« Personne ne m’attendait » : une interview de Jason Van Gulick

À l’occasion de la sortie de son nouvel album solo Concrete, nous avons voulu en savoir plus sur Jason Van Gulick, certainement l’un des batteurs/compositeurs les plus singuliers et excitants de la scène musicale contemporaine.

Ça tombe bien, il est tout aussi passionnant de lire le bonhomme que de l’écouter. Interview au long cours où l’on apprend beaucoup sur ses façons de composer, de jouer, de ressentir, sur ses obsessions et ses envies, sur les moteurs profonds qui imprègnent sa musique « instinctive » et « pragmatique ».

À lui la parole.


- IRM : Bonjour Jason, d’abord peux-tu te présenter et nous présenter ton parcours en quelques mots ?

Jason Van Gulick : J’ai commencé la batterie à 15 ans, sans aucune formation musicale préalable. Pur autodidacte, j’ai donc directement pratiqué dans plusieurs groupes de rock qui m’ont fait évoluer vers des musiques de plus en plus « musclées ».
À mon arrivée à Lille en 2001, j’ai découvert la musique improvisée et expérimentale et c’est à partir de là que j’ai pratiqué plus personnellement mon instrument.

C’est seulement à partir de 2008 et plus particulièrement avec mon emménagement à Bruxelles en 2009 que j’ai décidé de concrétiser ce besoin de jouer en solo. La liberté culturelle inhérente à cette ville m’a permis de tester plus facilement plusieurs formes. J’ai tenté d’y rassembler et confronter mes influences sans me mettre de limite. Je voulais travailler l’improvisation avec l’énergie du rock, voir du metal et y introduire des processus d’expérimentation sonore électro-acoustique. Depuis je suis revenu à un travail plus acoustique qui met en relation les percussions et l’espace.


- Tes prestations scéniques sont toujours une surprise, comment te prépares-tu avant un concert ?

Pour commencer je travaille régulièrement seul en improvisant, je recherche continuellement de nouvelles façons d’appréhender mes solos. Ensuite quand j’arrive dans un lieu où je vais jouer, je réfléchis à la manière dont je vais m’installer, là où l’instrument réagis le mieux acoustiquement, où je pourrais aussi déambuler autour, de me faire un parcours dans le public pour y arriver… et puis surtout juste avant, je me prends minimum 20 à 30 minutes tout seul afin de me « chauffer » physiquement et me concentrer mentalement à aller jouer.

- A chaque fois que je t’ai vu jouer en live, et même quand il y avait une scène à ta disposition tu te positionnes proche de ton auditoire, c’est un hasard cette proximité ou c’est plus réfléchi par rapport à la configuration du lieu ?

Ce n’est pas du tout un hasard, depuis plus de 15 ans et dans différents projets, je cherche à jouer au plus proche du public. Les formules solo sont pensées pour ça, elles sont autonomes et faciles à installer. De plus le rapport au son dans l’espace sur lequel je travaille depuis un moment, m’oblige presque à le faire.
Je le fais aussi car depuis un moment, je n’étais pas satisfait de ce rapport entre le musicien et le public qui est imposé par l’architecture des salles ! Quand tu es sur scène, et surtout comme batteur, tu es très isolé et il est très difficile de sentir ce qu’il se passe dans la salle. C’est vraiment frustrant à la longue d’être loin des gens pour lesquels tu joues ! En étant proche d’eux tu peux mieux les voir. Tu peux éviter ce clivage entre artiste et public et instaurer une toute autre relation avec eux. Ainsi les gens se sentent plus concernés par ce que tu joues, ils font attention à ne pas trop parler, on peut vraiment partager ce moment tous ensemble.

- Et quel est ton degré d’adaptation par rapport au ressenti du public ?

Et bien justement, ça serait plutôt le public qui s’adapte. Je leur fais comprendre par ma présence et mon attitude que je suis là avec eux et qu’ils sont avec moi. J’impose mes conditions mais je laisse aussi les gens faire leur vie dans ce moment. Je laisse des fois du silence, le choix d’applaudir ou pas, de se déplacer autour de moi s’ils veulent. Et même parfois je me sers des bruits produits, comme à Gand dans le shop Consouling pendant un show-case, quand un enfant a commencé à jouer avec ses petites voitures en rythme ! Je lui ai laissé la place de le faire et c’était vraiment très drôle comme moment.


