Bilan 2015, un casse-tête chinois - part 10 : Albums #20 - #11
Dernière ligne droite, on marche vers le grand final de ce bilan LPs mais à dire vrai chacun des albums présentés ici aurait eu sa place dans le top 10, monstres avant-gardistes ou terrassantes réussites défiant toute catégorisation.
20. Hecq - Mare Nostrum
Sur le papier, ça sentait l’ego trip de geek en quête de sensations fortes - un album enregistré sur le plus gros superordinateur européen, le Marenostrum, 45 tonnes de processeurs et de circuits dans une chapelle de Barcelone - mais lorsque le bonhomme qui se les gèle des heures durant pour échantillonner les borborygmes émis par le monstre de silicone dans sa prison de verre réfrigérée s’appelle Ben Lukas Boysen, le résultat tient tout autant du caractère sacré du lieu que des méandres d’axones synthétiques qu’il abrite : une symphonie cyber-organique évoquant la conquête de notre infini synaptique par une armada d’algorithmes crépitants dont l’imposant background dronesque tient la dragée haute aux plus beaux purgatoires cosmogoniques de Black Swan ou d’Astral & Shit.
Hors classement : Coil - Backwards
Projet interminable débuté en 92 par John Balance et Peter Christopherson, et finalement laissé de côté a l’état de démos au mitan des années 90 après deux plans de sortie avortés, Backwards avait fait l’objet d’une version remixée en 2008 par Christopherson et le fidèle producteur du groupe, Danny Hyde, incomplète et trop policée pour s’avérer fidèle à l’atmosphère originelle du disque. Finalement complété comme il se doit par Hyde, c’est Cold Spring, label anglais dédié depuis un quart de siècle à la musique industrielle et à son héritage noise, dark ambient ou encore power electronics qui se charge tout à fait pertinemment de distribuer cet album jalon dans la discographie de Coil, construisant sur les bases des premières abstractions électroniques de Love’s Secret Domain (1991) un monument de mutations hallucinées qui préfigurent déjà les fantasmagories du génial The Ape Of Naples (cf. CopaCabella, Paint Me As A Dead Soul ou Cold Cell mais également Auyor, ancêtre de It’s In My Blood). Des névroses indus hypnotiques et crépusculaires d’un morceau-titre qui semble condenser toutes les expérimentations de NIN aux pulsations robotiques distordues de l’étrange Nature Is A Language en passant par le chaos digital hardcore de Fire Of The Green Dragon (un titre dont on serait pas étonné d’apprendre qu’il ait inspiré leur nom aux bruyants The Curse Of The Golden Vampire de J.K. Broadrick, Kevin Martin et Alec Empire) ou la technoise rageuse de Be Careful What You Wish For, deux décades d’explorations soniques encore en gestation se donnent à entendre sur ce disque posthume sans concession.
19. Ynoji - Kollider
"Au gré de ce troisième opus toujours aussi concis et dont la dynamique en constante mutation, doublée d’un mur de son aux radiations organiques malaisantes, doit autant aux transes oniriques de NIÑA qu’aux épopées ésotériques de Qemira sans pour autant ressembler à l’un ou à l’autre, Ynoji s’impose enfin comme l’un des créateurs de formes électroniques les plus singuliers de notre époque. Ultra-dense, volontiers vénéneux, dopé au vaudou des profondeurs de l’Afrique noire façon Cut Hands en moins noisy (cf. les tambours reptiliens de Kotano ou l’IDM incantatoire d’Otrono), à la techno indus (l’oppressant et ténébreux Orandjessiness qui n’aurait pas dépareillé chez Stroboscopic Artefacts) et à d’intrigantes mutations ethno-futuristes de la drum’n’bass (Htandyea), de la dub techno (Krtani) et du glitch (Flotinz), le résultat suinte l’hallucination collective, nous mettant dans la peau d’un groupe d’explorateurs en proie aux sorcelleries d’une civilisation primitive vénérant des dieux descendus de l’espace quelques milliers d’années plus tôt. Et lorsque le Belge incorpore à son trip hypnotique orchestrations déliquescentes et vapeurs orientales sur le fabuleux Topao ou drones funèbres sur le final Giket, on jurerait entendre le Third Eye Foundation de You Guys Kill Me revenu hanter un dubstep moribond en lui insufflant tout son désespoir terrassant."
