1994 de A à Z - part 4 : de Das Ich à Drive Like Jehu

1994, une année charnière pour beaucoup, où le trip-hop et le post-rock allaient trouver leurs noms, où la lo-fi s’apprêtait à connaître une vraie démocratisation, et où la mort de Kurt Cobain deviendrait le mythe fondateur de bien des vocations. L’âge d’or du hip-hop touchait à sa fin, les indie rockeux commençaient enfin à s’intéresser à la musique électronique, les ados finiraient bientôt par se tirer la bourre en choisissant de prêter allégeance à Oasis ou Blur, et entre deux tubes eurodance quelques bons trucs passaient encore à la radio.

Notre D logiquement se décline en dix disques, une sélection qui fait la part belle à des formations cultes aux trajectoires diverses : certaines ont explosé en vol tandis que d’autres ont connu des carrières à l’avenant, et les groupes désormais mythiques en côtoient d’autres quasiment oubliés si ce n’est d’un noyau dur d’amateurs éclairés. Toutes ont pourtant un point commun, toujours le même : celui d’avoir marqué ce cru 1994 d’un disque indélébile...


D comme : Das Ich - Staub



Staub, le deuxième album du duo darkwave allemand, a beau être des plus accessibles, c’est aussi l’un des plus sombres, à la frontière du nihilisme, de la discographie de Das Ich.
Les sonorités synthétiques se font plus présentes, quitte à perdre une partie du romantisme avec des orchestrations en retrait. Le ton est plus agressif mais va de pair avec un discours social amer, voire désabusé en plein contexte d’après chute du mur de Berlin et des illusions perdues.
En ressort un album d’une extrême densité, loin de la variété de morceaux de Die Propheten. Les huit titres ne forment qu’un même bloc, un univers étouffant dont on ne peut s’extraire avant sa fin, conclu de bien belle manière avec le titre éponyme aux paroles reprises d’un poème de l’expressionniste tourmenté Georg Trakl.




(UnderTheScum)


D comme : Dazzling Killmen - Face Of Collapse



Pour cet album, le second (et le dernier), Dazzling Killmen s’octroie une deuxième guitare et injecte une bonne dose de radicalité dans sa musique qui, sans ça, l’était déjà bien assez. Il en résulte un maelström technique et agressif dessinant une trajectoire affolée que l’on a, de prime abord, bien du mal à suivre. On se rattache alors au poids excessif et à l’âpreté de Face Of Collapse. Une fois les neurones reconfigurés, ses méandres disloqués passent au premier plan. Ainsi, quelle que soit la focale, l’album se montre implacable. Nick Sakes éructe puis se tait, guitares, basse et batterie suivent peu ou prou le même schéma et les explosions dantesques s’inversent et finissent par s’effondrer sur elles-mêmes dans un silence bref et sépulcral où subsiste encore le malaise. Sombre, cru, massif, parfaitement capté par Steve Albini, Dazzling Killmen conserve son entropie tout du long mais atteint sans doute une forme de paroxysme durant les quatorze minutes du morceau éponyme où l’on ressent littéralement dans sa chair le « Collapse » du titre. Un monument.




(leoluce)


D comme : Dead Can Dance - Toward The Within (live)



En 1994, au sommet de leur art, Dead Can Dance donnent des concerts grandioses, qui ressemblent plus à des cérémonies mystiques qu’à des récitals classiques. Ayant balayé le spectre de la musique new wave au début des années 80 en y injectant des sonorités nouvelles, puis remis à l’ordre du jour le fabuleux catalogue musical de l’Europe médiévale (Saltarello, danse du XIIIème siècle, sur The Serpent’s Egg, leur précédent et immense album), et ensuite fait redécouvrir à un très large public la musique baroque espagnole avec leur interprétation magistrale du Song of the Sibyl catalan du XVIème siècle, le groupe n’a plus rien à prouver. Et, après avoir fait son bilan sur une compilation aux allures de voyage musical (A Passage In Time), Brendan Perry et Lisa Gerrard s’attaquent joyeusement à la world music et aux sonorités orientales. Les concerts, inouïs, sont alors quasiment entièrement composés d’inédits impressionnants, comme Rakim en ouverture avec son introduction au yangqin, nouvel instrument fétiche de Lisa Gerrard, dont les impressionnantes vocalises habitées ne manquent pas de faire leur effet sur Persian Love Song ou Yulunga, ou les très celtisants The Wind that Shakes the Barley et I Am Stretched on Your Grave de Brendan Perry. Alors, en 1994, plutôt que de tout réenregistrer, le groupe décide de sortir ces morceaux tels qu’ils ont été conçus, sur un disque live accompagné de la vidéo de la captation du concert. La production est impeccable et les titres, absolument hallucinants (on ne se remettra jamais tout à fait de Sanvean...), en font un classique absolu et instantané, toutes formes de musiques confondues. Bien sûr, on peut arguer que le groupe, à ce stade, n’est plus vraiment une entité, et on peut nettement entendre les deux protagonistes et leurs compositions, mais peu importe. Parce que ce disque est sublime.

