Sélection hip-hop : 100 albums, 2 visions d’un mouvement - Part 1

L’idée nous a pris comme ça, sans motif apparent : proposer deux visions parfois concomitantes mais souvent divergentes d’un héritage musical de presque 40 ans, aux contours devenus de plus en plus flous.

Un exercice forcément subjectif que les autoproclamés puristes vont adorer haïr pour une raison ou pour mille autres, mais pour lequel nous avons privilégié la sincérité de nos goûts personnels à la vaine ambition de dresser un panorama exhaustif des chefs-d’œuvre du genre, dont beaucoup nous restent encore à découvrir. 50 albums chacun d’ici la fin de l’année, un seul par artiste ou projet mais pas d’abstract, strictly hip-hop ; et en bonus 101 singles chacun choisis parmi nos "recalés" respectifs, où l’on se permet cette fois quelques petites entorses à la règle. En nous foutant bien de la sacro-sainte street credibility mais avec l’envie de vous faire partager notre passion pour une poignée de classiques mythiques ou négligés et peut-être une ou deux pépites passées entre les mailles du filet. Que la battle commence !


Les albums n° 50 à 41 selon Spoutnik


JPEG50. Digable Planets : Reachin’ (A New Refutation of Time and Space) (1993)

Reachin’ (A New Refutation of Time and Space) est le premier des deux albums studio des Digable Planets. Surfant sur la vague hip-hop jazzy ouverte par A Tribe Called Quest, De La Soul ou Arrested Development, la bande de Brooklyn sort un album (au titre à rendre jaloux les frères Bogdanoff et Matthieu Ricard) en forme de collection de purs samples funky jazz black américains (Herbie Hancock, Miles Davis, Sonny Rollins, l’immense Curtis Mayfield, Art Blakey, Eddie Harris et d’autres). Une collection magnifiée par le flow génialement cool des trois MCs du groupe, Butterfly (Shabazz Palaces), Doodlebug et Lady Bug. Pour s’en rendre compte, il suffit d’écouter Pacifics, sa boucle de basse empruntée au Devika de Lonnie Liston Smith et ce phrasé cool, calme, intelligent. Puis les pépites se suivent, Where I’m From et son sample de Tighten Up, formidable morceau d’Archie Bell & The Drells, puis Rebirth Of Slick (Cool Like Dat), tout aussi funky et tube de l’année 93, le Jimmi Diggin’ Cats et son beat et enfin Nickel Bags où Lady Bug rappe comme jamais une femme ne l’avait fait auparavant ! Un album intelligent et dansant, à lui seul le fait est suffisamment rare pour justifier la présence des Digable Planets dans ce classement !



JPEG49. Kanye West : The College Dropout (2004)

The College Dropout est le premier album studio de la futur superstar du hip-hop. A des années-lumière de la bad-boy attitude bling-bling (lol), KW se pose en alternative salvatrice du hip-hop des années 2000. Le bonhomme parle d’éducation comme sur le sublime School Spirit avec son sample trituré d’Aretha Franklin, son beat en retrait et ce flow cool, ondulant, chaud, racé, typique de Kanye West. Cette pièce majeure en augure d’autres, sur Jesus Walks c’est la religion qui est évoquée. Un morceau au rythme martial en forme de prêche post-gospel. Et puis il y a le brillant Through The Wire, sample de Chaka Chan et sorte de résumé de la vie du producteur/rappeur enregistré quelques semaines après un accident de voiture. Enfin et pour ne rien gâcher, Kanye West sait s’entourer ; outre le feat de Jay-Z sur le lancement du sublime Never Let Me Down, on croise Talib Kweli et Common sur Get Em High ou Mos Def sur Two Wordz, morceau hybride hip-pop présageant le futur Mr. West. On a parlé de rap conscient, une seul chose est sûr, c’est que The Louis Vuitton Don est conscient de son talent et nous aussi !



