1994 de A à Z - part 2 : de Bark Psychosis à Built To Spill

1994, une année charnière pour beaucoup, où le trip-hop et le post-rock allaient trouver leurs noms, où la lo-fi s’apprêtait à connaître une vraie démocratisation, et où la mort de Kurt Cobain deviendrait le mythe fondateur de bien des vocations. L’âge d’or du hip-hop touchait à sa fin, les indie rockeux commençaient enfin à s’intéresser à la musique électronique, les ados finiraient bientôt par se tirer la bourre en choisissant de prêter allégeance à Oasis ou Blur, et entre deux tubes eurodance quelques bons trucs passaient encore à la radio.

Il faut dire que si l’on avait pu condenser l’année 1987 en un article, la profusion de ce second volet vous convaincra sans mal du bien-fondé de notre découpage alphabétique. Énormément d’artistes de chevet dans cette série qui télescope les univers les plus variés, du hip-hop new-yorkais à la chanson française en passant par le post-rock naissant, la britpop, la lo-fi, le son de Bristol et un rock mélangeur qui fait feu de tout bois des deux côtés de l’Atlantique. Une année charnière, on vous disait...


B comme : Bristol



Ça bouillonne du côté de la ville portuaire britannique en cette année 1994 qui verra officiellement apparaître le terme trip-hop, non-genre dont le Wild Bunch des futurs Massive Attack avait déjà posé les bases 6 ans auparavant. Mais en dehors des "têtes d’affiche" sur lesquelles on reviendra, c’est tout un pan plus confidentiel de l’héritage musical de Bristol qui fourbit ses armes dans l’ombre de Portishead ou du fameux trio formé par 3D, Mushroom et Daddy G.
Futurs grands oubliés qu’IRM n’aura jamais vraiment lâchés, Earthling sortent le bien-nommé 1st Transmission, premier single du fabuleux Radar donnant le ton d’un univers dans lequel le phrasé hip-hop retrouve une place prépondérante, transcendé par la tension inquiétante des basses :



Emmené par Kate Wright de Crescent et Rachel Brook dont on reparlera pour sa participation au projet à géométrie variable de David Pearce Flying Saucer Attack la même année, Movietone s’impose comme l’un des discrets fer de lance d’un rock expérimental décomplexé, mêlant rêveries acoustiques et noise en liberté sur le 7" She Smiled Mandarine Like/Orange Zero. Crescent, justement, sortent aussi un 7" entre deux longs formats, Sun/They Are Rebuilding The City dont les jams noisy du premier avec un Matt Jones rageur au micro reparaîtront sur l’album Now en 1996. Des 7", les séminaux Amp, alors toujours accompagnés de Matt Elliott (futur The Third Eye Foundation) et du même Matt Jones également membre de Movietone, s’apprêtent à en lâcher une bonne fournée qui conduira bientôt leur ambient-rock dronesque et shoegazeux chez Kranky.

De grandes choses sont dans les cartons cette année-là, et c’est Portishead, une fois de plus, qui montre la voie. Leur face B Tribute to Monk & Canatella est un clin d’oeil au duo de Bristol, Monk & Canatella justement, qui écume déjà les clubs avant de sortir son premier album l’année suivante. Ceux-ci sauront concilier les beats lourds et neurasthéniques du trip-hop avec une certaine conception de la pop, voire du rock, mais ils sauront aussi donner leur chance aux autres artistes de Bristol, en particulier à un tout jeune Banksy qui concevra la pochette de leur deuxième album. En 1994, il graffite encore les rues de sa ville natale.



On n’oubliera pas non plus les groupes de rock du cru, comme Strangelove ou les Blue Aeroplanes, particulièrement actifs cette année-là, dont on parlera plus en détail dans ces lignes.

Mais le tour d’horizon ne serait pas complet si on ne parlait pas du label Cup of Tea Records, qui accueillera la plupart des artistes bristoliens, des inquiétants Junkwaffel (premier single du label en 1995), à Receiver, en passant par Invisible Pair of Hands et leur dub nébuleux ou les poétiques et délicats Crustation. Cette maison de disque était une véritable institution de la ville en ces temps du trip-hop.

