Tir groupé : ils sont passés sur nos platines (6/04 - 12/04/2020)

Le dimanche après-midi sur IRM, une sélection d’albums récents écoutés par un ou plusieurs membres de l’équipe, avec du son et quelques impressions à chaud. Car si l’on a jamais assez de temps ou de motivation pour chroniquer à proprement parler toutes les sorties qu’on ingurgite quotidiennement, nombre d’entre elles n’en méritent pas moins un avis succinct ou une petite mise en avant.



Pas d’Easter Eggs mais de quoi mitrailler les tympans du lapin de Pâques dans ce nouveau Tir Groupé, électrique même quand il ne l’est pas...




- Blue Haired Girl - Dérive (21/02/2020 - Les Disques Normal)

Elnorton : "Il n’y avait plus personne aux terrasses des cafés / et tous les magasins étaient fermés / on aurait dit la guerre, ou bien un jour férié / sans repas de famille et sans électricité". A l’exception des compteurs EDF, les paroles de Diabologum ont une résonance particulière en ces temps de confinement. Et c’est justement par le biais d’une reprise du titre De La Neige En Eté à l’occasion d’une excellente compilation du webzine A Découvrir Absolument que j’avais croisé Blue Haired Girl pour la première fois. C’était en 2010 et ma curiosité a ses limites puisque je n’avais jamais (de mémoire) prolongé l’expérience en écoutant une publication du combo nancéien. La sortie de Dérive permet donc de corriger le tir.
Toujours pour le compte de Les Disques Normal, ce disque n’est pas sans évoquer l’univers de Les Marquises ou Mermonte, autres pensionnaires du label, preuve s’il en est de la cohérence du catalogue de ce dernier. Mais cessons de parler de Blue Haired Girl à travers d’autres artistes. Post-quelque chose - on hésite entre le qualificatif de post-rock pour l’utilisation de cordes rappelant parfois A Silver Mt Zion, mais l’univers des Français est trop aérien, et celui de "post-pop" bien qu’il y ait cette fois trop d’exigence pour que l’étiquette tienne la route - à moins qu’il ne faille parler de math-rock (sans l’aspect démonstratif et parfois un peu barbant), Dérive, comme le laisse penser son titre, permet à l’auditeur de se laisser aller entre des sonorités variées où la diversité des instruments utilisés (violoncelle, basse, guitares, batterie et xylophone pour les principaux) ne relève jamais de la posture et n’éclipse surtout pas les harmonies, qu’elles soient musicales et individuelles, ou alchimiques et collectives. Une vraie bonne pioche.

Rabbit : Post-rock en effet, versant acoustique à forte tendance bucolique, folk de chambre claire-obscure également, avec le violoncelle omniprésent, pop atmosphérique et boisée, piano néo-classique gagné par le chaos (Moonfall), bricolages lo-fi à la Comelade (On the Beach) voire même un soupçon de country... autant faire fi des étiquettes ou des comparaisons tant Blue Haired Girl s’en joue avec une passion pour la liberté des compositions et des arrangements qui me rappelle surtout feu Crëvecoeur, ancien coup de cœur frenchie du label Denovali dont on n’a malheureusement plus de nouvelles depuis 10 ans.
Chez les Nancéiens emmenés par Tycho Brahé (de retour chez ADA ces jours-ci justement mais en solo cette fois, pour une reprise de Will Oldham), la voix est toutefois de la partie, spoken word poétique sur Des Formes, prose en Anglais sur le western et dissonant The Sound of, chant étouffé par les effets sur le plus âpre Philosopher ou pop chorale sur le charmant Nenuphar 3, sans oublier l’introspection sans far de Brome, invité sur l’habité Revolutions dont l’atmosphère s’allège sans prévenir en milieu de morceau pour mieux s’en retourner au spleen lancinant des cordes frottées. En résulte une sensation de familiarité qui fait de Dérive l’un de ces disques que l’on s’approprie et auquel on confie volontiers ses moments de repli sur soi, qu’on soit en recherche de réconfort ou d’un écrin à nos doutes et à nos idées noires.


- Enemy Radio - Loud Is Not Enough (1/04/2020 - Slam Jamz)

Rabbit : On n’a pas bien compris ce qu’il s’était passé entre Public Enemy et Bernie Sanders... une histoire de concert donné par Chuck D sous le nom de Public Enemy Radio à un rassemblement politique du candidat démocrate à la présidentielle américaine auquel son compère Flavor Flav n’aurait pas donné son accord, le beef se terminant par un limogeage pur et simple de ce dernier, levée de boucliers d’avocats à la clé... jusqu’à ce que Chuck D décide de le réintégrer, prétextant un poisson d’avril en guise de satire de l’état du hip-hop aujourd’hui, puis sorte ce premier opus d’Enemy Radio, sans le "Public" cette fois mais avec un feat. dub bien gritty de... Public Enemy, Flavor Flav inclus. Il y a de quoi s’arracher les cheveux... mais tant que la musique est bonne - et c’est justement le cas de ce Loud is Not Enough, retour au son des sound-systems et des collaborations avec The Bomb Squad, qui réinjecte un peu de rock et d’électricité (Man Listen, Goodnight Lucifer) dans son rap engagé avec le renfort d’amis des débuts de PE. STD envoie ainsi du bourdon à tout va, Born Woke de la guitare wah-wah, des injonctions en feu et des scratches accrocheurs, Last Stand Caravan fait l’effet d’un Pedestrian épique et old school d’il y a 15 ans et l’ensemble est plus que de belle tenue, un coup d’électrochoc dans la carcasse d’un Public Enemy dont le dernier grand disque remontait mine de rien à 2012.