JPEG48. Blackalicious : Nia (1999)

Véritable premier album du duo californien, Nia est rapidement devenu un classique de hip-hop frais, décomplexé et de qualité, carrément à l’opposé du rap west-coast qu’on s’imagine ! Avec Blackalicious, ça part dans tous les sens, Gift Of Gab aux lyrics, Chief Xcel au son et un résultat festif métissant un peu tout ce que la musique black a un jour enfanté, soul, reggae, funk, hip-hop old school... Le blender serait Blackalicious et Nia le smoothie, un album bon pour la santé avec des vrais morceaux de musique dedans ! Deception, bien sûr, single dont l’effet qu’il procure est l’inverse de son titre ; son piano entêtant, son beat sec et bondissant, du bonheur à l’oreille ! Et que dire de cet enchaînement avec A To G ! Et If I May et sa relecture hip-hop de la soul ! Et Shallow Days, un truc à la Marvin Gaye ! Et ce groove sur The Fabulous One coulant comme un bon Tribe Called Quest ! Et ce flow sur Trouble (Eve Of Destruction) avec ce petit quelque chose de sec et méchant à la Public Enemy ! En résumé, j’ai écrit huit points d’exclamation pour parler de Nia , je crois que c’est suffisant ! Mince, un neuvième... STOP



JPEG47. The Game : The Documentary (2005)

S’il ne fallait garder qu’un album de tout ce rap west-coast sur-produit, sur-joué, sur-testostéroné, celui qu’on adore détester, ce serait The Documentary de The Game ! De tous les albums où l’on voit Timbaland, Dr. Dre, Eminem, 50 Cent, Nate Dogg, Busta Rhymes, la G-Unit et autres je ne garderais que The Documentary de The Game et pour cause, ils sont tous présents sur cet album et ils assurent ! 50 Cent sur l’entêtant Hate It Or Love It ou Busta Rhymes sur le très personnel Like Father, Like Son par exemple... Bien sûr c’est gros, c’est gras, ça bombe le torse, ça se ballade en lowrider et c’est un peu dégoulinant ! Bien sûr, mais ça fonctionne, ça fonctionne même très bien et sur les 18 titres de l’album, il n’y a quasiment rien à jeter. Un énième album de producteur alors ? Non et pour se convaincre du génie de The Game, il suffit d’écouter Dreams, là, seul au commande il assure grave avec presque rien, beat discret, juste un sample du sublime No Money Down de Jerry Butler et le rappeur de Compton fait le boulot avec un flow ravageur quelque part entre un Kanye West et un 50 Cent. Un album pour gros bras, ok, mais en fouillant un peu, on se rend vite compte que The Game a du fond...



JPEG46. Blakroc : Blakroc (2009)

Faire un album entier basé sur le featuring, ça peut paraître risqué : manque de cohérence, morceaux expédiés pour le cachet ou jeujeu de celui qui a la plus longue, bref le concept peut vite tourner au grand n’importe quoi. Or avec ce Blakroc , c’est le contraire, une seule écoute suffit pour comprendre qu’on a de l’or en barre entre les mains ! Le projet est simple et tient en la rencontre du blues cradingue et poisseux des Black Keys avec ce que le hip-hop US fait de mieux ! Blakroc comme le chaînon manquant entre le blues, fils du chant des esclaves et de la souffrance et le hip-hop, écho du désespoir social de la génération actuelle. Résultat : 11 artistes collaborateurs, 11 jours de studio et 11 morceaux lancinants où Dan Auerbach et Patrick Carney créent un fond sonore à base d’instrumentations lourdes, orageuses, gorgées de riffs crasseux de guitare made in Black Keys, et par dessus les MCs balancent le flow. Et pas n’importe qui ! Pour n’en citer que quelques-uns commençons par les meilleurs, Billy Danze, Jim Jones et Nicole Wray sur le sur-classieux What You Do To Me, puis Mos Def sur On The Vista où le flow du maître colle parfaitement à l’univers des Black Keys, enfin RZA et Pharoahe Monch sur la tuerie ultra-tendue Dollaz & Sense... On croise aussi Raekwon, Q-Tip ou feu-Ol’Dirty Bastard et on se régale avec ce Blakroc n°1 puisque le Blakroc 2 ne verra certainement jamais le jour...