- On attaque avec ton dernier album solo Concrete, quelle est la démarche artistique inhérente à la création de cet album, sa genèse ?

Cet album est la finalité d’un long travail qui commence au début de mon envie de jouer en solo, il y a 10 ans déjà ! En 2005 j’ai découvert l’album Drumming de Fritz Hauser, batteur et percussionniste suisse. Il contient une dizaine de pièces solo enregistrées en 1986 dans un musée berlinois pensé par Walter Gropius, membre fondateur du BAUHAUS ! Ça a été le déclic : une batterie solo dans un espace réverbérant, en lien avec l’architecture. Ayant plus jeune étudié l’architecture il me semblait vraiment intéressant de refaire le lien avec cette discipline dans ma pratique sonore.
Donc après plusieurs années à essayer de recréer une ampleur dans le son grâce à des effets électroniques, j’ai décidé de jouer directement dans l’architecture et en acoustique. J’ai pu, à partir de 2014, avoir accès à la Halle B de la Condition Publique, un lieu industriel à Roubaix reconverti en espace culturel pour LILLE 2004. Cette salle sonne merveilleusement bien pour ce que je fais ! J’y ai effectué plusieurs résidences notamment pour la création d’un solo « Résonance Architecturale ». Pendant ces temps de création, j’ai pu tester différentes approches d’enregistrement et affiner la façon dont je pouvais composer et jouer avec la réverbération de 10 secondes du lieu. Le résultat est Concrete  : 5 pièces de percussion et batterie dans lesquelles le son du lieu devient une véritable composante de la musique

- Comment les morceaux ont pris forme ? Était-ce une construction sur la longueur avec des apports réguliers ? Ça a été assez rapide ?

J’ai tout enregistré in-situ pendant les résidences. Le gros du travail s’est fait sur 5 jours en juillet 2015. Dans ce contexte, j’installe tout et enregistre seul. Je travaille sur des matières que je connais et aussi j’improvise beaucoup. Je fais des essais et construis les morceaux au fur et à mesure et dans des va-et-vient. Je réécoute directement les prises et recommence s’il le faut avec d’autres intentions et temps de jeu.
J’ai ensuite laissé reposer et commencé à reconstruire et mixer les sons. Je suis revenu dans la salle en février 2017 pour compléter des prises avec d’autres instruments (notamment une grosse-caisse géante de 32 pouces !!!) et donner à l’occasion d’autres directions aux morceaux. Le mix et le mastering se sont fait entre avril et mai 2017. L’album est sorti en janvier 2018 ! Donc ça a été finalement assez long ! Mais je n’avais aucune pression donc j’ai pu prendre ce temps pour avoir le résultat que je voulais, tant sur le son que sur le graphisme et la forme finale du disque.

- Je sais que tu utilises une table d’effets électroniques, tu aimes bien expérimenter sur ce type de matériel, à quel point l’as-tu utilisée sur Concrete, qui est beaucoup plus acoustique que Entelechy, et quel était l’objectif de cette utilisation sur cet album ?

En fait, j’utilisais une table mais depuis 2014, j’ai arrêté tout ça ! J’ai vraiment tout repris en acoustique ! J’aimais chercher les sons avec ce matériel mais ce n’était pas tout à fait satisfaisant pour moi à la longue. J’avais comme l’impression de tricher. Le travail en acoustique m’oblige et me permet d’aller beaucoup plus loin dans la recherche de son.
Entelechy était le résultat de ces recherches, avec des effets et une amplification, Concrete est celui de l’évolution, un travail dans l’architecture où le lieu crée l’effet et diffuse le son naturellement.

- Pendant les sessions d’enregistrement comment as-tu travaillé le rendu des textures sonores ?

J’ai pensé à des matières que j’ai agencées et pas forcément à des morceaux. C’est un langage et une manière de penser proche de la musique contemporaine.
Dans ce genre de contexte tout ne marche pas. Elles m’ont presque été imposées par l’acoustique du lieu et surtout chaque élément que tu joues prend beaucoup de place ! Avec un minimum de 8 secondes de réverbération, un coup de caisse claire ou de cymbale est déjà un acte sonore que tu peux laisser vivre et s’éteindre. J’ai donc joué sur le silence et l’espace avec des matières très simple mais aussi sur plusieurs couches de son qui se complètent notamment sur Concrete 4 où tu as un drone de grosse caisse avec une batterie doom, un drone de cymbale chinoise et une mini clochette...