- Duck Feeling - Rhymes + Ghosts EP (5/04/2020 - autoproduction)

Elnorton : Des rétroactions acoustiques menaçantes ouvrent, cinquante secondes durant, ce court EP composé "un samedi soir" et enregistré "ces deux dernières semaines" par la moitié de The Snobs (c’est d’ailleurs son acolyte Mad Rabbit qui s’est chargé de l’illustration du disque). Et puis, Rhymes + Ghots démarre véritablement. Avec fracas. Quelques arpèges ouvrent ainsi The Great Race, mais dès que les rythmiques viennent appuyer la voix de Duck Feeling, c’est au Giant Steps de The Boo Radleys que l’on pense. Pas rien.
Loin des territoires plus expérimentaux explorés avec les Snobs (notamment leur ec(H)o-system jazzy en collaboration avec le regretté poète américain Steve Dalachinsky), Duck Feeling évolue ici dans un style direct, puisant son influence dans l’indie rock des nineties, mais pas seulement. Ainsi, So Dumb et sa progression électrique galopante évoquent aussi bien Shoefiti que The Strokes, tandis que le très mélodique Aggelía n’est pas sans rappeler les premiers albums de MGMT, une influence déjà évoquée sur sa première parution en solo, Like Athena, She Says, il y a tout juste quatre ans. La ballade No One Listens vient finalement conclure cet EP de onze minutes, direct, chaloupé et inspiré. Tout ce dont on a besoin par les temps qui courent... ou qui piétinent, c’est selon.

Rabbit : Effectivement concis, frontal, 90s jusqu’à la moelle, saupoudré de shoegaze dans les guitares qui lorgnent par moments sur le Garbage des tout débuts, et auréolé du charme qu’ont parfois ces sorties à l’Anglo-Saxonne chantées en Français quand la musique est bonne. À ce titre, c’est à Air que l’on comparait précédemment Duck Feeling dans nos colonnes et c’est un peu cet onirisme atemporel à l’accent susurré façon JB Dunckel que l’on retrouve sur le final No One Listens, lorsque revient le temps de l’introspection après une bonne dose d’électricité.


- A Party for the Dead - s/t (20/03/2020 - autoproduction)

Rabbit : Trop monolithique pour du post-hardcore, trop massif pour de l’indie rock, pas assez metal pour du sludge et pas assez psyché pour du stoner, A Party for the Dead c’est un peu tout ça à la fois et ce premier album du trio bordelais qui fait suite à un EP remarqué dans nos pages, plus aérien et carrément shoegaze aux entournures (c’est toujours le cas ici sur l’excellent The Bells, seul morceau où le chant perce le mur d’effets et d’électricité, réminiscent de la grande époque de Ride), fait mouche grâce à son équilibre entre efficacité des gros riffs fuzzy et atmosphère qui s’installe peu à peu dans les interstices et donnerait presque l’impression que tout ça pourrait encore très bien décoller pour la stratosphère si la batterie était soudain coupée dans son élan martial. Une jolie réussite !


- ViE - Muter/Mute EP (7/04/2020 - autoproduction)

Rabbit : Coréalisé par Laurent Komlanvi Bel avec lequel Charles-Eric Charrier avait sorti l’album Rising fin 2018, Muter/Mute fait la part belle à la guitare acoustique, et même aux duos de guitare, sans pour autant stagner dans la joliesse, loin s’en faut ! Ainsi, le romantisme folk immaculé et non moins organique du morceau-titre laisse place sur fond de distorsions à la prose sensuelle de Charrier avant de se muer (muter ?) en une transe percussive saturée, tandis que les rêveries d’Assembler, enluminées de nappes ambient, gagnent peu en peu intensité au gré des frappes déstructurées et autres effets hypnotiques, évoquant le Labradford des débuts ou encore The For Carnation. Quant aux méditations scintillantes du sommet Raccompagner Léger, leurs accents de blues africain se font eux-mêmes de plus en plus dronesques, chamaniques et rugueux sous l’impulsion des toms et des renflements électriques, révélant quelques accointances avec l’excellent William Ryan Fritch/Vieo Abiungo, pour le plus grand plaisir des aficionados que nous sommes. Un EP aussi court que vibrant.