JPEG45. Common : Finding Forever (2007)

Septième album du rappeur de Chicago, Finding Forever s’inscrit dans la continuité de la collaboration avec Kanye West commencée deux années plus tôt avec l’excellent Be. Pour faire rapide, Be, ça a été la découverte d’un style et Finding Forever sa magnificence. Un style avec un flow racé, posé, réfléchi déployant des influences allant de Gil Scott-Heron à Nas, un style où les meilleurs beats bien lourds côtoient une recherche mélodique ma foi assez rare dans le hip-hop actuel. Un certain romantisme... Et puis sur ce Finding Forever, il y a la magie de certains titres ! Misunderstood d’abord ou la parfaite harmonie entre la voix de l’éternelle Nina Simone (Don’t Let Me Be Misunderstood) et le flow de Common entouré de flûtes et de piano, le pied ! A l’opposé, The Game, un truc old school magnifié par la classe de DJ Premier, une réminiscence du Common Sense des années 90... Dans un style très Kanye-Westien, il faut écouter The People et surtout Southside où le producteur pousse même la chansonnette. Il y a aussi Start The Show ouvrant l’album sur des notes caribéennes ! Enfin impossible de ne pas mentionner So Far To Go, hommage au génie de J Dilla et invitation avouée à la soupe de langue comme du reste une bonne partie de Finding Forever  !



JPEG44. Big Punisher : Capital Punishment (1998)

Sans doute le meilleur album de hip-hop latino de tous les temps, Capital Punishment est le premier opus de Big Punisher en solo. Big Pun s’inscrit dans cette lignée de rappeurs XXL, son poids ayant toujours oscillé entre 200 et 300 kg, mais c’est surtout pour son flow qu’il inspirait de respect ! Un flow de dingue, une mitraillette, un peu comme Big L ou Biggie Smalls mais avec un débit et une dextérité dans le phrasé qui n’ont je crois depuis jamais été égalés... On peut trouver son flow trop mécanique, je le trouve diablement bon et inventif, le Portoricain jouait avec les mots avec une fluidité et une rapidité monstrueuses, il frôlait l’asphyxie à trop vouloir en faire comme s’il savait que le temps lui manquait et qu’il avait trop à nous laisser en héritage ! Je parle de lui au passé parce que Big Punisher est décédé d’une crise cardiaque en 2000 causée par son obésité morbide. Il laisse derrière lui trois albums dont ce Capital Punishment, une pièce majeure dans l’histoire du rap hardcore, du vrai hip-hop de rue burinée avec sa grosse voix ! Les instrus, les beats et les atmosphères sont choisis par Big Pun pour coller parfaitement à son flow et le mettre en valeur. On trouve des tubes intergalactiques comme Beware, des titres sombres et tendus à l’image de Capital Punishment ou You Ain’t A Killer et des featuring donnant encore plus de relief à l’album comme sur ce Tres Leches (Triboro Trilogy)Prodigy et surtout Inspectah Deck livrent une battle d’un autre temps avec Big Punisher ! A vous de juger qui gagne...



JPEG43. Method Man : Tical (1994)

