1994 de A à Z - part 1 : d’Alice In Chains à Autechre

C’était il y a 20 ans, Mitterrand était président, C’est Lenoir et le Later With Jools Holland étaient au sommet de leur engouement, un certain magazine "culture et société" alors d’utilité publique s’apprêtait à sauter le pas de la publication hebdomadaire et des compils CD, et il faudrait encore attendre une décennie entière pour que les curiosités des rédacteurs d’Indie Rock Mag commencent à converger autour du Forum Indie Rock, qui donnerait naissance à IRM dans la foulée.

1994, une année charnière pour beaucoup, où le trip-hop et le post-rock allaient trouver leurs noms, où la lo-fi s’apprêtait à connaître une vraie démocratisation, et où la mort de Kurt Cobain deviendrait le mythe fondateur de bien des vocations. L’âge d’or du hip-hop touchait à sa fin, les indie rockeux commençaient enfin à s’intéresser à la musique électronique, les ados finiraient bientôt par se tirer la bourre en choisissant de prêter allégeance à Oasis ou Blur, et entre deux tubes eurodance quelques bons trucs passaient encore à la radio. 1994, une année que certains dans l’équipe ont vécu de plein fouet (plus difficile de s’en targuer pour 1987...) tandis que d’autres en découvriraient les trésors bien plus tard avec la même passion, mais que l’on s’accorde aujourd’hui à vous présenter sous toutes les coutures comme un cru d’exception.


A comme : A l’époque...



Lloyd_cf : Le 20 juin 1994, j’ai noté : "Fête à la Gare d’Eau". Le 21, "Fête de la Musique". Le 23, "Fête à la Gare d’Eau et la Tour"... j’ai noté aussi que j’avais écouté Baby’s Angry de Revolver, Lacrima Christi de Christian Death, Death II de Pulp, Meringue de Moose et Lake of Fire des Meat Puppets... Oui, je notais ce genre de choses-là.

Qu’on soit clairs d’entrée de jeu. Malgré ces notes, en 1994, je n’étais pas au mieux. Après avoir commencé ma scolarité plutôt derrière un Commodore 64 qu’à taper dans un ballon, avec une culture musicale rock remontant à ma plus tendre enfance qui m’avait vu prendre le train du metal puis opérer à nouveau une marche arrière vers les ’60s après la découverte des Pixies, la vague Madchester était passée sur moi, puis le shoegazing, et aussi beaucoup de Velvet Underground et de groupes sombrissimes comme In the Nursery, Christian Death ou X-Mal Deutschland. Je me trouvais malgré tout à ce moment-là au bout du bout de la dernière chance. Exit mes études de sciences avortées, la vie étudiante et ses obligations mondaines en avaient décidé autrement. La Chimie Minérale avait fini de m’achever. En 1994, j’écrivais de la poésie, je traînais du matin au soir habillé tout en noir et je venais de me réinscrire in-extremis en anglais avec la condition d’avoir tous mes partiels du premier coup sous peine d’expulsion de l’Université, et ça a fonctionné, malgré Music Machine, Occase 53 et Expert (les vilains disquaires de l’époque), les concerts, et mon challenge, rude à cette époque, d’avoir un nouveau disque à écouter tous les jours. Avec mon look de viking croisé avec un John Lennon gothique, bon an mal an, parfois au prix de ne pas manger tous les jours à ma faim, j’achetais un CD par semaine. Et des k7. Des tonnes de k7. Oh, la joie de l’abonnement à la Médiathèque ! Oh, le bonheur d’avoir un poste enregistreur de CD ! La découverte de Foetus, de Nine Inch Nails, d’Hector Zazou de Collection d’Arnell-Andréa, artistes dont je n’aurais jamais ne serait-ce que soupçonné l’existence ! Oh, la pâmoison en écoutant chez mes potes The Bridge, de Leer/Rental, chef-d’œuvre injustement oublié de la fin des ’70s, ou des bootlegs des Sisters of Mercy ! Oui, on peut le dire, en 1994, mon univers musical était en pleine expansion.

