Portishead - Third
Il est des artistes qui, dès leur premier essai, marquent suffisamment les coeurs et les esprits pour être élevés d’emblée au rang de "cultes". Portishead est de ceux-là. En 1994, le trio de Bristol sortait Dummy, véritable perle trip-hop dont le titre phare, Glory Box, fut largement relayé par les radios. Il fut suivi trois ans plus tard d’un deuxième album éponyme des plus réussis. Mais depuis, plus rien. Ou si peu : un merveilleux album live enregistré lors d’un concert à New York. Beth Gibbons, Adrian Utley et Geoff Barrow ont ensuite poursuivi leur route, parfois ensemble, souvent séparément jusqu’à cette année, avec Third. L’équipe d’Indie Rock Mag s’exprime sur l’un des albums les plus attendus de la décennie.
1. Silence
2. Hunter
3. Nylon Smile
4. The Rip
5. Plastic
6. We Carry On
7. Deep Water
8. Machine Gun
9. Small
10. Magic Doors
11. Threads
On savait depuis longtemps qu’un troisième opus de Portishead était en préparation, que le trio se voyait régulièrement pour jouer et enregistrer des morceaux ensemble, mais même si à chaque fin d’année naissait la rumeur d’une sortie imminente, il n’en fut rien jusqu’en ce début 2008.
Si je vous dis Portishead, ça vous évoque quoi ?
Caribou : Bristol, 1994. Ce groupe est devenu culte en 2 temps (les albums studios) et 3 mouvements (le Live In Roseland qui vous prend aux tripes). Je suis d’avis qu’à la municipalité de Bristol, il faudra un jour où l’autre qu’ils fassent honneur à ce groupe.
Casablancas : Contrairement à beaucoup ici, je n’ai pas grandi avec Portishead. J’ai découvert sur le tard. Dummy tout d’abord puis le Live In Roseland. Je me suis dit que finalement. Finalement Portishead n’était qu’un groupe de malades schizophrènes. Oui, j’ai mis longtemps avant de comprendre l’intérêt de leur musique.
Rabbit : Ce que ça m’évoque... Ma découverte un peu en retard du foisonnement bristolien de la première moitié des années 90 d’abord. Ensuite, deux albums d’exception, un groupe qui au lieu de se contenter de suivre le mouvement initié par Massive Attack a construit son propre univers de spleen urbain où la musique désincarnée sert d’écrin oppressant au chant torturé de Beth Gibbons. Evidemment un live extraordinaire surtout en vidéo avec ses seize morceaux issus du même concert (là où le CD perd quelque peu en cohérence avec ses propres versions de Glory Box et Sour Times) et leurs arrangements à coller le frisson. Enfin, tous les compositeurs de BO qui ont inspiré ces deux premiers diamants noirs, Lalo Schifin et Isaac Hayes d’abord, tous deux samplés sur Dummy, et puis bien sûr Ennio Morricone et John Barry. Je ne pouvais que tomber amoureux de ce groupe.
Spydermonkey : J’ai également découvert Portishead sur le tard et j’ai commencé par le Live In Roseland. Ce fut une véritable révélation dès les premières notes. Les accords de l’orchestre seuls m’ont transportée dans leur univers. En fait, ce disque m’a littéralement fait planer. Il devenait donc évident pour moi d’écouter les albums studio. Par contre, si le CD du live perd en cohérence, je préfère la version de Sour Times.
Casablancas : Je crois qu’en fait ça a été le Live In Roseland pour moi aussi la révélation. Je crois aujourd’hui préférer les albums studio, mais c’est véritablement ce disque qui m’a permis de rentrer dans l’univers des anglais. Sinon je crois que j’en serais resté à ma première impression. Un grand gâchis d’évité en quelque sorte !
Caribou : Et en effet le DVD est superbe aussi.
Third peut paraître surprenant et moins évident de prime abord, quelle fut votre toute première réaction après écoute ?
Caribou : Moins évident, je ne crois pas, surprenant, oui, une fois de plus. Ma toute première réaction a été de crier sur tous les toits que cet album était absolument démentiel. J’ai monté le son, je m’en suis mis plein la gueule, je me suis régalé, et c’est pas prêt de s’arrêter.
Casablancas : Oui moi aussi je le trouve même peut-être plus facile d’approche et d’accès que ses prédécesseurs. Peut-être parce que maintenant j’ai le recul pour apprécier la musique et l’univers de Portishead. Peut-être. Je ne sais pas. Moins facile peut-être pas. Mais tout aussi givré, ça oui !
Rabbit : Ah non au contraire je le trouve moins évident, moi, cet album. D’abord parce qu’il mêle des sonorités moins homogènes que celles des deux précédents opus, ce qui peut rebuter un peu au début. Ensuite parce que certains morceaux, davantage basés sur les rythmiques, sont moins mélodiques, plus dissonants que ce à quoi le groupe nous avait habitués jusqu’ici. Lors de mes premières écoutes j’ai ainsi eu beaucoup de mal avec les percus carrément indus de Machine Gun, un morceau que je trouve toujours assez poussif d’ailleurs avant que n’arrive à la fin ce clavier minimal à la John Carpenter qui emporte tout.