Quand en 1993 le Wu-Tang Clan signe chez Loud Records et juste avant que ne sorte leur monumental premier album, Enter The Wu-Tang (36 Chambers), RZA l’avait jouée fine en négociant avec le label que chaque rappeur du crew conserve la liberté de sortir ses futurs projets solo chez d’autres maisons de disques. Method Man expérimenta le premier cette clause et c’est comme ça que put sortir Tical chez Def Jam. Sur cet album, RZA signe intégralement la production et il n’est pas loin du sommet de son art, mais on en reparlera plus tard. Des intrus sombres, théâtrales, riches d’une intensité époustouflante, déjà rien qu’avec ça on pourrait être comblé ! Cerise sur le gâteau, le flow de Method Man, un flow unique, bourré de gimmicks barrés, le tout servi avec la voix grave et éraillée du MC. Une voix qui s’est teintée à trop tirer sur les sticks, les bangs et les battles... L’imagerie shaolin est le thème central de Tical comme de bon nombre de projets solo du Wu-Tang Clan mais on ne leur en veut pas car le résultat est quasiment toujours irréprochable et Tical ne déroge pas à la règle ! Les titres de très haute volée se suivent, Bring The Pain plutôt fluide et serein, puis Meth Vs. Chef, point culminant de l’album où Raekwon et Method Man s’en donnent à cœur joie, autre très haut sommet, Mr. Sandman avec ce sample tordu de Chordettes qui tranche avec la rage indicible d’Inspectah Deck et de Mr. Meth ! Même Release Yo’Delf est efficace alors que ce morceau revient de loin, France ’98 étant passé par là... Et enfin l’inaugural et éponyme Tical qui annonce bien la couleur, RZA collant magistralement des samples dans tous les sens et Method Man balançant son flow malade, dommage que le reste de la discographie du monsieur n’ait pas suivi...



JPEG42. Quasimoto : The Unseen (2000)

Attention OVNI musical dans le monde plutôt monolithique du hip-hop moderne ! The Unseen est le premier album solo de Madlib en tant que Quasimoto, un album ou plutôt un concept-album, les aventures de Quasimoto, un anti-héros hip-hop... A la première écoute, on pense à une plaisanterie, à un type parlant du nez après avoir pris une bonne dose d’hélium, en fait non, Madlib a bidouillé sa voix, il l’a accélérée après l’avoir précédemment enregistrée au ralenti. L’effet peut paraître déroutant de prime abord, mais il rajoute un petit coté en dehors du temps, mi-futuriste mi-féerique, un flow décousu, saccadé, limite enfantin qui colle royalement avec l’atmosphère globalement très cool du disque. Madlib est un génie du mix, son surnom de Beat Konducta n’est pas galvaudé et sur The Unseen il nous montre toute l’étendue de son talent ! Par exemple sur la bombe Return Of The Loop Digga, le truc est posé, morceau en 5 parties, flow coulant, lent, samples de classiques jazz et funk, la régalade. Sur Goodmorning Sunshine, pareil, flow limite spoken, beat rapide, mais un morceau limpide comme Basic Instinct... Il y a aussi de pures choses hip-hop comme Low Class Conspiraty, Microphone Mathematics ou Axes Puzzles et bien sûr avec Madlib, on trouve des passages plus ambiants comme la sucrerie Astro Travellin ou le jazzy Blitz. Bref The Unseen est un album complexe, gavé de diversité, un album symbolique traduisant le travail d’orfèvre du sample de Madlib !



JPEG41. Black Sheep : A Wolf In Sheep’s Clothing (1991)

Du collectif Native Tongues, on connaît et on adore A Tribe Called Quest, De La Soul ou les Jungle Brothers, mais rares sont ceux qui connaissent Black Sheep et pourtant le duo new-yorkais assure grave ! Leur son est léger, teinté de jazz et de soul avec des scratches bien old school, un son typique du crew Native Tongues, mais chez Black Sheep le coté iconoclaste va encore plus loin car Andres "Dres" Titus et William "Mista Lawnge" McLean manient l’ironie, l’auto-dérision et un certain sens critique... Par exemple, sur U Mean I’m Not la couleur est annoncée, ici Dres singe le gangsta rap de NWA, beat primaire et sec, ça hurle dans tous les sens, le MC beuglant qu’il a tué sa sœur parce qu’elle lui avait pris sa brosse à dent... Dans le rayon loufoquement génial, il faut citer Similak Child, sample du Today de Jefferson Airplane et échantillonnage d’aboiements de chiens ou Hoes We Know et sa boucle à la flûte de pan désaccordée ! Arrivent ensuite les tubes imparables, The Choice Is Yours, morceau terriblement accrocheur, créé pour la danse, Strobelite Honey, très funky, très De La Soul, ou Black With N.V. (No Vision) où le coté très cool du flow de Dres fonctionne parfaitement avec le cool jazzy du sample de Povo de Freddie Hubbard... Pour finir, un guest de choix sur A Wolf In Sheep’s Clothing, Q-Tip est présent sur Le Menage, joli morceau parlant de sexe, mais comme on peut s’en douter avec Black Sheep l’humour est au rendez-vous ! Humour et génie, que demander de plus ?