D’ailleurs, pour ceux qui ne connaîtraient pas et voudraient toucher au sublime, voici le concert au Mayfair Center à Santa Monica qui constitue l’album, ne nous remerciez pas, c’est cadeau :




(Lloyd_cf)


D comme : dEUS - Worst Case Scenario



Avant les années 1990, il était bien hasardeux d’associer Belgique et rock. Tout au plus pouvait-on envisager d’écouter les mélanges ingénieux que les Lords of Acid avaient concocté entre acid house, techno (une vraie spécialité belge, pour le coup) et métal de mauvais goût, mais pas la moindre once de sensibilité pop là-dedans, sauf peut-être, si l’on aime les choses plus gentillettes et mainstream, chez K’s Choice. Et puis Tom Barman, Stef Kamil Carlens et leur petit monde sont arrivés avec leur bric-à-brac foutraque pour contenter les oreilles des indie-rockers en mal de sensations. En 1994, on les découvre donc via un album fourre-tout qui fait un peu l’effet d’un électrochoc. Après une introduction surréaliste et les premières notes de violon grinçantes, c’est un véritable tsunami sonore qui déferle, tout à la fois familier pour les amateurs de noise-rock, mais également très curieux et novateur : la marque des grands premiers albums. Tout semble sur le fil du rasoir, à la fois prêt à imploser mais également très maîtrisé, très construit dans la déconstruction. dEUS, dès lors, tout au long de leur carrière, ouvriront la voie à pléthore d’autres groupes talentueux : n’entend-on pas déjà le son qui définira Soulwax ? Ne pressent-on pas déjà Mintzkov dans les harmonies ? N’y a-t-il pas ici et là du lyrisme de Venus ? La folie de Ghinzu ? Le songwriting de Girls in Hawaii ? Ne cherchez pas, parce que dEUS les a tous précédés, tous influencés, tous guidés.




(Lloyd_cf)


D comme : Digable Planets - Blowout Comb



De la rencontre très nineties entre jazz et hip-hop sont nées quelques pépites étiquetées maintenant classiques. Dans ce panthéon à la gloire du cool les potes de Q-Tip tiennent beaucoup de place, mais les Digables Planets sont eux tranquillement tout en haut. Ainsi en seulement deux albums, les fantastiques Reachin’ en 1993 et Blowout Comb en 94, suivis d’une séparation l’année suivante, Butterfly, Doodlebug et Ladybug Mecca sont passés comme un comète dans le ciel étoilé du rap des années 90.
Une carrière éclair donc, même si Butterfly aka Ishmael Butler entretient toujours la flamme du cool obscurcie cette fois par l’abstraction au sein de Shabazz Palaces, mais une carrière qui a quand même laissé deux petits chefs-d’œuvre dont il est impossible de se lasser.

Reachin’ (A New Refutation of Time and Space) d’abord, sous un faux air de recueil d’astrophysique, l’album est plutôt un petit précis de fusion quasi-parfaite entre jazz, groove et hip-hop, c’est aussi le disque le plus connu et reconnu du trio de Brooklyn, mais c’est assurément Blowout Comb qui reste gravé dans les âmes comme le point culminant du groupe.
Comme si après le succès de Reachin’ et un Grammy, le trio new-yorkais avait décidé de se la jouer plus éthiquement pur, ils échafaudent Blowout Comb comme une vision plus organique du hip-hop loin de l’appréciation de soi, exempt d’orgueil et de vanité. Ainsi les Digable Planets laissent (presque) tomber l’utilisation des samples, leur musique sera maintenant jouée par de "vrais" musiciens (dingue non ?). Résultat : l’instrumentation live est classieuse comme ça n’est pas permis, moelleuse et admirablement construite ! Les orchestrations pour la plupart d’inspiration Blaxploitation sont une réussite totale, les titres sont aussi plus longs, plus libres, teintés de free-jazz et dès le monumental The May 4th Movement Starring Doodlebug, on comprend que ce second album sera différent.