(Lloyd_cf & Rabbit)


B comme : Bark Psychosis - Hex



Après une flopée de formats courts Bark Psychosis sort début 1994, soit huit ans après sa formation, son premier album : Hex. Comme pour le single Scum sorti deux années auparavant l’enregistrement se fait en partie à l’église St John de Stratford, utilisant son acoustique naturelle, ce qui joue très certainement sur l’ambiance si particulière et si prégnante de cette œuvre fondatrice du post-rock.
Véritable pont entre les derniers albums de Talk Talk (dont le batteur Lee Harris ira d’ailleurs participer au second album de Bark Psychosis, sorti dix ans plus tard) et des groupes phares du post-rock tels que Tortoise ou Sigur Rós, il serait dommage de ne voir en Hex qu’une étape dans l’histoire de ce genre musical.
La recette de ce chef-d’œuvre est faite de contradictions : le sentiment de liberté qui se dégage de l’écoute trouve sa source dans une composition extrêmement structurée, la simplicité n’est qu’apparente et l’impression de légèreté cache en réalité une grande densité où de nombreuses écoutes sont nécessaires pour déceler toute la richesse de ces sept titres.
A mi-chemin entre l’ambient et ce nouveau genre qu’est alors le post-rock Hex est un album qui s’écoute toujours aussi bien aujourd’hui, tant pour son aspect culte que pour son extrême raffinement.



(UnderTheScum)


B comme : Alain Bashung - Chatterton



Ça se passe trois années après que le chanteur ait enfin trouvé un écho public considérable, il est enfin reconnu par la critique comme un artiste français important, il vend, il passe à la radio, il a sorti Osez Joséphine. Mais Bashung, toujours mutant, toujours le pas en avant, prend le succès à rebrousse-poil, et ne se contente pas de répéter une formule magique, il en invente de nouvelles.
Chatterton est un album de transition entre le sommet qu’est Osez Joséphine et la fin de sa carrière, sans faute, qui de Fantaisie Militaire à Bleu Pétrole navigue sur le feuillage duveteux d’une canopée sublime. En tant que transition entre deux sommets, Chatterton constitue certes un creux. Mais c’est un creux nécessaire, un souffle, un tremplin à partir duquel Bashung atteindra les cimes. Il marque la rupture entre le crooner country et l’expérimentateur patenté. Avec Chatterton, ce n’est pas seulement la carrière d’un chanteur qui prend une nouvelle direction, c’est le rock français qui se prend une grosse mandale.

Disque qu’il qualifie lui-même de country new-age, Chatterton est mémorable pour ses ambiances planantes, jazzy, son chant lyrique ou pincé, cette voix, malléable et puissante, sa touche d’esprit, sa façon d’être à la fois facile et expérimental. Aujourd’hui, il apparait daté. Mais comme un bon vin millésimé, à chaque fois qu’on le débouche, on lui découvre un nouveau caractère. C’est le disque à partir duquel Bashung comprend l’intérêt de savoir s’entourer de musiciens talentueux pour interpréter ses compositions. Michael Brook, Stephane Belmondo et le grand Marc Ribot sont invités. Jean Fauque tient à nouveau la plume. Ensemble, ils contribuent à produire cet album patchwork, à la fois bigarré et foutrement bien construit, qui saute d’un titre FM aux motifs reggae presque douteux (Ma petite entreprise), à la grâce inattendue d’un groove déconstruit (Après d’âpres hostilités). Alchimiste Bashung. Plus loin, il fait se rencontrer deux de ses idoles, Miles Davis et Léo Ferré, sur un J’ai longtemps contemplé rageur et drogué, qui annonce la noirceur difficile et le futur virage artistique de L’imprudence. Enfin, avec À perte de vue, J’passe pour une caravane, À Ostende ou L’apiculteur, le regretté Bashung confirme ses dons de songwriter surréaliste qui associe juxtapositions de sens et name dropping dans des ballades éthérées, fascinantes et inoubliables. C’est par le mélange subtil de culture populaire et d’expériences esthétiques inédites qu’il a su conquérir un public si vaste, de la ménagère indifférente à l’amateur indé pointu. Cet album, l’un des meilleurs de la discographie du Parisien (et que je place personnellement au-dessus de Osez Joséphine, n’en déplaise à Rolling Stone, que je ne place nulle part) en est typiquement représentatif.