Les singles n° 101 à 81 selon Spoutnik


- Playlist alphabétique à écouter via Youtube :

Black Milk : Deadly Medley
Boogie Down Productions : My Philosophy
Clipse : Grindin
Das Racist : Rainbow In The Dark
DJ Shadow : Building Steam With A Grain Of Salt
Fugees : Family Business
IAM : L’Empire du Côté Obscur
Jazz Liberatorz : When The Clock Ticks
King Geedorah : Fazers
Lords Of The Underground : Tic Toc
Main Source : Live At The Barbeque
Meyhem Lauren : Ray Lewis
Missy Elliott : Get Ur Freak On
Pete Rock & C.L. Smooth : They Reminisce Over You
Pusha T : Trouble On My Mind
Serengeti : Shazam
Souls Of Mischief  : 93 ’Til Infinity
The Doppelgangaz : What I Am
The Notorious B.I.G. : Juicy
UGK : Ridin’ Dirty
Zion I : Temperature



Les albums n° 50 à 41 selon Rabbit


50. Stetsasonic : In Full Gear (1988)

Parti d’un hip-hop old school bien funky aux riffs électriques n’ayant pas grand chose à envier aux mythiques Licensed To Ill des Beastie Boys ou Raising Hell de Run-DMC sortis la même année, pour aboutir 5 ans plus tard au gargantuesque Blood, Sweat & No Tears dont l’ironie ludique et le romantisme décalés allaient donner le ton pour certains des futurs projets du producteur Prince Paul et notamment Handsome Boy Modeling School sur lequel on reviendra, Stetsasonic, pionnier dans l’utilisation d’instruments live sur album comme sur scène, culminait entre-temps sur In Full Gear et son concentré d’inventivité et d’intelligence tant musicale que syntaxique. Classique méconnu malgré son influence certaine sur tout un pan récréatif et kaléidoscopique du hip-hop américain, du 3 Feet High And Rising des De La Soul produit l’année suivante par le même Prince Paul au génial Beauty And The Beat d’Edan deux décennies plus tard, ce deuxième opus de l’éphémère crew de Brooklyn creusait déjà en 88 tous les sillons imaginables, de la funk au jazz en passant par la pop, la soul, le hard rock ou même le dub des origines, électrisé par les flows de Daddy-O, Delite, Wise et surtout Frukwan destiné à retrouver Prince Paul après le split du groupe au sein des nettement moins déconnants Gravediggaz. Un disque pas toujours égal dans le génie mais qui a bien vieilli et sonne aujourd’hui moins hippie que ses contemporains du "daisy age" grâce à des préoccupations parfois engagées.



49. Psykick Lyrikah : Des Lumières sous la Pluie (2004)

Mea culpa, vous ne verrez pas beaucoup d’albums français dans ce bilan. Question d’affinité personnelle avec la langue et la culture prédominantes du rap d’ici ou symptôme d’une sérieuse carence en singularité dans nos contrées dès qu’on en arrive à l’aspect musical, quoiqu’il en soit le postulat ne tient plus lorsqu’il est question de la poésie existentialiste du charismatique Arm aux rimes parfois opaques mais toujours éloquentes, et des évocations urbaines en clair-obscur de Mr. Teddybear, son comparse et producteur de l’époque. Restent à mentionner les incursions électriques d’Olivier Mellano avant que sa guitare noisy ne s’impose au sein du projet en deux Actes live quelques années plus tard (le dernier en date étant chroniqué ici), les scratches virtuoses et cinématiques de Robert Le Magnifique et une apparition aux manettes des géniaux et mortifères Abstrackt Keal Agram en passe de signer leur propre Dernier Chapitre avant le chant du cygne, pour que tous les ingrédients soient réunis en vue d’obtenir ce qui demeure le meilleur album de Psykick Lyrikah à ce jour.



