Tir groupé : ils sont passés sur nos platines (21/10 - 27/10/2019)

Chaque dimanche, une sélection d’albums récents écoutés dans la semaine par un ou plusieurs membres de l’équipe, avec du son et quelques impressions à chaud. Car si l’on a jamais assez de temps ou de motivation pour chroniquer à proprement parler toutes les sorties qu’on ingurgite quotidiennement, nombre d’entre elles n’en méritent pas moins un avis succinct ou une petite mise en avant.





- Aidan Baker - The Forever Tapes (9/09/2019 - Broken Spine Productions)

Rabbit : En attendant son second concert Sulfure en un an au côté du quintette à cordes belge Bow Quintet pour une performance inédite au Vent Se Lève (Paris 19e) le 30 novembre prochain, c’est dans une veine plus dynamique mais tout aussi impressionniste qu’à l’accoutumée que l’on retrouve le Canadien sur cette sortie à la croisée de l’hypnotisme kraut (Night Drive, dont les cascades de murmures en écho ne sont pas sans évoquer le chef-d’œuvre Lost in the Rat Maze), d’un shoegaze qui en remontre aux sorties récentes des cadors reformés du genre (Anglev, meilleur que n’importe quel morceau des derniers Ride et Slowdive, on ne vous fera même pas l’affront de reparler du MBV), d’un post-rock aux élans évanescents (Synaptic Firing) et d’un indie rock liquéfié (Fragmentary Beings, Lost Keys) lorgnant sur l’électronica (In the Meadow) et bien évidemment l’ambient (Climbing Into Light, In & Out of Darkness). Sommet du disque, le narcotique Lurking in Some Corner emmené par un clavier funèbre continue quant à lui sur la lancée du lynchien The Dream Man’s Shuffle enregistré pour notre compil IRMxTP, et cerise sur le gâteau, une version ambient de l’album vient en délayer les textures oniriques tandis qu’une troisième relecture, judicieusement nommée Forever Versions, les étire sur 6H d’abstractions propices à l’abandon des sens.

Elnorton : Je n’aurais guère d’élément à rajouter par rapport aux propos de mon compère (si ce n’est défendre le dernier Slowdive, mais nous friserions le hors sujet), et je n’ai pas poussé le vice jusqu’à écouter les deux versions supplémentaires de ces excellentes The Forever Tapes qui se suffisent à elles-mêmes en l’état. Lurking In Some Corner et ses boucles étriquées poussées à l’extrême jusqu’à l’arrivée de paroles hypnotiques constitue en effet un grand moment de ce disque qui, de toute manière, ne contient pas de temps mort. La tension est à son comble en permanence sur ce disque, depuis le krautrock faussement aseptisé du Night Drive initial jusqu’aux dernières notes. Ambitieux et minimaliste, Aidan Baker est fidèle à lui-même et l’on ne trouvera sans doute pas grand-monde dans les couloirs de la rédaction pour s’en plaindre.


- Recorded Home - L’Angle Du Monde (1/10/2019 - autoproduction)

Elnorton : L’Angle Du Monde, première sortie du dernier projet de Jean-Sébastien Nouveau, frontman de Les Marquises, ne contient qu’une piste de vingt-six minutes. Mais l’immersion est totale. Dès les premiers field recordings granuleux. Et lorsque après deux minutes et trente secondes, la voix du Lyonnais résonne, nous sommes immédiatement lovés dans un cocon douillet, sorte d’oasis au milieu d’une instrumentation ambient pourtant empreinte de menace. Comme toujours avec Jean-Sébastien Nouveau, la musicalité est maculée d’une bonne dose d’expérimentations bruitistes. Plus encore qu’à l’accoutumée, ces dernières prennent probablement le dessus et l’alternance entre crescendos épileptiques et dénuement quasi-total renforce la sensation d’un - paradoxalement - délicieux étranglement.

Rabbit : Merci au Tir Groupé sans lequel je serais peut-être passé à côté de cette sortie solo de l’ex Immune dont le spoken word épuré ou le chant doublé aux doux accents de schizophrénie sur fond de field recordings naturalistes et de progressions fantasmagoriques m’évoque avec bonheur les derniers opus de David Sylvian, une prose du rêve, de la récollection et de l’introspection dont les différents mouvements musicaux tantôt aériens, percussifs et polyrythmiques ou saturés et lancinants épousent les visions volontiers claustrophobes et inquiétantes.