(Le Crapaud)


B comme : Beastie Boys - Ill Communication



Presque aussi dense et fulgurant mais moins sombre et noisy que Check Your Head dont il prend directement la suite avec son télescopage d’intrus mystico-funk, de saillies punk et de groove hip-hop à tiroirs, Ill Communication est pour beaucoup l’ultime classique instantané qui ralliera les derniers réticents du public indie rock à la cause mélangeuse d’Adrock, Mike D et feu MCA.
Particulièrement bien construit sous ses faux-airs foutraques, émaillé de tubes jubilatoires tels que Root Down et ses guitares wah-wah, l’échevelé Sure Shot, l’épique Sabotage au clip pastiche des polars TV 70s ou Get It Together et ses échanges verbaux irrésistibles avec Q-Tip en guest, ce quatrième opus assoit la collaboration du trio new-yorkais avec Money Mark aux claviers et Mario Caldato aux manettes, et trouve le parfait équilibre entre sampling et instrumentation traditionnelle, nos emcees touche-à-tout assurant eux-mêmes sur album comme sur scène les parties de guitare/basse/batterie. Plus digérée que sur Licensed To Ill où le trio rappait sur des gros riffs hard rock qui n’ont pas toujours bien vieilli, l’inspiration rock/punk participe désormais d’une telle inventivité que les Beastie Boys influenceront à leur tour les plus téméraires créateurs de forme de la scène indé dans les années à venir, de Jon Spencer à UNKLE en passant par Beck (déjà sur Mellow Gold dont on parle plus bas puis surtout Odelay, coproduit sans le moindre hasard par le même Caldato).



(Rabbit)


B comme : Beck - Mellow Gold / One Foot In The Grave / Stereo Pathetic Soulmanure / A Western Harvest Field By Moonlight



1994 est une année charnière, clé, pour Beck. Elle met non seulement fin à une longue période d’autoproduction et de confidentialité, mais lui offre un album phare et un tube international qui lui donneront les moyens de sortir pas moins de quatre disques très différents en un an. Mais, contrairement à ce que beaucoup de monde croit, ces albums "mineurs" (les trois qui ne sont pas Mellow Gold, entendons-nous bien), ne sont pas sortis après avoir été enregistrés opportunément suite au succès de celui-ci. C’est bien d’un plan machiavélique qu’on parle là. Reprenons au début.

Beck a des tonnes de titres prêts. Il enregistre, depuis quelques années, des k7 autoproduites qui vont du bruit blanc à la folk en passant par le blues des années 30, style dans lequel, par ailleurs, il excelle. Il a décidé d’expérimenter à tout va, piochant allégrement dans le répertoire de la musique pop américaine. C’est précisément ce qu’il va faire pour son single, Loser, perle de hip-hop/grunge/slacker, coproduit et co-écrit avec un petit génie (comme lui) de la fusion à tout va, Carl Stephenson, alias Forest for the Trees, qui ne s’en remettra d’ailleurs jamais (mais c’est une autre histoire). L’album extraordinaire contenant ce titre est vendu à Geffen, c’est un succès énorme, et dans la foulée, Beck en profite pour sortir un EP (A Western Harvest Field By Moonlight), un disque expérimental et foutraque de 25 raretés, démos, blagues, bruits blancs et autres faces B potentielles (Stereo Pathetic Soulmanure) et un superbe album de rock acoustique (One Foot in the Grave), tous enregistrés auparavant et mis sous le coude au cas où. Le ton Beck sera lancé, dès lors, on ne saura jamais plus prévoir ses projets à l’avance, et ce pour les décennies à venir...

Parce qu’on est comme Beck, et qu’on aime pas faire comme tout le monde, on ne vous mettra pas Loser, non, mais cette perle extraite de Stereo Pathetic Soulmanure, et devenue un classique en live.



(Lloyd_cf)


B comme : Frank Black - Teenager Of The Year



Sorti au mois de mai, Teenager of the Year a été LE disque de mes vacances d’été 1994. Après un éponyme en demi-teinte, celui qui avait changé son pseudo en Frank Black balançait une galette inspirée et débarrassée du carcan des Pixies. Un disque où se mêlent, dans un gloubi-boulga à la limite de l’indigeste, tous les styles qui ont influencé le génial songwriter : du punk au reggae en passant par le surf rock et le rockab.
Sur Teenager of the Year, Frank Black s’éclate comme un chien fou enfermé pour une nuit dans une usine de croquettes. Le résultat est jouissif.



