2023 en polychromie : les meilleurs albums - #15 à #1

180 albums, car si la frustration demeure de ne pas en citer 100 ou 150 de plus, c’est là que la césure s’avérait la plus supportable en cette année 2023 riche en pépites sous-médiatisées. 180 disques, car le but d’un bilan annuel, de la part d’une publication musicale quelle qu’elle soit, ne devrait pas revenir à montrer que l’on a sagement écouté la poignée d’albums réchauffés que les faiseurs de mode vendus au mainstream le plus racoleur nous ont prescrits, mais bien à faire découvrir des sorties remarquables passées entre les mailles du filet, et comme les plus curieux le savent, ces dernières ne manquent jamais. 180, donc, pour les 180 degrés qui nous séparent, un peu plus chaque année d’ailleurs, des classements de lemmings absolument imbuvables croisés ici ou là.

L’aventure se termine, probablement un peu trop tard pour avoir su maintenir jusqu’au bout l’intérêt d’un auditoire déjà largement passé aux albums de janvier voire même de février 2024 - et comment lui en vouloir, au regard du nombre de pépites déjà recensées dans notre agenda des sorties en ce début d’année ? Qu’importe, la satisfaction de n’avoir pas cédé aux normes imposées par la blogosphère commerciale d’outre-Atlantique (qui aux dernières nouvelles se meurt un peu ces jours-ci et sans vouloir être cynique, quelque part c’est tant mieux), ces sites putaclics passés de "musicaux" à "people" qui sifflent désormais la fin de l’année en octobre pour mieux engranger les vues et les recettes publicitaires, et celle bien sûr d’avoir assumé jusqu’au bout une passion aussi plurielle qu’irréductible à laquelle n’aurait jamais rendu justice le classique "top ten", l’emporte sur la petite frustration d’avoir vu l’attention pour ces articles s’émousser peu à peu sur les réseaux au lieu de s’intensifier avec l’approche des hautes cimes du classement. Merci donc aux insatiables curieux parmi nos lecteurs, demeurés fidèles jusqu’au bout à cette interminable série, entrecoupée ces derniers jours des bilans des camarades Elnorton et Ben, à explorer également sans modération.




#15. Hidden Orchestra - To Dream is to Forget

"Joe Acheson n’a pas besoin de sortir de son très vaste pré carré pour nous en faire voir de toutes les couleurs à chaque album, avec cette mixture assez hallucinante de groove capiteux et de lyrisme évocateur qu’on lui connaît depuis l’indépassable Night Walks. Entre jazz percussif et cadré, drum’n’bass organique à la Ninja Tune de la grande époque, trip-hop instru et accents post-rock dans ses irrésistibles crescendos cinématographiques, la musique de Hidden Orchestra est toujours aussi terrassante de luxuriance et de fluidité sur To Dream is to Forget, sorte de chaînon manquant entre les Heliocentrics, Portico Quartet et les Australiens de Tangents, trois groupes fabuleux que l’Écossais surpasse pourtant de nouveau en intensité comme en virtuosité. Parmi les highlights de ce nouvel opus auquel l’omniprésente clarinette donne presque par moments un petit côté klezmer triste, on citera l’introductif Hammered, à la fois martial et impressionniste, les 8 minutes serpentines d’un Skylarks tirant sur l’electronica, les incursions presque néo-classiques de Nightfall et du morceau-titre, le foisonnant et magnétique Ripple ou même l’enchaînement du court et insidieux Cage Then Brick et du sombre et tendu Reverse Learning, mettant l’accent sur cette atmosphère claire-obscure que le projet a toujours su allier à une redoutable maîtrise."

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#14. Bersarin Quartett - Systeme

Aussi rare que précieux, le projet de Thomas Bücker n’en est qu’à son 5e opus en 15 ans et semble pourtant n’avoir jamais cessé de nous accompagner. Toujours impressionnant de constater que l’Allemand, resté fidèle à ses compatriotes de Denovali Records, demeure seul crédité sur ce Systeme, que l’on jurerait pourtant oeuvre d’un véritable petit ensemble de musiciens. Ainsi, si l’album démarre sur un Gespenster tout en harmonies de synthés lyriques, Exo voir rapidement son ambient séraphique accueillir une contrebasse feutrée, un piano jazzy et des nappes d’arrangements évoquant les cordes filtrées d’un violon, autant de sonorités dont la spontanéité ferait presque oublier qu’elles sont bel et bien le fait du savant séquençage des enregistrements d’un artiste solo dans son home studio. Des ascensionnels Licht ou Nacht und Nebel tout en délicatesse vaporeuse jusqu’aux plus dynamiques quoique tout aussi oniriques Neuronen, Firmamente et System avec leurs beats organiques au feeling presque lo-fi, en passant par les méditations néo-classiques Für und Wider et Liebe magnifiées par la profondeur tantôt inquiétante ou lumineuse des harmonies et des textures, ou encore les élans à la fois cinématographiques et sacrés d’Autopoesie et Illusionen, System est une ode à la résilience de notre sensibilité, à la persistance de la beauté et de l’espoir dans un monde d’indifférence et de chaos.