- Comment fonctionne Jason Van Gulick ?

Ahaha ! Et bien il fonctionne comme il peut. Je suis très instinctif et en même temps pragmatique. Je fais les choses par passion et par envie. Je ne sais pas vraiment me forcer, je dois être inspiré et en confiance pour me produire et créer. Et cela autant pour mon travail en solo que pour les autres projets musicaux dans lesquels je m’investis.

- De manière générale, qu’est-ce qui t’inspire ? Que trouve-t-on à la base d’un morceau ?

Le son du lieu et l’ambiance où je joue m’inspirent beaucoup ! Comme je disais précédemment, je suis très instinctif, je travaille en amont la technique pour laisser cours à ce que je ressens quand j’improvise. Il n’y a pas de grandes théories fumeuses derrière mon travail, les fondements sont clairs et pas forcément conceptuels, je suis quelqu’un de très « concret », c’est du ressenti, je laisse les choses m’imprégner.
Je me base sur du jeu, des improvisations, des chemins qui se dessinent, des fréquences qui fonctionnent ensemble, des réactions acoustiques qui me surprennent, des accidents…

- Il n’y a jamais de paroles, de chant, de mots et pourtant, il semble tout de même que ta musique - inquiète, solennelle, au bourdon omniprésent - dit beaucoup sur ta vision de l’époque ou de l’avenir. Qu’en penses-tu ?

En effet, ce n’est pas une musique très optimiste, tout comme l’est une partie de moi-même. Face à la bêtise environnante, quotidienne, la destruction de notre environnement, le manque de compréhension entre les gens et la généralisation de la communication virtuelle, je suis atterré ! Néanmoins, je ne pense pas à tout ça quand je joue. Cet album gronde et bourdonne mais c’est surtout dû au fait que le lieu où j’ai enregistré m’a emmené vers ce type de jeu. Aujourd’hui j’ai envie de ramener un peu de lumière et de joie dans ce que je fais ; le prochain album sera sûrement complètement différent.


- On te compare souvent à un « architecte sonore », mais ta musique fait tellement appel aux émotions que je n’arrive pas à adhérer à cette idée à 100%. J’ai toujours trouvé ta musique profondément mystique voire organique parfois. Quelle est ta position sur le sujet ?

Moi non plus je n’adhère pas vraiment à ce terme ! Je ne suis pas architecte au sens propre du terme. Je suis tout d’abord musicien, et j’utilise l’architecture comme composante du son que je produis ! C’est différent. Ce terme est en même temps réducteur car il implique que mon travail ne va que dans ce sens alors que je me laisse aller dans d’autres directions. C’est tout le problème des sorties de disques qui ont mis du temps à se réaliser. Concrete est presque la finalité sur ce thème architectural. Aujourd’hui je mets en place un tout autre travail basé sur les fréquences et les réactions physiques qu’elles peuvent entraîner. Comment m’appellera-t-on alors ?
Et oui je considère ma musique comme organique avant tout. Elle sort de mon intérieur, moins du cerveau que de mes tripes.
Quand au côté mystique, là honnêtement, je ne sais pas trop comment me positionner là-dessus. Il y a tout une scène, notamment dans le black métal et le post-hardcore, qui se revendique mystique, occulte, rituelle, mais franchement pour avoir trainé et joué dans ce milieu, j’aurais tendance à fuir tout ça et ne pas m’inscrire dedans. Ce côté peut-être ressenti par les gens quand je joue, on m’en a déjà fait la remarque. Je laisse chacun se faire son ressenti et son chemin vis-à-vis de ça.

- Et aussi, il me semble que la démarche créative est chez toi aussi importante que le résultat fini, c’est pour ça que tu aimes autant les improvisations ?