- Crowhurst & Enduser - Cybernetic Warfare EP (13/03/2020 - autoproduction)

Rabbit : Le monde est petit, et d’autant plus celui des musiques expérimentales. On apprend ainsi à l’occasion de ce troisième volet des Official Bootleg Series de Crowhurst, que Jay Gambit et Enduser, connu pour ses sorties drum’n’bass belliqueuses du côté des labels Ad Noiseam et Ohm Resistance notamment, sont de très bons amis et qu’on avait failli passer à côté de cet EP enregistré en 2018 et relégué aux fonds de tiroirs du Californien. Pourquoi donc s’intéresser à des morceaux que les musiciens n’avaient pas jugé bon de sortir à l’époque me direz-vous ? Eh bien parce que Crowhurst avait entre-temps viré black metal et que le projet, devenu groupe à part entière avec les concerts et tournées qui vont bien, n’avait alors plus le temps nécessaire pour sortir autant de disques qu’à la grande époque des expérimentations harsh noise tous azimuts de Gambit en solo, en plus d’une volonté évidente de se concentrer sur cette nouvelle direction musicale pour se forger une nouvelle identité. Merci donc au confinement pour ces repêchages qui font plaisir aux fans de la toute première heure, le Cybernetic Warfare en question survolant jusqu’ici la mêlée en tirant le meilleur, hormis peut-être sur un Snakebite au chant clair un peu trop lyrique, du beatmaking de combat d’Enduser et des saturations mortifères de Crowhurst (en particulier sur le lo-fi et menaçant LEDemon), sans oublier bien sûr les atmosphères glauques et anxieuses qui sont un peu leur trait commun (Brown Acid, Beyond Fire).


- Funki Porcini - Boredom Never Looked So Good (28/03/2020 - autoproduction)

Rabbit : Chaque nouvel album de l’Anglais James Braddell est un petit évènement pour mes tympans, et bien qu’il faille reconnaître au touche-à-tout de la musique électronique, passé de la drum’n’bass à l’ambient après avoir contribué à forger l’esthétique de Ninja Tune dans les 90s, une légère baisse de régime depuis Studio 59 l’an passé qui faisait tout de même suite à pas moins de 5 chefs-d’œuvre absolus en 8 ans, on ne peut que se réjouir de la productivité de Funki Porcini depuis son départ du label suite au génial On. Personne ne peut décemment sortir un Conservative Apocalypse chaque année, et après un disque au downtempo jazzy délicieusement rétro-futuriste, c’est dans l’ambient la plus épurée qui soit, à la façon d’un Brian Eno, que se love le musicien sur ce 12e album, non sans ménager quelques petites percées rythmiques de bon aloi, des percus jazz de Losen Down aux beats techno mâtinés de batterie et de gimmicks dub de Maybe Baby en passant par le groove presque "big beat" de Requiem For The Open Road et le downtempo liquéfié de l’onirique Amalfi et du mystérieux From My Window, pas loin des grandes heures de Badalamenti. Clin d’œil à l’appui à notre condition d’Européens assignés à résidence, le disque idéal pour un confinement à la cool !


- Barrens - Penumbra (10/04/2020 - Pelagic Records)

Baron Nichts : A peine formé et déjà signé chez Pelagic Records, Barrens en impose avec Penumbra, son premier album. Le trio suédois, mûri par une longue expérience scénique avec Scraps of Tape, théorise un post-rock électronique aussi sombre que nerveux. En plongée perpétuelle dans les abîmes, le groupe exprime sa véhémence sur des rythmiques marquées, englobées par des nappes de synthétiseurs graves et omniprésentes. Ses riffs de guitares et de basses plus mélodieuses peinent à dépasser ce mur sonore artificiel, bien qu’ils soient indispensables à la tenue de Penumbra. Dans ce déluge apocalyptique, les musiciens s’autorisent quelques respirations bienveillantes, dont le solennel titre éponyme de l’album, aux sonorités presque traditionnelles. Efficace bien que complexe, Barrens s’impose en nouveau maître de la scène post-rock européenne.

Rabbit : Mêlez le post-metal instrumental épique et massif des Russian Circles de la belle époque à un soupçon de futurisme à la Cult of Luna sans tendance prog alambiquée et vous obtenez l’une des révélations post-rock/metal de ce début d’année, joliment repérée par le label des cadors du genre que sont Labirinto, Mono ou encore pg.lost. Du gros son mais sans growl ni paroles, quelques belles accalmies flirtant avec l’ambient (notamment sur le morceau-titre ou le beau Grail Maker), du lyrisme ni mielleux ni pompier (à l’inverse des travers dans lesquels Mono peut parfois tomber), une section rythmique tempétueuse et tendue comme il faut (Oracle Bones, Shifter), des atmosphères sombres (voire gothiques sur le final Umbra) sans être totalement plombées, tous les ingrédients sont réunis pour accrocher l’oreille du néophyte metal-curieux mais c’est surtout par une intensité sans fioriture que les Suédois sortent du lot d’un genre aujourd’hui aussi sursaturé que leurs riffs en groupes médiocres que l’on oublie aussitôt qu’on les a écoutés. De ceux-là, Barrens n’est assurément pas... à découvrir d’urgence, donc !