Cannibales & Vahinés - Songs For A Free Body

Cannibales & Vahinés continue à creuser son sillon, tranquille et déterminé. Imperméable au temps pressé, concentré sur sa musique. Songs For A Free Body nous accompagnera longtemps.

1. Whatever
2. City Of Shades
3. The Bus Is Late
4. Goghsuckers
5. Old Oak Tree
6. Mirror Man
7. Murder Poets
8. Zavod
9. A Free Body

date de sortie : 11-11-2015 Label : Mr Morezon’

Neuf morceaux d’une élégance folle, majoritairement posés mais capables de jolis coups de grisou. En recherche permanente. Ce qui frappe d’abord, c’est qu’absolument tout s’y présente sur le même pied d’égalité : guitare, voix, batterie et baryton jouent à l’unisson et sont tous déterminants. On ne peut envisager la musique de Cannibales & Vahinés sans l’un ou l’autre. Un équilibre instrumental qui apporte beaucoup de fluidité à l’ensemble. Les morceaux se succèdent sans accrocs, les motifs qu’ils renferment font de même et cela confère une grande cohérence à Songs For A Free Body sans qu’il ne soit pour autant monolithique. Leur coloration générale tend vers la mélancolie douce-amère mais ces neufs vignettes ne sont pourtant pas interchangeables. Peu de points communs entre le Whatever introductif par exemple – déclamatoire et plutôt apaisé – et The Bus Is Late – plus déstructuré et rythmiquement foisonnant. Bien qu’il s’agisse du même paysage, le relief est varié. Ces quatre-là ont un truc bien à eux, une patte, qui leur permet d’emballer la machine sans que l’on ne sente la moindre saccade, on passe du coup de plaine en abysse sans vraiment s’en rendre compte et l’on reste captif tout du long. Comme à son habitude, G.W. Sok habite littéralement les morceaux, sa diction rythme chacun d’entre eux, la guitare ne s’énerve pas souvent, reste invariablement sobre et anguleuse, la batterie souligne, assène plus rarement et le saxophone freeture superbement. Une scie musicale s’occupe des dissonances et l’électronique habille le tout d’un voile discret qui nuance l’ossature, soulignant tel ou tel motif, portant au besoin les mélodies.

Cannibales & Vahinés, c’est du free-jazz sans en être, ce n’est pas non plus complètement de la chanson, ni du rock, encore moins de l’électronica, c’est pile entre tout ça. Peut-être encore plus ici que sur le précédent, N.O.W.H.E.R.E, qui était peut-être un poil plus disloqué. Pour autant, la musique ne s’est pas apaisée, elle est même à l’origine de belles tempêtes sous le crâne. Toujours cannibale, sans doute un brin moins vahiné, on a l’impression que ce beau bazar délaisse les plages pour explorer la ville sans rien perdre de son alchimie. Une vibration légèrement plus urbaine s’échappe des morceaux mais le ciel reste sombre, les nuages lourds et gonflés d’arc électriques. On ne saurait dire qui porte quoi, on peut suivre tout ce petit monde indépendamment du reste mais c’est vraiment dans la confrontation que le groupe réserve ses plus belles pages : City Of Shades en parfait exemple de la capacité à construire un climat avec trois fois rien, le saxophone porte la mélodie concomitamment à la guitare, la voix balance ses tirades par-dessus et tout gonfle imperceptiblement, on ne se rend même pas compte que le baryton a délaissé les enluminures au profit de lignes plus arrachées. Et puis, on trouve aussi beaucoup de richesse dans les détails, à ce titre les apports de la scie et de l’électronique sont sans doute plus discrets mais sans eux, l’intensité serait moindre, la dynamique moins équilibrée, l’hypnose plus passagère. Fluide et saccadée, la musique de Cannibales & Vahinés cultive les paradoxes. Sous l’apparente simplicité se cache beaucoup de densité et le vernis faussement apaisé recouvre en fait une grande impétuosité, la mélodie apparaît par petites touches successives, au détour d’un fatras instrumental (Old Oak Tree) et parfois, c’est l’inverse, elle s’évapore en dissonances pour mieux se reconstituer ensuite (Goghsuckers). Si bien que l’écoute réserve en permanence son lot de surprises et si l’on a du mal à savoir comment les morceaux commencent, on sait encore moins comment ils vont se terminer.

C’est un peu la même chose d’ailleurs une fois transposé sur scène, tout est figé, légèrement statique mais ce qui en sort électrise complètement l’épiderme : G. W. Sok au centre, tout en noir et tout droit, économisant ses gestes, ses textes au bout des doigts, Nicolas Lafourest tête baissée sur sa guitare, droit lui aussi et Fabien Duscombs concentré derrière sa batterie. Marc Démereau est le seul à bouger, partagé entre son saxophone, sa scie et les effets électroniques, passant de l’un à l’autre avec dextérité. C’est hypnotique et quelque chose se passe. Le live ne magnifie pourtant par forcément le disque, l’envoûtement est exactement le même, preuve que les morceaux sont à la base superbement écrits. D’ailleurs, aucun n’est vraiment saillant, de la course en avant de City Of Shades à la valse triste et furieuse de Mirror Man, des sept minutes téméraires, gonflées d’un blues urbain et disloqué de Murder Poets à la cavalcade effrénée de Zavod jusqu’à A Free Body, balade finale infiniment touchante, c’est un enchantement. Tout le temps velouté et ténu, souvent disloqué, Songs For A Free Body est tout simplement superbe de bout en bout. C’est à se demander s’il arrive à G.W. Sok de participer à des disques anecdotiques, ce Cannibales & Vahinés se plaçant sans peine dans l’empan des derniers Filiamotsa et Oiseaux-Tempête. Le propos est ici sans doute moins ouvertement politique que celui de la bande à Frédéric D. Oberland, plus poétique mais pas moins contestataire. Qu’il emprunte à Léo Ferré (sur Murder Poets) ou Rudyard Kipling (sur Zavod, le morceau étant par ailleurs une interprétation de L’Acier, ballet d’Alexandre Mosolov) , ses textes portent en creux des valeurs importantes et se retrouvent invariablement impliqués dans des climats terriblement sensibles et humains. De toute façon, Cannibales & Vahinés montrent trop de cohérence et d’authenticité pour qu’il en soit autrement.

Pour l’instant, on peut trouver le CD en concert avant sa sortie en novembre chez le chouette Mr Morezon’ – le vinyle arrive à la fin de ce même mois (chez Tractor Notown) – et l’on ne saurait trop vous conseiller de vous procurer cet incontournable (et tant qu’à faire celui d’avant) en allant les voir. Loin d’être dupe, Songs For A Free Body est empreint d’ouverture, de métissage et de solidarité, ces trucs qui tendent à disparaître et que l’on finira par oublier. Le disque les maintient de toute sa fougue, apporte beaucoup de liberté, fidèle à son titre. Raison de plus pour ne pas le laisser s’échapper.

Magné(i)t(f)ique.

Chroniques - 21.10.2015 par leoluce
 


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