(nono)


B comme : The Blue Aeroplanes - Rough Music



En 1994, à Bristol, on ne parle que de trip-hop, de nouveaux sons, de fusion jazz/hip-hop, de spleen urbain... Mais il y a un autre gang en ville, bien connu depuis longtemps, qui s’apprête à faire un coup magistral de plus. C’est la bande à Gerard Langley, étrange poète beatnik adepte du spoken-word, entouré de pas moins de 25 musiciens rock - dont Rodney Allen, son fidèle compagnon de route, guitariste-orfèvre pop exceptionnel, Alex Lee, un autre champion de la six-cordes qu’on retrouvera plus tard chez Suede ou Blur, Paul Mulreany, multi-instrumentiste déjà rencontré chez The Times, Primal Scream ou The Jazz Butcher, et Patrick Duff et ses amis qui préparent le sombre et magnifique premier album de Strangelove...
Tout ce petit monde cisèle des perles pop/rock d’une perfection absolue, accompagnées par les poèmes impressionnants de Langley, récités sur un ton monocorde (non, il ne chante pas), sous un déluge de guitares d’une puissance inégalable ou alors accompagnés d’arrangements classieux alliant puissance et subtilité. Le chant enjôleur de Rodney Allen mélangé aux guitares abrasives sur Worry Beads et Wond’ring Wild se permet même de préfigurer la britpop, gardant le groupe dans l’air du temps. Ailleurs, on trouvera de la saturation, des mandolines, des riffs folk, des voyages épiques...
Si ce disque était un évènement unique, une réunion de supergroupe exceptionnelle, on en serait déjà comme deux ronds de flan, mais non, braves gens, écoutez un peu ça, ce collectif a réalisé plus de quinze albums de la même trempe entre 1984 et aujourd’hui ! Indispensables, mythiques, et pourtant si peu connus par chez nous, on mesure alors pleinement l’abîme qui nous sépare de nos amis britanniques au point de vue de la culture musicale quand il s’agit de rock.



(Lloyd_cf)


B comme - Blur : Parklife



1993. Avec Modern Life Is Rubbish, Blur enregistre un relatif échec commercial, se vendant moins bien que son prédécesseur, Leisure. Un an plus tard, Parklife mettra toute l’Angleterre à ses pieds. Quatre fois disque de platine et se classant à la tête des charts, le succès de l’album ne souffre d’aucune contestation possible. Alors, quoi ?
Et bien, j’ai longtemps considéré cet album comme étant, avec Leisure, le plus faible de la discographie de Blur. Cette rétrospective m’aura au moins permis de légèrement réévaluer Parklife à la hausse. Clairement, le disque comporte son lot de grands moments. Les sonorités à tendance disco mais néanmoins efficaces de Girls & Boys, le spoken word de Phil Daniels sur l’éponyme Parklife ou la mélancolie d’End Of Century n’ont rien de confidentiel, ces tubes ayant grandement contribué à la notoriété du quatuor britannique. On n’oubliera néanmoins pas d’attribuer les félicitations du jury à To The End et ses cordes subtiles (connu aussi en France sous le titre de La Comédie où l’improbable duo avec Françoise Hardy s’avère néanmoins plutôt efficace) et le déjanté London Loves qui préfigurait déjà le virage plus ambitieux initié par Blur à partir de 1999 et qui fut d’ailleurs remis au goût du jour par le groupe lors de sa tournée Olympique en 2012.



Une demi-douzaine de grands moments, donc, mais il y aurait bien des choses à redire sur la cohérence d’un Parklife qui part dans tous les sens et qui aurait gagné à être amputé de quelques paires de morceaux, principalement en fin de disque où, à l’exception de This Is A Low, il n’y a pas grand chose à conserver des cinq derniers titres d’un album qui en compte seize.
Au risque d’être un petit peu lourd en ramenant la comparaison sur le tapis, en 1994, c’était bien Oasis qui survolait le monde de la britpop. Cela n’allait cependant pas durer, puisqu’à l’inverse des Mancuniens, le meilleur restait à venir du côté de Blur. Déjà capables d’enchaîner les refrains imparables dominés par la voix atypique et l’improbable accent de Damon Albarn, il ne manquait finalement qu’un soupçon d’ambition et de cohérence supplémentaires pour réaliser les chefs-d’œuvre que seront Blur, 13 ou surtout Think Tank.