Spoutnik : En 1994, le jeune Spoutnik est âgé de 16 ans, il est de la fin de la génération X. Au lycée, il a de l’acné et prend du roaccutane, il n’est pas encore un acharné du hip-hop, il vénère plutôt le grunge même si les premiers albums de Rage Against The Machine, de Body Count, puis du Wu-Tang, d’IAM et de Black Moon lui avaient paru comme des révélations.
Le cheveu long et gras, le Spout’ adolescent met aussi des pulls en laine, des doc’s sans lacets et des jeans troués ce qui était à l’époque une sacrée preuve d’émancipation dans la petite ville de province où il vit, il est mal dans sa peau et elle lui le rend bien (cf. acné), il galère pour se fournir en musique fraîche chez l’unique disquaire de son joli petit trou à rats, alors il échange des cassettes avec ses amis chevelus, le CD il ne connaît pas. Par désespoir, il s’abonne au club Dial, il s’achète aussi une guitare électrique qu’il ne touchera pratiquement jamais.
Pour s’occuper, il manifeste contre Balladur, Juppé et le CIP, il est très à gauche comme tous ses amis à la tignasse fournie. Ils ont tous vécu la mort de Kurt Cobain comme une tragédie, lui il en veut à Courtney Love, il en veut aussi un peu à la terre entière, il a 16 ans...

Elnorton : Plusieurs psychologues du développement ont tendance à évaluer le déclin de l’égocentrisme, chez l’enfant, vers ses six ans. C’est précisément l’âge que je venais de fêter en cette fin d’année et à l’époque, si je m’ouvrais au monde, ce n’étaient ni la psychologie, ni la musique qui m’intéressaient, mais plutôt le football avec notamment le début d’une affection incommensurable pour Bernard Lama qui me poursuivra pendant près d’une décennie.
Inutile de préciser, donc, que je suis totalement passé à côté de la sortie du premier album d’un de mes groupes de chevet ultime, en l’occurrence Portishead.
La guéguerre opposant Blur à Oasis allait débuter et, déjà, je me refusais de trancher entre les artistes dont j’apprécie les compositions si ce n’est que, plutôt que la britpop, c’étaient plutôt le générique de Babar et la musique d’ambiance du premier volet de Sonic sur Master System II qui se disputaient - pacifiquement - la plus haute marche dans mon panthéon personnel.

Rabbit : 20 ans déjà, le Lapin n’avait pas encore ses grandes oreilles, trop occupé à passer pro à Street Fighter II’ sur Megadrive et à lutter contre les comédons. Le rock indé ? Un grand inconnu qui le préoccupe moins que les équations du premier degré. Quant à ses premiers émois musicaux, ils lui viendront moins d’Ace of Base - carton à la radio cette année-là et donc bien souvent écouté par défaut - que des bandes originales des westerns de Sergio Leone par Ennio Morricone, alors seul et unique musicien de chevet.

UnderTheScum : Loin de mes premiers émois musicaux, 1994 marque plutôt l’année de mes premiers batifolements amoureux à tenir la main (ne rigolez pas j’étais au primaire) d’une jolie rousse. Il faudra attendre bien des années, passer par du hip-hop peu ragoutant (à l’exception de quelques noms) et ma longue période de rock-metal d’adolescent (comprendre par là : sans grand intérêt) pour finalement avoir le déclic (merci The Smiths) et revenir piocher le meilleur de toutes les époques. Et pour ce qui est du meilleur, l’année 1994 n’en manque pas !

nono : A l’époque nono avait la classe américaine et revendiquait sa liberté d’expression capillaire, jouait dans un groupe de « rock » qui compensait sa relative qualité artistique par la quantité de décibels et, en étudiant studieux, passait beaucoup de temps à la bibliothèque universitaire.

Riton : 8 ans en 94 et une activité musicale aussi glorieuse que le vague souvenir de cette époque. Mes héros de la lo-fi vivaient en plein âge d’or, Pavement sortait Crooked Rain, Crooked Rain, ça s’agitait chez Elephant 6 pendant que Flying Nun battait son plein, bien loin des cours de récréation fréquentées, des colliers de nouilles pour maman et de la Super Nintendo. C’était aussi l’année de mes débuts au saxophone, des tiraillements curieux entre le jazz et les compilations Dance Machine et finalement l’entame (hormis pendant une longue adolescence fermée, réservée au metal) de l’éclectisme schizophrène de mes goûts d’aujourd’hui. Ça avait l’air bien 94 !

