compositions de Whitehouse si ce n’est qu’il est délicieusement contrariant. Les six morceaux du disque font preuve d’une grande variété dans le traitement sonore de la dissonance sous toutes ses formes et on aurait donné beaucoup pour être présent à Marseille en 2009, le jour de la captation de cet enregistrement. Car il ne faut pas craindre de rentrer dans ces morceaux violents, de fracasser le mur de bruit blanc pour détailler l’architecture minutieuse qui le soutient. D’abord revêche, l’écoute de Whitehouse Electronics fait preuve, au final, d’un pouvoir de fascination insoupçonné mais bien réel.
Incontestablement, Zeitkratzer s’approprie le répertoire de l’Écossais et le présente sous un angle nouveau qui met en lumière tout ce que cette non-musique, de prime abord si peu construite, peut avoir de préméditée, ce qui n’était pas forcément évident à l’écoute des originaux. De même que Whitehouse pousse les Berlinois dans leurs derniers retranchements et révèle au collectif toute la violence et la puissance dont il est capable. Une véritable symbiose, totalement fascinante à écouter, qui transcende littéralement les deux formations à l’œuvre sur cet opus.
Bien sûr, d’aucuns douteront probablement de l’intérêt de s’envoyer un disque comme celui-là, ce qui est tout à fait compréhensible. Mais on objectera prudemment que jamais non-musique n’avait paru paradoxalement si musicale et que l’adoption des stridences malaisées et des ondes brutales de cette confrontation saisissante est, au bout du compte, inéluctable. Une descente abyssale et forcée dans les tréfonds les plus sombres de l’âme humaine et une expérience peu commune qui permet de regarder bien en face l’animal originel que l’on demeure irrémédiablement malgré tous les subterfuges utilisés pour tenter de le civiliser. Un miroir intérieur qui nous renvoie un reflet que l’on ne reconnaît pas ou plutôt que l’on a si peu envie de reconnaître.
Et à l’issue du final apocalyptique de The Avalanche, on se rend bien compte à quel point cette demi-heure paraît courte et à quel point on attend le futur volume de cette série avec impatience. Décidément incontournable.

Un coup de scalpel sonique et vicieux, directement dans le cortex, au travers des os du crane.
Mais avec élégance.
Et préméditation.

Une incroyable demi-heure.


Le site de Zeitkratzer.

La page myspace de Whitehouse.

Chroniques - 03.12.2010 par leoluce
 


2023 en polychromie : les meilleurs albums - #150 à #136

180 albums, car si la frustration demeure de ne pas en citer 100 ou 150 de plus, c’est là que la césure s’avérait la plus supportable en cette année 2023 riche en pépites sous-médiatisées. 180 disques, car le but d’un bilan annuel, de la part d’une publication musicale quelle qu’elle soit, ne devrait pas revenir à montrer que l’on a sagement écouté la (...)