- Czardust (Ohbliv & Sadhu Gold) - The Ra​(​w) Material (11/10/2019 - Fat Beats)

Spoutnik : Quand on connaît ce que font individuellement le producteur virginien Ohbliv affilié à la Mutant Academy (Fly Anakin, Koncept Jack$on ou Big Kahuna O.G.) et l’emcee/beatmaker philadelphien Sadhu Gold proche de Mach-Hommy, Your Old Droog, Tha God Fahim, Westside Gunn, de Griselda Records et du Nature Sounds, on ne peut qu’être sous le choc en découvrant Czardust  ! Car même si on savait que ces deux là font partie de la frange la plus créative du hip-hop underground actuel, The Ra(w) Material ne ressemble à rien de connu ! Sorte de pont entre le Quasimoto de Madlib et le Captain Murphy de Flying Lotus, ce Czardust a poussé Ohbliv et Sadhu Gold loin, très loin de leurs zones de confort respectives ! Le résultat est grand, immense, jubilatoire et fascinant. Dès cavemen, la sensation d’écouter quelque chose de singulier se fait sentir et elle ne s’atténuera pas, bien au contraire. A la manière d’un soundclash improvisé, The Ra(w) Material déborde d’idées et de samples. Trop ? Non, car même si toutes ces boucles et ces voix qui se chevauchent peuvent sembler aléatoires, voire chaotiques, le puzzle prend rapidement forme. phantom of the options, palette cleanse, serpent power ou whattup sont des petits chefs-d’œuvre qui marqueront mon année 2019. Des pistes un peu trop maquillées et à la philosophie douteuse, certes, mais la frontière entre bordel et génie n’a jamais été aussi fine !


- Saáadon - мреть EP (21/10/2019 - Grains Of Sand)

Rabbit : Les aficionados du label BLWBCK de Romain Barbot se souviennent peut-être de Sádon et de leurs ballades brumeuses et sombrement oniriques. On avait un peu perdu de vue de le duo russe, c’est encore le Toulousain qui le remet sur notre route via cet EP enregistré avec son alias Saåad sous le nom-valise de Saáadon. Forcément, les productions de ces deux titres toujours aussi langoureux et fantomatiques, hantés par le chant murmuré aux allures de suppliques mystiques de Donat Mavleev, y ont gagné en profondeur sous l’effet des nappes modulaires ascensionnelles et granuleuses de Barbot, et on a hâte de savoir si ce nouveau projet d’ores et déjà immersif et envoûtant débouchera sur une sortie plus étoffée !


- Amber Fog - Other Time EP (18/10/2019 - autoproduction)

Rabbit : Nouvelle identité parallèle de l’excellent Andy Cartwright aka Seabuckthorn, Amber Fog le voit délaisser sur ce premier EP téléchargeable à prix libre et auto-diffusé discrètement par le l’Anglais sa fameuse guitare au jeu primitiviste et virtuose au profit de synthés aux brumes futuristes mâtinées de chœurs éthérés (ceux de Dave Anderson sur l’introductif Toms Corner), de pulsations granuleuses (Telepathing), de percussions sismiques (Erupt Cycle) et autres nappes désagrégées (Vanished Through) à rapprocher des derniers travaux de Talvihorros ou de Terminal Sound System. Comme eux, le musicien semble dépeindre ici la déréliction d’un futur désenchanté (The Hunt For Mid October) mais laisse un peu de champ à l’espoir d’une renaissance qui sonne encore aussi imprécise qu’intangible (Summer Hail). Superbe.


- MAVI - let the sun talk (15/10/2019 - autoproduction)

Rabbit : Spoutnik en parlera mieux que moi puisque c’est lui qui nous a mis sur le chemin de ce jeune rappeur nord-carolinien dont les productions soul et introspectives se frottent à un goût pour le low-end classieux à la J Dilla (eye, i and i, and nation, guernica), un jazz drogué jusqu’à la basse slap (omavi, moonfire) voire quelques atmosphères carrément cauchemardées (ii, Ghost). Le flow en apparence nonchalant de MAVI s’avère passionné et plus investi qu’on ne l’imaginait de prime abord sur des titres aux boucles minimalistes qui mettent ses courants de conscience en avant (selflove) et c’est finalement sans posture ni esbroufe que s’exprime le talent du bonhomme sur cet excellent premier LP sorti de nulle part... ou pas forcément en fait, je laisse la parole à mon compère !

Spoutnik : Le 〈sLUms〉 Collective commence à faire parler de lui et c’est une bonne chose parce que des pépites comme ce Let The Sun Talk, on en demande tous les jours ! Porté par MAVI, Adé Hakim, Jazz Jodi ou Booliemane et proche d’Earl Sweatshirt, MIKE, Pink Siifu ou Slauson Malone, ce "crew" (dont je vous conseille de retenir le nom) prône le retour à un certain hip-hop lo-fi, intime et downtempo avec des morceaux courts, structurés autour des boucles délicatement tremblantes et des beats brumeux mais efficaces. Ce premier album de MAVI (après 2 excellents EPs : Beacon et No Roses) en est l’archétype et le génial condensé que Rabbit a très bien résumé ! Tout jeune diplômé en neurosciences, MAVI nous ouvre là son âme à travers 13 vignettes incantatoires comme autant de monologues intérieurs portés par un flow nonchalant car non linéaire. Let The Sun Talk a les défauts de la jeunesse mais le résultat est pourtant d’un équilibre remarquable, tellement qu’il fait penser au milo des débuts. On ne peut que souhaiter à MAVI d’enchaîner les perles comme son aîné et c’est avec impatience qu’on attendra sa prochaine sortie ! Son avenir ne peut qu’être passionnant !