Caribou : Ah oui, le final est excitant comme un bon film de Kubrick.
Spydermonkey : Je suis du même avis que Rabbit. Il m’a semblé bien moins évident, notamment quant à la "dureté" du son. C’est peut-être dû au fait que, justement, j’ai été plutôt surprise de l’orientation du disque, très différente de celle des deux premiers. Il m’a donc fallu plus de temps pour m’en imprégner et en fin de compte ma première réaction fut plus réservée que celle de Caribou.
... et avec plus de recul ?
Spydermonkey : Avec le recul, ma réaction rejoint la première de Caribou ! La richesse de Third est tout simplement incroyable et malgré les très nombreuses écoutes, je découvre presque à chaque fois de nouveaux aspects, sur le fond comme sur la forme. Et même si le style est évidemment différent, je trouve qu’il s’agit plus d’une évolution, tant "l’esprit" de Portishead demeure présent.
Caribou : Comme quoi, on arrive tous au même verdict. Et les morceaux explosifs tel que We Carry On et Machine Gun me font simplement dire que ce groupe en a encore sous le pied. Ils continuent à oser, à innover tout en perpétuant le son qu’on aime entendre chez eux. Maintenant je ne pense pas qu’on ait encore assez de recul, mais je suis convaincu qu’il y a de belles années en perspective pour cet album et pour la suite s’ils s’en donnent la peine.
Casablancas : Ce stade n’est pas encore atteint, je suis d’accord. Et il ne le sera sûrement pas avant longtemps tant ce disque est riche et profond. J’aime beaucoup le mélange entre les titres les plus nerveux et les plus calmes toujours superbement appuyés par le voix à la fois angélique et démoniaque de Beth Gibbons. Les rythmiques plus mises en avant donnent un côté malsain au disque, comme sur leurs précédents albums. Mais les compositions plus mélodiques et bouleversantes compensent, ce qui donne étrangement un disque avec plusieurs univers différents et pourtant tellement compact et homogène.
Rabbit : Oui c’est vrai qu’avec le recul je me suis fait moi aussi à ce changement de style assez radical sur certains morceaux, qui prouve finalement que malgré dix ans d’absence, et même s’il a nettement "pris du retard" sur Massive Attack ou Alpha par exemple dont les productions s’avèrent de plus en plus passionnantes et aventureuses, le groupe a encore des choses à dire et se montre toujours capable de renouveler un minimum son univers, voire même de sonner urgent et actuel sans pour autant sacrifier aux tendances musicales du moment. Toutefois, malgré la beauté de certains morceaux - je pense en particulier au bouleversant The Rip et ses espoirs évaporés au réveil, au refrain poignant de Magic Doors dont l’envolée instrumentale rappelle le Talk Talk de Spirit Of Eden et ressort d’autant mieux au milieu de ces percussions hip-hop à la Run-DMC, ou à Threads, final hanté qui me fait fortement penser à l’atmosphère de cauchemar urbain d’un autre morceau de clôture mais signé The Third Eye Foundation celui-là, et parmi les plus mémorables qui soient : In Bristol With A Pistol, point d’orgue du génial You Guys Kill Me - je n’oserais pas comparer ce nouvel album tout de même un peu inégal aux deux joyaux précédents, définitivement hors de portée.
Caribou : Faut pas dire ça ! Il y a juste un morceau avec du banjo qui sème un peu la zizanie, mais sinon c’est parfait.
Casablancas : En fait, plus j’écoute l’album plus je m’aperçois que ce sont réellement les compositions les moins brutes qui m’intéressent le plus. Des morceaux comme Machine Gun - que j’ai immédiatement apprécié moi ! - sont ceux qui s’épuisent le plus vite. Alors qu’au contraire The Rip ou Magic Doors laissent apprécier leur beauté épurée avec le temps. Je les trouve de plus en plus beaux au fil des écoutes.
Avez-vous suivi les différents side-projects des membres du groupe pendant le silence de Portishead ? Que vous ont-ils inspiré ?
Rabbit : Du talent à revendre. D’abord Beth Gibbons, que personnellement je n’imaginais pas musicienne aussi accomplie et qui s’est révélée à mes yeux avec le sublime Out Of Season en réussissant l’exploit de surpasser dans mon coeur les deux opus de Portishead.
Spydermonkey : J’ai adoré cet album, qui fut l’un de mes préférés de 2002, mais il reste en dessous des Portishead pour moi, même s’il est vrai que Beth Gibbons a atteint une maîtrise vocale jusque là inégalée avec le groupe.
Caribou : Il n y avait pas un mec qui l’accompagnait sur cet album ?
Spydermonkey : Si, Paul Webb de Talk Talk justement, aka Rustin Man. Ils se sont rencontrés alors que Webb cherchait une chanteuse pour son groupe O’rang. C’est vrai d’ailleurs qu’il est trop souvent oublié.