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18. The Declining Winter - Home For Lost Souls
Plutôt que les raretés oubliées de Hood dont je reparlerai dans mon bilan EP, ce sont bien les sommets de mélancolie embrumée atteints par le projet The Declining Winter aussi bien sur EP et sur mini-album qu’ici en format long qui m’a rappelé au bon souvenir de la fratrie Adams cette année, Richard en l’occurrence. Un cran au-dessus, Home For Lost Souls associe la nostalgie voilée de sa chamber pop rustique des prairies du Yorkshire à des rythmiques enivrantes tel un Mice Parade de la grande époque, avec lequel ce projet encore trop méconnu partage un talent évident pour le brouillage des lignes entre post-rock, pop acoustique, électronica et ambient, sur fond d’un psychédélisme discret et chaleureux qui justifie sans doute l’emprunt du titre de ce quatrième LP à un certain hôtel qu’aurait fréquenté Syd Barrett à l’aube des 70s.
17. The Kandinsky Effect - Somnambulist
The Kandinsky Effect c’est un peu le chaînon manquant entre Tortoise et la récente sensation post-jazz GoGo Penguin. Pas aussi pop et ligne claire ni toujours aussi dynamique que ces derniers malgré de belles saillies électrisantes de la section rythmique (cf. l’épique Somnambulist ou le hachuré Muji aux racines electronica), la faute au saxo volontiers erratique et... somnambule de Warren Walker qui habite chacun des titres de ce troisième opus ; pas aussi transgressif que les pionniers post-rock chicagoan mais doté du même sens du groove alambiqué sur des morceaux tels que Colpalchi Distress Signal, le dub-esque Trits ou Chomsky dont les contrepieds rendent la filiation évidente, entre passages presque contemplatifs et accès de vélocité punk aux riffs et lignes de basse irrésistibles, tandis que Sunbathing Manatee convoque les méditations rondelettes d’un Millions Now Living Will Never Die avec la même classe léthargique. Autant dire que ce trio transatlantique basé entre New-York et Paris est à découvrir urgemment.
16. Oakeater - Aquarius
Le no man’s land étouffant du trio chicagoan emmené par Alex Barnett sur ce successeur de l’occulte Molech de 2008 n’a rien à envier à la tension urbaine futuriste et désincarnée du génial Retrieval avec Faith Coloccia de Mamiffer - qui édite d’ailleurs la galette via son label SIGE. Il s’en démarque toutefois par un ascétisme absolu dans sa production, empruntant au field recording sur fond de silence pesant (Hatchet) ou jouant sur l’écho d’un growl carnassier dans le néant des nappes de synthés minimales ou des pulsations post-industrielles (MAPS, All That Is Sacred) pour évoquer cette fois, plutôt que John Carpenter dont le patronage demeure de toute façon évident, le dark ambient froid et pelé d’un Final de la seconde moitié des 90s.
< l’avis express de nono >
15. Evan Caminiti - Meridian
Depuis le diptyque Night Dust / Dreamless Sleep de 2012 dont l’excellent Coiling (prequel avoué de ce Meridian qui prit forme lors de ses sessions d’enregistrement) vint étendre deux ans plus tard le champ d’exploration grâce à l’utilisation accrue de synthés aux textures viscérales, Evan Caminiti fait preuve d’une maîtrise et d’une puissance d’évocation qui me fait préférer ses sorties en solo aux albums pourtant plus que recommandables de son groupe Barn Owl. Dans la lignée du V de ces derniers également édité par Thrill Jockey, Meridian fait la part belle aux pulsations des infrabasses, ronflements saturés, percus industrielles, collisions de glitchs arythmiques et autres distorsions électroniques, une symphonie cosmogonique dont l’aura de mystère et les arcanes ténébreux de ses majestueux soubassements dronesques semblent mettre en musique un univers en expansion et ses nebulae qu’absorbent et régurgitent à un rythme effréné d’immenses puits de matière noire aux allures d’organismes vivants.