Ce morceau s’inscrit d’ailleurs dans un autre changement majeur au sein du groupe, les délires surréalistes du premier album laissent place à une vraie conscience politique empreinte de fierté noire. Ce titre inaugural fait par exemple référence au mouvement du 4 mai 1919 où 3000 étudiants chinois manifestèrent place Tien An Men bien avant 1989. Dial 7 (Axioms of Creamy Spies) / NY 21 Theme oriente la résistance vers l’Ahimsā, Black Ego parle des droits des afro-américains et Dog It évoque les paradoxes de l’activisme moderne à l’abri dans son canapé.
Blowout Comb est donc fondamentalement jazzy, viscéralement politique, mais il n’en demeure pas moins foncièrement cool mais d’une coolitude intelligente et cultivée. Ces trois composantes se retrouvent aussi dans les featurings, Jeru The Damaja sur Graffiti ou Guru sur Borough Check, deux titres en forme d’ode à un Brooklyn Bohème qui était alors en fin de cycle. Blowout Comb s’écoute comme ça, comme un foisonnement de groove, d’influences black, d’activisme aussi, mais surtout comme un grand exercice d’assouplissement cérébral ! The Art of Easing quoi !


(Spoutnik)


D comme : Dinosaur Jr - Without A Sound



Sixième album studio de Dinosaur Jr, Without a Sound a la difficile tâche de succéder au superbe Where You Been et son rock gonflé à grands coups de pédales fuzz où tous les potards sont coincés au maximum.
De fait, s’il est une véritable réussite commerciale, l’album a eu du mal à convaincre les fans de la première heure, d’autant plus que J Mascis se retrouve quasiment seul aux manettes après le départ du batteur Murph.

Loin de l’image de doux branleur grunge reflétée par les précédents albums, c’est tout le génie de songwriting de J Mascis qui s’exprime à travers Without A Sound. Très fortement introspectif et profondément marqué par la mort du père de l’Américain, l’album enchaîne parmi les plus beaux et plus intimes morceaux de la discographie de Dinosaur Jr.
Tout en contrastes, Without A Sound alterne les mélodies fragiles, mélancoliques, furieuses ou enragées et l’influence de Neil Young est omniprésente. En fait, Without A Sound est annonciateur de l’album solo acoustique de J Mascis, Martin & Me, qui sortira quelques années plus tard.

Un album à réhabiliter.




(nono)


D comme : Disco Inferno - D.I. Go Pop



Plutôt du côté Inferno que Disco, ce second album du trio anglais sorti en 1994 n’y allait pas dans le sens du poil ! Déluge cacophonique de samples omniprésents sur fond de rock au son ultra perfectible, D.I. Go Pop déchaîne les quatre éléments : le débit incessant de l’eau (In Sharky Water), les souffles du ciel et de l’air, la terre et ses grincements, les pas dans la neige (Footprints in Snow) et le feu d’un disque brûlant, difficile, parfois nauséeux et pourtant tellement beau.

Derrière les couches de bruit se cachent en effet de belles sensibilités slowcore, bien souvent dominées par les lignes de basses sombres de Paul Wilmott et le chant plaintif de Ian Crause, comme s’ils étaient les cousins britanniques et débraillés de Slint et Codeine ou même des frères rebelles de Bark Psychosis (dont l’ancien membre Daniel Gish a d’ailleurs fait partie).




Deux ans plus tard, l’aventure Disco Inferno prendra malheureusement fin avec la sortie du moins dissipé Technicolor, où le renouveau mélodique ne masquera pourtant toujours pas leur amour des samples.


(Riton)


D comme : The Divine Comedy - Promenade



"Happy the man and happy he alone, who in all honesty can call today his own". Romantique, badine, épicurienne et pourtant bercée de tragédies intimes et de mélancolie, cette Promenade en bord de mer en compagnie de Neil Hannon sera la première à convier quelques-uns de ses futurs collaborateurs récurrents, à commencer par Joby Talbot aux vents (et au saxo ivre sur A Drinking Song) et Chris Worsey au violoncelle, son coproducteur de l’époque Darren Allison siégeant derrière les percussions.
Mais si le lyrisme et la nostalgie de The Summerhouse annoncent déjà Casanova et le début d’une dynamique de groupe qui présidera aux deux albums suivants, ce second opus demeure celui qui déconcerte le plus les admirateurs tardifs du dandy irlandais, ne serait-ce que pour son esthétique musicale ouvertement influencée par la musique de chambre (Going Downhill Fast, Neptune’s Daughter), le baroque italien (et plus particulièrement vénitien... qui a dit Rondò Veneziano ?) de la fin du XVIIème (Bath, A Seafood Song) et le minimalisme post Philip Glass des premières œuvres de Michael Nyman qui brassaient justement les mêmes sources d’inspiration, à la mesure des bizarreries aristocratiques de Peter Greenaway qu’elles illustraient au cinéma.