- Matteo Uggeri - The Next Wait (13/09/2019 - Infraction)

Elnorton : Nous avions découvert Matteo Uggeri il y a deux ans à l’occasion d’un Open To The Sea paru chez Dronarivm et composé à quatre mains avec Enrico Coniglio. La sortie de son album The Next Wait, cette fois en solo, constitue un formidable prétexte pour se rappeler au bon souvenir de l’italien. Batteur et trompettiste de formation, Matteo Uggeri propose une odyssée ambient étouffante. Le chemin n’est pas monotone, il est jalonné de sentiers cuivrés aux vocalises tourmentées (Attesa) et avec quelques balises jazz (Take Care). Sur cet enregistrement, pensé depuis 2013 alors que sa femme Gaia qui assure la partie vocale susurrée de Family Man était enceinte, le retrait des rythmiques étonne. Matteo Uggeri est désormais père de deux enfants âgés de cinq et deux ans auxquels il dédie ce disque, mais c’est bien de l’appréhension et des tensions familiales générées par les différentes phases du processus de paternité qu’il est ici question. Plus cristallin dans sa seconde partie, basée sur une mélodie au piano de la Japonaise Mujika Easel avec qui il avait déjà collaboré précédemment, The Next Wait prend alors une dimension aussi expérimentale que contemporaine, et s’il emprunte des virages assez secs, il ne tourne jamais en rond et ne se perd pas dans une quelconque auto-complaisance. De fait, Matteo Uggeri n’endort pas l’auditeur. En revanche, il sera bientôt l’heure de dormir pour ses enfants...

Rabbit : Entouré d’une poignée de musiciens amis dont Enrico Coniglio à la guitare et à l’orgue justement, Nicola Ratti aux bidouillages électroniques ou la pianiste Mujika Easel donc sur les troublants First Night Home et Take Care dont les dialogues ciné de couple dans la tourmente et autres clapotis de salle de bain instaurent une atmosphère lourde d’anxiété, Matteo Uggeri alterne sur ce disque sérénades acoustiques aux dissonances subtiles et pièces plus expérimentales. Si les secondes déroulent leurs méditations claires-obscures dans un demi-silence pesant (...and Then This Endless Love), les premières sont illuminées par des vocalises féminines aussi capiteuses que fantomatiques, des chœurs de Jenny Oakley aka Empty Vessel Music sur le magnifique A Lot of Last Things to Be Done... aux susurrements de sa moitié Gaia Margutti sur le superbe Family Man, improbable réinterprétation de Black Flag, en passant par l’oratorio neurasthénique de Dominique Van Cappellen (des groupes Baby Fire, ou encore LAS Vegas avec Eugene Robinson d’Oxbow) sur un Attesa dont le background donne à entendre le genre de scénettes de vie familiale par field recordings interposés qui semblaient hanter l’Italien à l’approche de sa paternité. Un disque sensoriel d’une grande honnêteté.


- Klone - Le Grand Voyage (20/09/2019 - Kscope)

Baron Nichts : Après un interlude acoustique remarqué avec Unplugged, Klone retrouve les sonorités électriques pour son dernier album Le grand voyage. Le désormais trio pictavien délaisse les distorsions épaisses de son précèdent opus Here Comes The Sun au profit d’un rock progressif « pinkfloydien » modernisé. Le résultat transcende par son onirisme spirituel plus mélodique que religieux, les neuf compositions du LP dégageant une clarté bienveillante aussi bien par leurs instrumentations que leurs voix. Au cœur de la tempête où s’expriment ces réverbérations limpides, le groupe revient avec parcimonie à ses fondamentaux pour mieux immortaliser le chemin accompli. Ce périple volontairement téméraire mérite bien une écoute attentive.

Rabbit : En dépit d’indéniables subtilités héritées de électronique autant que du blues ou même du jazz sur le chouette Indelible, et une relative sobriété musicale de la part d’un groupe estampillé metal progressif (pour le coup en effet on pense plutôt à un prog rock atmosphérique assez posé, faute de riffs vraiment massifs ailleurs que sur The Great Oblivion), je n’ai jamais réussi à vraiment passer le cap du chant clair aux émotions un peu trop exagérément mises en avant et nettement plus démonstratif que son écrin sonique.


- Aven - Aven (20/03/2019 - autproduction)

Rabbit : Basé en région parisienne et fort d’un background bipolaire de DJ weirdo aux goûts électronica pointus comme on aime (The Dogue) et de noiseux sludgy aux compos joliment déglinguées (D.S.T.), Aven sortait en mars dernier son premier album ambient, home recording dont la pochette fait immédiatement penser à des musiciens de chevet comme Rafael Anton Irisarri. Planant et intrigant mais aussi capable de ressorts plus dramaturgique (LV-426) voire insidieux (la mélodie de synthé angoissante de Big Silverfish ou la nébuleuse claustrophobe presque Lovecraftienne du final Waterbed), cet album homonyme proposé à prix libre fascine surtout pour ses affinités avec les astres, tour à tour contemplés d’ici bas (91 Currents) ou rejoints en une douce ascension d’arpeggiators stellaires (German Breakfast). Belle découverte !


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