La création est très importante pour moi. Elle a un effet cathartique sur ma vie et m’a permis de vivre mieux dans ce monde ! Sans ça je ne sais pas comment gérer mon rapport aux autres et la vie en général. Une nouvelle fois, je le fais par passion et j’ai besoin de but pour continuer à le faire. C’est tout le problème de comment continuer à produire et créer, avoir le temps, les moyens suffisants pour donner vie à ses projets. C’est une question qui est d’autant plus d’actualité car je quitte le système de l’intermittence artistique et dois retrouver comment gérer au mieux les temps de création et diffusion.
Mais tout cela n’est pas lié à l’improvisation. J’aime improviser car, par rapport aux projets plus rock dans lesquels je joue, elle me permet une liberté totale ; elle me connecte à mon instrument, les gestes que je fais pour produire un son, l’espace dans lequel je joue, le public autour… Elle me régénère et m’oblige à être exigeant ! Ce n’est pas comme un set que tu joues tous les soirs en tournée avec un groupe, tu dois être dedans à chaque moment et être conscient ! C’est de la musique vivante et transformable à volonté ! Voilà pourquoi j’aime tant improviser !

- Tu as été hyperactif ces derniers temps : Bison Bisou (un temps), Ed Wood Jr, Sum Of R, soutien à CHVE, y a-t-il un projet en particulier dont tu es le plus fier (en dehors de tes productions solo) ? Et comme ça, si tu en avais la possibilité, avec qui ou quel groupe rêverais-tu de collaborer ?

En effet depuis 4-5 ans j’ai laissé de la place à d’autres projets et collaborations. Et encore, tu n’en cites qu’une partie. Mais sans vouloir être désobligeant ou paraître arrogant, c’est de mes solos dont je suis le plus fier car c’est le projet le plus personnel et exigeant que j’ai jamais construit.
Sinon j’aimerais beaucoup rencontrer et jouer avec Fritz Hauser qui m’a tant influencé pour commencer ce projet. Et pour ce qui est de jouer de la musique plus musclée, je rêverais de jouer sur un album de Breach, qui est l’un des rares groupes typés post-hardcore que j’écoute et apprécie encore !

- Six années séparent Entelechy de Concrete. Alors c’est vrai que tu as collaboré avec pas mal d’artistes mais pourquoi le temps a-t-il été si long ?

Parce que tout ça prend du temps ! Je suis seul à tout gérer (création, production, diffusion, communication…). Qu’il faut trouver le bon moment pour créer, mixer, produire, trouver les labels, le financement… et qu’il faut pouvoir aussi travailler et vivre d’autres choses aussi en dehors de la musique !
Et puis personne ne m’attendait, je n’avais pas de pression à part celle que je me mettais pour que ça avance. Pas de plan promo pour caler des tournées. Mais il est vrai que c’est long ! En même temps c’est passé très vite et l’album est arrivé au moment il devait, ou c’était cohérent dans ma vie.

- As-tu déjà quelques idées pour un futur album ?

Honnêtement non ! J’essaye déjà de promotionner celui-là et je laisse un peu de temps pour me re-stabiliser vu que je suis revenu habiter en France fin 2017. J’ai besoin de me ressourcer et de trouver une nouvelle direction. Par contre j’ai du son déjà enregistré pour un plus petit format et j’aimerais bien m’y mettre pour sortir une nouvelle « courte » pièce de 17 minutes...

- Que trouve-t-on en ce moment a proximité de ta platine ?

J’essaye de rester ouvert à ce qui se fait mais j’ai du mal à trouver des choses qui me font vibrer. Du coup je me remets pas mal de vieux trucs en fait : Breach, Faith No More, Primus et Neurosis (jusqu’à Time Of Grace). Et dans du plus récent les albums de Clutch, d’Esmerine et Godspeed You ! Black Emperor… et puis Partchimp, le plus chouette groupe live que j’aie jamais vu et entendu !
Je m’intéresse aussi à la musique contemporaine et répétitive, avec des pièces de Yannis Xenakis et Arvo Pärt notamment et un approfondissement des pièces de Steve Reich. Je vais aussi à des concerts de classique, musique que je connais finalement assez peu.


Un grand merci à Jason pour sa patience, sa gentillesse et sa disponibilité.


Interviews - 09.06.2018 par leoluce, nono


Le streaming du jour #1835 : Jason Van Gulick - 'Concrete'

On avait beaucoup aimé (voire plus) Entelechy, le précédent album de Jason Van Gulick (2013) et si on l’avait croisé depuis dans de multiples collaborations, on attendait impatiemment la suite. Elle sort enfin ces jours-ci.