Rabbit : En tout cas cet album entre folk atmosphérique, soul hantée et envolées à la John Barry est d’une beauté et d’une classe rarement égalées je trouve... Ensuite il faut parler d’Adrian Utley, musicien notamment sur trois des plus beaux albums des années 2000, bien sûr cet Out Of Season en 2002, mais avant ça dès 2000 sur le Felt Mountain de Goldfrapp (qu’on rêvait alors en relève idéale de Portishead, avant que le duo ne nous surprenne de la pire façon avec un virage électro-pop pas vraiment convaincant... heureusement qu’ils ont fini par remonter la pente avec leur dernier album) puis sur le merveilleux It’s A Wonderful Life de Sparklehorse l’année suivante. D’ailleurs en parlant de Goldfrapp, pour la petite histoire, le compositeur / arrangeur / producteur du groupe Will Gregory a participé au fameux Live In Roseland (il jouait au sein de la section de cuivres) et faisait partie du quartet jazz d’Adrian Utley au début des années 90... Enfin, il faut également dire un mot de la très belle production de l’album de The Coral, The Invisible Invasion, par Utley et Barrow.
Spydermonkey : J’ignorais la participation d’Adrian Utley aux albums de Goldfrapp et Sparklehorse. Et en effet, la production du troisième opus du combo anglais est très réussie. D’ailleurs, The Coral signe là leur meilleur album selon moi.
Casablancas : J’avoue que tu me la coupes là Rabbit avec les collaborations d’Adrian Utley. Felt Mountain, It’s a Wonderful Life et The Invisible Invasion... Je n’en soupçonnais rien. J’avoue que c’est surtout cette dernière qui m’intrigue. Les univers de The Coral et Portishead sont assez éloignés, quoique le fossé se soit réduit sur le dernier album des liverpuldiens (c’est le meilleur d’ailleurs hein bande de petits malins). En tout cas, j’écouterai ces albums sous un autre angle. Et Adrian Utley ne fait que monter encore dans mon estime.
Spydermonkey : Non, le meilleur est le troisième !
Rabbit : On se calme les enfants, on se calme ! Ah ces jeunes...
Spydermonkey : ...et oui, la collaboration m’avait aussi semblé surprenante lorsque j’en avais eu connaissance (avant la sortie du disque). La production reste sobre et subtile afin de ne pas, justement, dénaturer l’univers de The Coral mais elle est perceptible dans les transitions.
Et ce Third alors, comment le voyez-vous ? Quels sont les aspects de l’album qui vous touchent ou au contraire vous dérangent le plus ?
Rabbit : Personnellement j’aime à le voir comme un disque de fantômes : fantôme de la voix éteinte de Beth Gibbons sur l’extraordinaire Silence, qui étonnamment fait penser à The National Anthem et There There de Radiohead avec ces percussions tribales et ce sample désincarné de radio en portugais, fantômes d’Ennio Morricone sur Hunter et de Lalo Schifrin sur Small, influences de la première heure dont Portishead a pratiquement fait table rase avec ce troisième album, fantôme d’un amour mué en incompréhension sur Nylon Smile, fantôme du Roseland NYC Live sur un Plastic aux arrangements parfaits, fantômes krautrock, indus et new wave qui forniquent violemment dans les recoins glauques de We Carry On... et même un fantôme des années 30 sur la transition folk-jazz Deep Water, ce morceau avec du banjo dont parlait Caribou. Quand aux aspects qui me touchent et me dérangent le plus, j’en ai déjà parlé, alors au tour de mes camarades !
Caribou : T’es pas possible, t’arrives toujours à nous placer ton Morricone.
Rabbit : Héhé...
Caribou : ...mais c’est vrai qu’il y a une belle ambiance cinématographique chez Portishead aussi.
Spydermonkey : On peut également y croiser un fantôme d’ Out Of Season, non ? Hunter et le début de The Rip par exemple, ne sont pas sans en rappeler le côté folk et épuré, encore plus poussé sur Deep Water, sorte de pause entre les explosifs We Carry On et Machine Gun. Third me touche par son côté sombre et presque sans espoir, comme désabusé, tout en restant lumineux quelque part.
Casablancas : C’est très bien vu de ta part ! Car même si l’ambiance n’est pas joyeuse, Portishead oblige, on constate quand-même qu’il y a une véritable envie de jouer dans le groupe. L’atmosphère est toujours aussi étouffante, les mélodies toujours aussi plombées et le chant toujours aussi torturé, mais on ressent pleinement l’énergie et la joie qu’ils ont dû éprouver en enregistrant ce disque. Attendons de voir les performances live mais ce bonheur communicatif devrait sûrement s’y retrouver.
Spydermonkey : Eh bien, je te dirai ça !
Le mot de la fin ?
Rabbit : Bristol forever.
Casablancas : Portishead’s back ?
Spydermonkey : Portishead forever ?!
Caribou : Back forever !!!
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