Autant dire qu’on est loin de la brit-pop épurée du futur Regeneration et qu’une certaine exubérance est de mise au gré de cette traversée de l’Europe des beaux-arts, du cinéma d’auteur (When the Lights Go Out All Over Europe et son fameux sample du film A bout de souffle, emblème des débuts de la Nouvelle Vague que le couple dont Promenade relate le périple amoureux va voir au cinéma), des mythes grecs et romains, et bien sûr de la littérature avec l’immense et hilarant The Booklovers sur lequel Hannon égrène plus de 70 noms d’auteurs tournés en dérision par samples interposés avec le mélange de tendresse et d’ironie qui le caractérise, autant de noms qui "vivront pour toujours" entend-on après la mention de Salman Rushdie, autre grand adepte de mythologie et de "réalisme magique".




Et ce sont justement ses excès - des "r" roulés de Going Downhill Fast à la virée alcoolisée du titubant A Drinking Song, en passant par le final mystique et enfiévré de Don’t Look Down ou encore A Seafood Song, ode aux fruits de mer et aux marins bravant l’océan pour nous les apporter sur un plateau - qui mettent en valeur les passages les plus désarmants de l’album, tour à tour douloureux (Geronimo et sa prise de conscience des moments de grâce éphémères), propices à l’abandon (Neptune’s Daughter, allégorie d’un suicide manqué), à l’introspection (l’intimiste et feutré Ten Seconds To Midnight) ou bien sûr à l’exaltation (les élans de vie et d’espoir du fabuleux Tonight We Fly).


(Rabbit)


D comme : Drexciya - Aquatic Invasion EP



Aquatic Invasion, le troisième format court (3 titres) de l’emblématique duo de Detroit, continue d’approfondir son univers marqué évidemment par un aspect science-fiction comme la majeure partie de la techno de Detroit de l’époque, mais aussi et surtout par le monde aquatique, thème central dans la musique de Drexciya, comme sortie des profondeurs. Le nom Drexciya désigne d’ailleurs un pays situé au fond de l’océan peuplé d’enfants d’esclaves jetés à la mer durant la Traite et s’étant adaptés au milieu. En ce sens, les deux musiciens s’inscrivent dans la lignée de la techno de Detroit engagée, représentée entre autres par le label et collectif Underground Resistance.




(UnderTheScum)


D comme : Drive Like Jehu - Yank Crime



Point culminant d’une discographie éclair qui en fera un groupe à part pour les amateurs de math-noise sur le fil et de mélodies barbelées à coups de guitares dissonantes aux enchevêtrements complexes, Yank Crime accommode à la perfection frénésie électrique et tension hypnotique, rage sournoise et fragilité. Défouloir du guitariste John Reis (Rocket From The Crypt) et du chanteur Rick Froberg qui continuent de collaborer aujourd’hui au sein du combo post-hardcore Hot Snakes, Drive Like Jehu fait particulièrement honneur ici à sa référence biblique ambiguë en agrémentant son noise-rock homérique aux accents punk et post-hardcore d’une bonne dose de névroses emo (au sens originel bien sûr, radicalement éloigné de celui qu’on lui prête aujourd’hui), déchaînant les passions tourmentées sur neuf titres intenses et sans concession. Un bel exemple de figure underground dont la signature sur une major (Interscope, alors une filiale d’Atlantic mais qui atterrira chez le futur Universal l’année d’après) n’aura en rien entamé l’envie d’en découdre avec les canons d’un rock indépendant ricain en plein assagissement, du moins momentanément puisque Reis choisira quelques mois après la sortie de l’album de se concentrer sur le succès naissant de Rocket From The Crypt tandis que le batteur Mark Trombino deviendra producteur de nombreux groupes pop-punk en quête de crédibilité.




(Rabbit)