leoluce : Il y a vingt ans, j’avais déjà un tout petit peu plus de vingt ans et je n’en garde que peu de souvenirs si ce n’est que je me sentais cerné par l’incertitude et que celle-ci envahissait même mes goûts musicaux d’alors : terroriste pop, inadapté hip-hop, croyant grunge mais pratiquant hardcore, hédoniste noise, attiré par le jazz, les boucles opiacées de Massive Attack, la sécheresse de Swell, l’esprit couillon de Ween et la lenteur de Codeine, c’était le bordel dans mes disques et ça l’était plus encore dans ma tête. La seule chose dont j’étais à peu près sûr, c’était que je voulais poursuivre mes études de sciences. Bien sûr, j’ai fait complètement autre chose mais je conserve de ces années-là l’incertitude de mes goûts musicaux ou plutôt la certitude que je ne serai jamais attiré par une seule chapelle.

Le Crapaud : En 1994, Le Crapaud n’est pas encore un crapaud, c’est un têtard. Il baigne inconscient dans le bain musical ambiant que lui soumettent ses frères et ses parents (Souchon, U2, MC Solaar...). Il ne sait pas encore quel crapaud il voudra être quand il sera grand, mais il est déjà certain (conditionné ?) que la musique rythmera son existence. Bientôt, une niche alimentera sa curiosité, les germes d’un goût vont émerger, sa musique sera « celle que Les Autres n’écoutent pas »... Aujourd’hui, je comprends que cette musique était écoutée, mais par d’autres Autres, que je ne connaissais pas... Je comprends que ce qui s’est joué dans les années 90 a complètement déterminé les contours de ce qui se fait et de ce que j’aime aujourd’hui. J’ai toujours autant la prétention de ne pas faire comme les autres, mais à présent, je sais qu’on est nombreux à faire pareil... J’espère que ce retour sur 1994 pourra fournir une nouvelle perspective pour comprendre et apprécier la musique actuelle.


A comme : Alice In Chains - Jar Of Flies EP



À peine né le mouvement grunge se délite déjà. Avec le recul on aurait dû se douter que le successeur du flamboyant Dirt serait d’une autre trempe. Mais non, tout le monde est pris de court par les arrangements acoustiques de ce Jar Of Flies et son retour aux racines du rock.
Jar Of Flies flirte avec le folk, égrène ses complaintes épurées chargées d’harmonies lancinantes avec naturel et assure au groupe une place bien méritée au panthéon du rock. Et ce chant …



(nono)


A comme : Above The Law / Artifacts



En plein guerre East Coast / West Coast et alors que selon moi l’Est est en train de prendre définitivement le dessus avec coup sur coup en 93 Enta Da Stage de Black Moon et Enter The Wu-Tang (36 Chambers) du Wu-Tang Clan, l’Ouest n’est pas mort ! Même si les belles années du N.W.A. sont derrières, Ruthless Records va encore vider quelques chargeurs avant de s’avouer vaincu, ce Uncle Sam’s Curse d’Above The Law en est le parfait exemple !
L’album est sans concessions, grosses basses poisseuses, synthétiseurs stridents, voix au vocodeur ou à la talk-box, samples ultra-funky, chaleur étouffante, tout l’attirail gangsta West Coast est là, mais ce qui fait la différence avec Above The Law, c’est la richesse et la complexité des titres, Kalifornia ou Black Superman en tête et toujours un Big Hutch impeccable à la production plus intelligente et fine qu’il n’y paraît.



Aux antipodes géographiques et musicaux, les ambiances lourdes et obscures règnent en maîtres sur la côte Est, les Artifacts vont s’en imprégner tout en y ajoutant un peu de couleur, normal pour un trio formé d’anciens graffeurs. Le New Jersey allait ainsi nous livrer l’une des pépites hip-hop des années 90, Between a Rock and a Hard Place est et restera pour toujours une petite tuerie underground de boom-bap décontracté du gland. Paradoxalement, ce disque n’est pas labellisé comme un "classique" par l’intelligentsia backpacker, cherchez l’erreur... Et pourtant, The Artifacts, c’est DJ Kaos, le turntablism qui régale, c’est Tame One et El da Sensei au micro, vitamine et précision, percussion et fluidité, c’est l’accord parfait de deux emcees de légende. Si l’on ajoute à ça les productions de T-Ray et Buckwild, on n’est pas loin d’atteindre la perfection stylistique ! Alors tant pis pour la postérité, "Independant as fuck" , ça marche aussi pour The Artifacts !