(Elnorton)


B comme : Body Count - Born Dead



Le second album de Body Count n’aura pas bénéficié de l’effet de surprise du très controversé Copkiller sorti deux ans plus tôt.
Textes toujours engagés et polémiques, Born Dead est musicalement l’album le plus heavy de Body Count. Sombre, agressif et morbide, le disque enchaîne des titres corrosifs, speed et bien barbares, à l’exception d’une belle reprise du Hey Joe d’Hendrix.
Bref, avec Born Dead, Ice-T, Ernie-C et leur bande affirmaient alors leur vision toute pathologique et hargneuse d’un trash metal old-school qui oscille quelque part entre Bad Brains et Slayer.
Si l’album peut paraître aujourd’hui quelque peu suranné, il représente l’un des plus beaux exemples de rébellion brutale de l’époque.



(nono)


B comme : Bone Thugs-N-Harmony - Creepin on ah Come Up



Le premier album de cinq bandits les plus à l’Ouest de Cleveland est un coup de maître, car oui, même si les Bone Thugs-N-Harmony viennent avec Creepin on Ah Come Up de signer le mètre étalon de ce qu’allait être le G-funk californien, Flesh, Bizzy, Krayzie, Wish et Layzie sont des petits gars du Midwest ! Enrôlés (non sans mal) par Eazy-E, éminence grise de Ruthless Records et inventeur du gangsta-rap au sein de N.W.A., les Bone Thugs-N-Harmony ont bien avant le succès de E. 1999 Eternal inventé un style en suivant bien sûr le protocole west coast (beats adipeux, sirènes hurlantes, basses groovy, sons bidouillés) mais en y incrustant des flows rapides, mélodieux et parfois presque chantés qui tranchent avec le propos de l’album basé sur la violence brute et gratuite et sur la survie en milieu hostile. On est ici loin du bling-bling, ici le hardcore, c’est pour de vrai ! Dans le genre, on n’a et ne fera jamais mieux que les mythiques Down Foe my Thang, No Surrender, Creepin on Ah Come Up et Thuggish Ruggish Bone... Thug 4 Life comme disait l’autre !



(Spoutnik)


B comme : Brand Nubian - Everything is Everything / Black Sheep - Non-Fiction



Qu’on se le dise, Native Tongues (Jungle Brothers, De La Soul et A Tribe Called Quest) a marqué le hip-hop fin-80 / début-90. Mais à côté de ce collectif et leur volonté d’être cool et de placer le jazz au centre de leurs compositions, quelques groupes ont gravité autour sans jamais vraiment en faire partie pour diverses raisons, c’est le cas de Brand Nubian et Black Sheep.



Commençons par Brand Nubian : le trio new-yorkais (Lord Jamar, Grand Puba, Sadat X) ici en duo sur Everything is Everything (Grand Puba ayant été gentiment remercié pour cet album), aurait pu faire partie de Native Tongues. Tout les en rapprochait, le jazz (Step into da Cypher et son riff de George Benson), l’utilisation de samples dynamiques et organiques (la tuerie World is Bond), l’inventivité des compositions (Sweatin Bullets ou Alladat sont loin du cool et expliquent peut-être pourquoi les Brand Nubian ont été une influence majeure du Wu-Tang Clan) et leur diversité (Nubian Jam presque West Coast ou Straight Off Da Head presque reggae). Proches de Native Tongues mais en même temps tellement plus radicaux, les Brand Nubian à travers quatre albums majeurs des années 90 (One for All est à mes yeux un classique) ont toujours conjugué hip-hop et radicalisme politique, Zulu Nation, Black Pride, Nation of Islam et même Five-Percent Nation, une dissidence extrémiste de cette dernière. Everything is Everything ne déroge pas à la règle, Gang Bang s’attaque à la police et Claimin’ I’m a Criminal parle du système judiciaire américain sur un sample discret de Public Enemy. Voilà toute l’ambiguïté de Brand Nubian et ce qui en fait aussi son principal attrait, bonnes vibrations et conscience politique.