48. Themselves : CrownsDown (2009)

Première incursion d’Anticon dans ce bilan et sûrement pas la dernière (si ce n’est d’un point de vue chronologique), CrownsDown venait démontrer qu’en 2009 les pères fondateurs du label d’Oakland en avaient encore sous le coude en dépit d’une ligne éditoriale devenue nettement plus "grand public" au fil des années. Échappés de leurs collectifs Subtle et 13&God, on retrouve ainsi l’omniprésent rappeur Doseone au micro et son fidèle compère Jel à la MPC, épaulés au mix par Odd Nosdam et Yoni Wolf, pour un concentré de virtuosité, le flow mitraillette du premier rivalisant de vélocité avec les doigts d’or du second. Autant le dire d’emblée, on est loin des atmosphères lo-fi et downtempo de The No Music sorti 7 ans plus tôt. Ce deuxième véritable album est épique, précis et taillé pour la scène, dans la lignée des meilleurs Subtle en plus cadré (Dax Pierson et Jordan Dalrymple y faisant d’ailleurs des apparitions discrètes au même titre que Markus Acher de The Notwist et 13&God), sans pour autant sacrifier la signature ténébreuse et noisy du duo qui dévoile ici des trésors de luxuriance et de subtilité, du martial BackIIBurn en forme de manifeste d’un retour valeureux, à l’incoercible rouleau compresseur de Skinning The Drum en passant par le fervent Roman Is As Roman Does ou plus encore le tourneboulant The Mark, véritable hit sur lequel Jel scratche et donne de la voix avec une égale fluidité.



47. Hidden Fortress : All That Is (2010)

Avec leur mélange d’électro cinématique et de hip-hop glaçant, le rappeur nofutureface et son producteur UsdNeedls incarnent la facette la plus sombre de l’écurie canadienne Hand’Solo Records, à l’instar des excellents mais plus démonstratifs Angerville dont vous trouverez un single dans la playlist associée à cet article. Encore que "sombre" puisse sonner comme un euphémisme à l’écoute des 9 titres véritablement crépusculaires de ce premier album, prophétie d’apocalypse dont les productions foisonnantes et massives à la fois synthétisent à la perfection l’héritage gothique du Thavius Beck des débuts d’un côté et celui d’El-P de l’autre, lorsqu’il produisait pour Cannibal Ox ou signait l’atmosphérique et ambitieux I’ll Sleep When You’re Dead. Ici, comme aux grandes heures des labels Def Jux ou Mush Records, l’ensemble prévaut sur les chansons en elles-mêmes, et impressionne par sa progression tout en tension vers le chaos du côté obscur, beats malaisants, nappes lugubres et versets anxieux culminant de concert sur un Good Bye martial et mortuaire à souhait.

- En écoute intégrale :



46. Anti-Pop Consortium : Arrhythmia (2002)

Album de la confirmation chez Warp après l’EP The Ends Against The Middle, Arrhythmia marquait en 2002 le passage d’un palier pour le quatuor new-yorkais, celui qui allait les voir collaborer l’année suivante avec le jazzman Matthew Shipp au piano pour un album à la fois mathématique et libertaire que préfigurent déjà la géométrie futuriste et la scansion constamment hors-cadre de ce troisième opus aux sonorités résolument abstraites. En témoigne Ping Pong, pic de tension délétère qui remue le jazz et l’IDM dans un shaker au gré des versets surréalistes de M. Sayyid et High Priest, à une époque où le label anglais privilégiait encore l’audace des chemins de traverse à la hype balisée de ses signatures les plus récentes. Quant au single Ghostlawns, il offre un boulevard à Beans (passé depuis dans les rangs d’Anticon) qui humanise le morceau entre deux chorus maltraitant le r’n’b à coups de hachures électro morbides, au diapason des interventions mécaniques de ses deux compères. Enfin, difficile de faire l’impasse sur le crépusculaire Human Shield dont les blips déliquescents et les lyrics sans concession sont sans équivoque sur la vision que les trois rappeurs et leur producteur Earl Blaize avaient de leur époque politiquement troublée.