(Spoutnik)


A comme : Aphex Twin / Autechre



En 94, on ne parlait pas encore beaucoup d’IDM, dénomination apparue l’année précédente - dans les milieux autorisés comme on dit - pour qualifier les musiciens des compilations séminales de Warp, Artificial Intelligence. Autechre, Aphex Twin, The Black Dog, The Orb ou le futur Plastikman Richie Hawtin, cachés pour certains sous des alias d’un jour abandonnés depuis, autant de musiciens qui allaient contribuer à façonner une esthétique dont Warp deviendrait justement le fer de lance dans la seconde moitié des années 90. Mais n’allons pas trop vite, car d’IDM il n’en est pas vraiment question avec ces enregistrements d’époque des deux figures de proue de la musique électronique intelligente des 90s. Les claviers acides et les rythmiques schizophréniques et fracturées, ce sera pour l’année d’après côté Richard D. James qui préfère alors creuser la dimension contemplative de son Selected Ambient Works premier du nom, flirtant avec les synthés épurés d’un Brian Eno sur ce double album synesthésique aux beats et percussions souvent secondaires voire absents. Un chef-d’œuvre dont les mélodies d’outre-rêve constituent ce que l’Anglais a fait de plus posé et paradoxalement de plus fascinant d’étrangeté, préfigurant par moments les atmosphères amniotiques de Boards of Canada :



Quant à Sean Booth et Rob Brown, encore loin des labyrinthes malaisants qui feront leur réputation de laborantins névrosés, ils livrent avec Amber leur disque le plus accessible, délaissant quelque peu les sonorités percussives du prédécesseur Incunabula au profit d’une approche planante et onirique aux beats en échos assez hypnotiques. D’ailleurs, en dépit d’un Silverside gothique à souhait et d’un Foil déjà bien angoissé, la mélancolie presque candide qui domine ce deuxième opus restera sans suite chez Autechre, Teartear dévoilant en fin d’album les sombres desseins des futurs auteurs de Tri Repetae et Chiastic Slide  :



(Rabbit)


A comme : The Auteurs - Now I’m A Cowboy



1994. Now I’m A Cowboy, le deuxième album des Auteurs, est attendu au tournant. A l’écoute, c’est un tout petit micro-peu la déception. Mon regretté ami Bob me dit : "Ce nouveau batteur, Barney, a tellement moins de finesse que Glenn." Certes. A l’écoute de ce disque, il semble effectivement qu’on a (très légèrement, entre nous) troqué l’extrême raffinement pour la simplicité. S’il semble aujourd’hui un album classique de la bande à Luke Haines, celui-ci en gardera un goût amer, et pour longtemps. Album détesté, renié, on ne sait plus très bien aujourd’hui pour quelles raisons, ses titres seront rarement rejoués en live (Lenny Valentino seulement à la Black Session de sortie dAfter Murder Park un an plus tard) et il faudra attendre que Luke se retourne sur sa carrière à l’occasion du triple Luke Haines is Dead pour les réhabiliter quelque peu. C’est vrai qu’on a du mal à comprendre aujourd’hui pourquoi. Trop lisse ? Trop peu de succès à sa sortie ? Le rêve de revival glam entamé deux ans auparavant avec New Wave et l’album éponyme de leurs rivaux d’alors (Suede) est mort et enterré. La britpop tellement honnie de notre misanthrope britannique préféré achèvera d’ici peu de planter le dernier clou dans le cercueil de la pop élégante et raffinée de Luke qui s’empressera d’écrire un livre qui expliquera comment celle-ci a provoqué la décadence de la musique anglaise. Suivra très rapidement, avec l’aide de Steve Albini, un album rageur en forme de coup de tonnerre et une carrière faite de hauts et de bas, mais toujours servie par un songwriting époustouflant et un cynisme à toute épreuve. Merci, Luke, vraiment, merci. Même pour cet album de 1994 que tu sembles tellement mépriser, car c’était un grand, très grand disque...



Oh, et, accessoirement, en bonus, cet album possédait quelques-unes des plus extraordinaires faces B de tous les temps :



(Lloyd_cf)


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