Les Black Sheep ont eux bel et bien fait partie de Native Tongues, mais le duo composé de Dres et Mista Lawnge en a été un membre tardif et un peu mis de côté, le groupe n’étant pas new-yorkais mais issu de la Caroline du Nord. Black Sheep porte finalement bien son nom. Mouton noir, mal aimé, en prime beaucoup de gens considèrent que ce Non-Fiction sonne le glas du duo qui n’aurait comme fait de gloire que l’unique et au demeurant extraordinaire A Wolf in Sheep’s Clothing (dont nous parlions ici). Je m’inscris en faux ! Il suffit d’écouter Autobiographical ou Gotta Get Away pour se rendre compte que le son Black Sheep est toujours là, que le jazz est toujours central (Freak Y’All ou Peace to The Niggas et son sample de cuivre bancal) et que la verve légendaire du duo empreinte d’ironie et d’auto-dérision est toujours impeccable (City Lights ou Who’s Next). Selon moi, les deux et uniques albums des moutons noirs sont juste indissociables et in-dis-pen-sa-bles !

(Spoutnik)


B comme : Jeff Buckley - Grace



En 2014, écouter Grace est une épreuve. Non pas que l’album ait mal vieilli, c’est même précisément tout le contraire. Vingt ans après, Grace a gardé toute sa moelle. Il reste un album fondamentalement triste. Jeff Buckley ne cherche jamais à nous tirer les larmes. On ne va pas se mentir, il y arrive parfois. Souvent, même.
De ce disque, le grand public ne retiendra que Hallelujah, la reprise de Leonard Cohen. Si l’Américain n’avait pas son pareil pour revisiter les compositions des autres et les agrémenter d’une touche personnelle (Lilac Wine et Corpus Christi Carol), je dois bien avouer que ce sont les compositions originales de Jeff Buckley qui me hérissent le plus les poils. Qu’y a-t-il de plus à dire, après toutes ces années, sur des titres intemporels et aussi indispensables que Mojo Pin, Grace, So Real, Last Goodbye ou encore Lover, You Should’ve Come Over ? Rien de neuf ou d’intéressant.
La seule chose mesurable, vingt ans plus tard, reste l’influence que Jeff Buckley a pu avoir sur d’autres artistes majeurs de sa génération. Thom Yorke composa Fake Plastic Trees au retour d’un concert du Californien dont il revint désorienté. En ce sens, il semble assez évident qu’un titre tel que le sublime Dream Brother a influencé le virage emprunté peu après par le quintet d’Oxford.
Je parlais de tristesse. Déjà évidente en 1994, celle-ci est sans doute décuplée vingt ans plus tard. Comment ne pas éprouver un tel sentiment, doublé de celui d’un gâchis, quant au fait que l’un des artistes les plus doués de sa génération n’ait composé qu’un seul album ? On ne peut même plus dire que Grace est un disque intemporel, c’est une œuvre dont les émotions véhiculées vont croissant au fil des années qui s’écoulent. Des disques de ce calibre, il y en a finalement bien peu.



(Elnorton)


B comme : Built To Spill - There’s Nothing Wrong With Love



Manifeste pour l’indie rock à la fois sensible et mal dégrossi, catchy et sophistiqué du combo de Boise, Idaho qu’aucun de ses héritiers, pas même les talentueux Death Cab For Cutie ou Modest Mouse ne parviendront à égaler, There’s Nothing Wrong With Love contient ses élans lyriques avec une grâce confinant souvent à la magie entre deux digressions noisy, et multiplie ces tiroirs mélodiques dont la plénitude dans le dénuement suivra Built To Spill jusqu’au très bon There Is No Enemy (2009) en passant par le presque aussi parfait Ancient Melodies Of The Future (2001).
Parfois soutenue par un violoncelle discret, la guitare de Doug Martsch flamboie, dérive, sature, tatonne, dissonne et lorgne sans avoir l’air d’y toucher sur un math-rock en pleine explosion aux US, mais jamais au détriment de l’émotion des chansons qu’il transcende de sa voix éraillée toujours aux abords de la discordance. Quant à la section rythmique, assurée sur ce disque par Brett Nelson à la basse et Andy Capps aux fûts, elle épouse avec une fausse nonchalance les sautes d’humeur de ces chansons imprévisibles sur lesquelles le temps n’a décidément aucune prise.



(Rabbit)