45. The Roots : Rising Down (2008)

Pas facile avec une discographie aussi impeccable que celle des Philadelphiens de mettre tout le monde d’accord sur un seul et même album. On reviendra ainsi, plus avant dans ce bilan, sur le très smooth et syncopé Things Fall Apart, mais pour ma part et à l’exception notable d’un Game Theory aux allures de redite gentiment torturée, j’avoue un faible pour le tournant plus sombre et narratif entamé avec l’urgent The Tipping Point et poussé dans ses retranchements les plus conceptuels l’an passé avec le touchant Undun. Entre les deux, ce parfait Rising Down où l’humanisme du crew se teinte d’une vraie noirceur désabusée. La production de Questlove et Khari Mateen (collaborateur récurrent depuis Game Theory ) atteint des sommets d’élégance et de tension mêlées dans ses contrastes clairs-obscurs aux synthés gothiques omniprésents, tandis que le flow de Black Thought, déchiré entre amertume et regain de combativité, se met au diapason des refrains poignants de Kevin Hanson et Dice Raw sur Criminal et Singing Man, sommets de mélancolie d’un album qui donne l’impression de lutter en quête d’une bonne raison de croire encore au genre humain.



44. lmntl819 & Reindeer : Views From The Psychedelik Deathcab (2009)

Né du collectif 667, Decorative Stamp apporte depuis 2008 un grand bol d’air frais à la scène indépendante anglaise - ou plutôt devrait-on dire vicié lorsqu’on en arrive à des univers aussi insidieux que ceux d’Evak, Babel Fishh, Papervehicle ou encore Iron Filings And Sellotape, no man’s land instrumental du patron James Reindeer. Éditée par l’écurie ricaine Milled Pavement, cette collaboration entre le beatmaker québécois lmntl819 et le MC/instrumentiste sus-nommé n’en symbolise pas moins à elle seule toute l’ambition sans frontière d’un label décidé à reprendre le flambeau tant idéologique qu’esthétique des débuts d’Anticon : drums fatalistes tempérés par un glockenspiel cristallin, instrus acoustiques dominées par la guitare mélancolique de Michael Rea et le violoncelle désespéré de Jamie Romain, incursions folk sur lesquelles soufflent les vents arides d’un désert de poussière, et même jusqu’à l’urgence désabusée des versets de Reindeer qui n’est pas sans rappeler les premiers albums de Sole, avec lesquels l’Anglais au flow grippé partage une vision résolument littéraire et engagée du hip-hop. Ajoutons à cela une pléiade d’invités de la "guilde" 667, parmi lesquels James P. Honey (Murmur Breeze, A Band Of Buriers), co-fondateur de Decorative Stamp responsable du piano élégiaque d’Apollonia Dreaming, et nous voici fin prêts à nous enfoncer dans les abysses introspectives de ce petit chef-d’œuvre, en attendant la première réalisation de Throne Burner qui réunira bientôt plus officiellement Reindeer et Babel Fishh.

- En écoute intégrale :



43. El-P : Fantastic Damage (2002)

Producteur l’année précédente pour son label Def Jux
du premier opus de Cannibal Ox demeuré sans suite, l’ex rappeur et beatmaker en chef de Company Flow repassait finalement au micro en solo avec ce concentré paradoxalement jouissif de noirceur pesante et psychotique, reprenant les choses là où l’instrumental Little Johnny From The Hospitul ou Info Kill II sur Funcrusher Plus les avait laissées mais en plus étouffant et vénéneux, au bénéfice d’un flow résolument vindicatif. Posé sur une assise de beats opressants et parfois hautement déstructurés, Fantastic Damage proposait il y a tout juste 10 ans une sorte de chaînon manquant entre Anti-Pop Consortium et Dälek : souvent imité (notamment par les excellents lyonnais de Grosso Gadgetto) mais jamais égalé - y compris par l’intéressé parti explorer entre-temps des contrées plus cinématiques et collaboratives, voire même jazzy avec l’excellent High Water - du moins jusqu’au récent troisième opus de son compère Bigg Jus qui dans la foulée de la reformation de Company Flow livrait en mai dernier une vraie petite claque de hip-hop en roue libre, particulièrement noisy et désincarnée.