14. The Body & Thou - Released From Love / You, Whom I Have Always Hated
Associés plus tôt dans ce bilan à Krieg puis à Wrekmeister Harmonies, Chip King (guitares papier de verre, hurlements de goule au pilori) et Lee Buford (batterie, électronique) s’étaient acoquinés courant 2014 avec le combo de Bâton-Rouge Thou pour livrer, en 12" limité chez Vinyl Rites, quatre puits de désolation à la croisée du sludge rituel et du doom rampant. Fausse compilation, cette édition chez Thrill Jockey leur adjoint six nouvelles compos creusant les mêmes abîmes marécageux (cf. l’ultra lourd et fangeux Her Strongholds Unvanquishable), capables de flirter avec l’abstraction dark ambient la plus dense et lugubre qui soit (He Returns to the Place of His Iniquity) ou un metal-indus à la Godflesh lacéré à coups d’échardes électroniques et de larsens malaisants (Terrible Lie) comme de payer tribut à leurs aïeux heavy (les riffs de The Devils of Trust Steal the Souls of the Free) voire même au prog metal sur l’étrange Lurking Fear dont les chœurs de cérémonie occulte viennent conjurer le kitsch des derniers Blut Aus Nord. La quintessence, en somme, de ce que peut donner un disque de metal moins ouvertement "expérimental" que simplement perverti par les obsessions lancinantes de deux génies des musiques extrêmes d’aujourd’hui.
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13. Monsieur Saï - La guerre de fait que continuer
"Le rappeur et producteur manceau nous en met plein les nerfs, plein la conscience, plein les tympans surtout avec ce nouveau brûlot qui le voit déléguer une partie des instrus aux compères O.S. de La Mauvaise Humeur (l’ultra saturé et tous riffs dehors Qui nous protège de nos protecteurs ?), Le Crapaud & La Morue (le minimaliste Homme sandwich tout en tension larvée à l’image de son texte), Pierre The Motionless (le fiévreux La sagesse ne viendra jamais) et autre Rico des Cornershop Beatmakers (l’ethno-boom-bap des tout aussi martiaux Peu de gens le savent et Le pendu et l’esclave). Quant au fidèle Arth ?, il laisse traîner son saxo désabusé sur l’appel aux armes de Dernier verre avant la guerre pour mieux le torturer ensuite sur un 65 millions de grimaces acrimonieux à souhait puis nous en marteler les conduits auditifs en mode jazz-indus sur Caféine, triplette de prods rageuses en ouverture sur lesquelles Monsieur Saï laisse libre cours à son envie de passer la tiédeur ambiante au micro-ondes jusqu’à l’implosion."
< top hip-hop 2015 >
12. Cezary Gapik - Anatomy Of Decay
Au contraire de la musique du Polonais, constamment passionnante dans cette exploration des abysses les plus glauques, hypnotiques et glaçants du drone qui la caractérise, je commence à sonner toujours un peu pareil en écrivant sur Cezary Gapik. Mais tout compte fait pourquoi chercher à poser davantage de mots sur un album que son titre résume à merveille, dissection des tréfonds dégénerescents de nos subconscients pervertis par vagues de frustrations urbaines et d’angoisses post-modernes ? Qu’ils soient abrasifs et radiants (Decay 1), anxieux et grouillants (Decay 2) ou abstraits et claustrophobiques sur un Decay 3 qui semble résonner depuis quelque crypte lovecraftienne oubliée, ces monolithes sinistres en flux tendus dont l’aura captive autant qu’elle dérange valaient bien au bonhomme une nouvelle 12e place dans ce bilan (cf. 2013, en 2014 ça s’était joué à quelques places près).
11. Bronnt Industries Kapital - Turksib
"Illustrant cette fois un docu russe de propagande des années 20 consacré à la construction de la voie ferrée du même nom reliant la Sibérie au défunt Turkestan, le Bristolien Guy Bartell délaisse la dominante motorik et les synthés gothiques 80s de l’efficace Hard For Justice tout en conservant de ce précédent opus daté de six ans déjà une certaine dynamique en flux tendu. Au gré d’une vingtaine de vignettes instrumentales de durée très variable où se répondent cordes pincées des steppes retirées et idiophones du cru, harpe médiévale telle que psaltérion et vibraphone à la Steve Reich, clarinette spleenétique et claviers bucoliques de l’ère analogique que le Britannique infuse d’un désespoir du temps perdu ne ressemblant qu’à lui, Bartell se rêve en nomade de l’Histoire, drones lancinants et arpèges sidérants de clarté visitant des espaces désormais disparus ou engloutis par la civilisation. L’auteur du fabuleux Virtute E Industria renoue ainsi avec l’hypnotisme baroque de ce chef-d’œuvre méconnu, ouvrant l’esprit de l’auditeur non plus à son imaginaire lovecraftien tourmenté mais à son interprétation de la beauté revêche et désolée des paysages encore sauvages d’Asie Centrale. Superbe !"
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