42. cLOUDDEAD : Ten (2004)

Album charnière dans le catalogue d’Anticon, ce deuxième opus de feu cLOUDDEAD fut celui de la reconnaissance critique et publique alors même que les temps glorieux du "label à la fourmi" en tant que rénovateur du hip-hop touchaient à leur fin. Mais il demeure peut-être le plus représentatif de ses explorations transversales avec ce mélange de pop lo-fi, de hip-hop mystique et d’expérimentations noisy qui allait véritablement poser les bases des travaux d’Odd Nosdam en solo. Certes, le beatmaker effacé ici derrière les mélodies bancales et autres vocalises hallucinées de Doseone (13&God, Subtle) et Yoni Wolf (Why ?, Hymie’s Basement) fera encore mieux en mode instrumental avec ses chefs-d’œuvre Burner et Level Live Wires, mais le charme onirique et granuleux de Ten et de ses comptines illuminées (encore transcendées dans le cas du magique Dead Dogs Two par un remix rêveur et foisonnant des amis écossais de Boards Of Canada) demeure unique en son genre aujourd’hui, allant même jusqu’à inspirer dans la Bay Area une nouvelle vague "cloud rap", adoubée par Madson lui-même depuis son association sur EP avec les prometteurs Main Attrakionz.



41. Backburner : Heatwave (2011)

Mis à l’honneur et même plus d’une fois dans nos pages l’an dernier, ce premier véritable album du collectif d’Halifax se sera fait attendre pendant 10 ans sans pour autant décevoir le moins du monde à l’arrivée. L’alchimie de ses différents artilleurs et producteurs apparaît en effet sans faille, consolidée dans l’intervalle par leurs multiples collaborations (de Toolshed à Teenburger en passant par les tout jeunes Swamp Thing) et autres featurings sur les projets des uns et des autres (citons notamment ceux de Wordburglar ou Jesse Dangerously), du côté du label Hand’Solo ou ailleurs. Résultat : 14 tubes en puissance à la hauteur de cette concentration de talents jamais envahissante, dont le parfait compromis naturel de tranchant et de décontraction fait merveille dans les passages groovesques et truculents (de l’ensoleillé Lifers au chamber-hip-hop de Long Story Short en passant par le narcotique Hurtin’) comme dans leurs contrepieds plus obscurs et inquiétants (Nothin’ Friendly, Phantom Ghost, Burn It Down). Entre geek attitude sous hallucinogènes et storytelling acéré, un disque dont on a bien du mal à se lasser !

- En écoute intégrale :



Les singles n° 101 à 81 selon Rabbit


- Playlist alphabétique à écouter via Youtube :

Angerville : Ain’t No Thang
Astronautalis : Astigmatism
David Axelrod feat. Ras Kass : The Little Children
Boom Bip feat. Buck65 : The Unthinkable
cirKus : Ruff Turf
Dels feat. Joe Goddard : Trumpalump
Gang Starr : Who’s Gonna Take The Weight ?
Inspectah Deck feat. Masta Killa : Friction
Talib Kweli feat. Sean Price : Palookas
Memphis Bleek : Alright (Ratatat remix)
Murs : Everything
9th Wonder & Buckshot feat. Talib Kweli & Tyler Woods : Hold It Down
NonStop : Idiot Cherche Village
The Pharcyde : Oh Shit
Propellerheads feat. The Jungle Brothers : You Want It Back
Speed Dial 7 feat. Pip Skid : Run For Cover
Earl Sweatshirt : EARL
3rd Bass : Sons Of 3rd Bass
Thurz : Rodney King
The UMC’s : Jive Talk
Wiley : Wise Man And His Words


En bonus, la playlist évolutive Spotify qui s’étoffera à chaque nouvelle partie de ce bilan.


Articles - 29.07.2012 par RabbitInYourHeadlights, Spoutnik