#13. Aho Ssan - Rhizomes

Toujours connu des seuls initiés et autres fidèles de l’INA GRM, en attendant un concert à la Gaîté Lyrique début mars en compagnie de son patron de label, le déjà culte Nicolas Jaar (pas très en vogue dans les couloirs de la rédaction ceci dit mais c’est un autre débat) qui devrait le mettre sur la carte des explorateurs des musiques électroniques hybrides et radicales, le Parisien Désiré Niamké nous avait gratifiés il y a 4 ans d’un premier long-format, Simulacrum, d’emblée sismique et texturé en diable, aux influences jazzy diffuses héritées qui sait d’un grand-père trompettiste qu’il n’aurait néanmoins jamais connu. Remixé l’année suivante par quelques pensionnaires notables de l’écurie Subtext, à commencer par l’excellent Roly Porter avec lequel le Français nourrit quelques atomes crochus (en plus organique et spontané), on pouvait alors entrevoir un goût de la collaboration qui culmine véritablement sur cet impressionnant Rhizomes, dont les racines se fraient un chemin depuis son terreau drone et glitch-hop vers des horizons souterrains que l’on ne soupçonnait pas forcément, d’un électro-hip-hop aux allures de trap crépusculaire et déstructurée (Cold Summer Part I, avec le Britannique Blackhaine) à une sorte d’ambient spirituelle et incantatoire (Fermeture, en compagnie de la Kenyane Nyokabi Kariũki au micro) en passant par le noise-rap pur jus (Till The Sun Down, avec Clipping mais également la géniale Polonaise Resina dont le violoncelle manipulé et autres nappes vocales élégiaques contrebalancent cette implosivité déliquescente de tempête sous un crâne) et même le genre de pop expérimentale en suspension chère à David Sylvian, que nos chouchous 9T Antiope et en particulier la voix envoûtante de Sara Bigdeli Shamloo viennent contribuer à esquisser sur le mélancolique Hero Once Been. Un line-up qui n’en finit plus puisqu’on ne vous a pas encore parlé de Moor Mother et Mondkopf (sur le mystique et feutré Rhizome IV néanmoins parcouru de mille fourmillements électroniques à la façon d’une Cindytalk période Mego, malmenant la clarinette introspective de la Chicagoanne Angel Bat Dawid), ni de Valentina Magaletti de Vanishing Twin (au chant sur l’abrasif et contrasté Away tout en gerbes de beats instables et harmonies tourmentées à coller le frisson), de James Ginzburg aka Emptyset (sur Tetsuo I, titre d’abord indocile et malaisant qui chemine peu à peu vers la lumière et l’apaisement de son clavier scintillant) ou Nicolas Jaar lui-même donc (aux vocalises distordues du métamorphe Le Tremblement), qui a décidément eu le nez creux en signant sur son label Other People cet ovni mélangeur, équivalent pour l’électro/ambient de l’imposant Lockstep Bloodwar de Sightless Pit mentionné quelques places plus haut de par cette volonté de faire tomber les derniers remparts entre des "genres" qui n’en sont plus vraiment, au profit d’un grand maelstrom de pure créativité à la fois viscérale et abstraite façonnée à parts égales par la pensée (cf. cette influence revendiquée de la philosophie) et par les émotions.


#12. Shida Shahabi - Living Circle

"D’épaisses élégies magnétiques d’où le piano cher à la Suédoise d’origine iranienne a presque disparu, faisant la part belle aux lignes langoureuses et impressionnistes de contrebasse et de violoncelle nouées en harmonies parfois sismiques et saturées (Deep Violet Of Gold), non sans atomes crochus avec les morceaux les plus amples et monolithiques du superbe Music for Film and Theatre d’Hania Rani. Lorsque les accords de son instrument de prédilection réapparaissent, comme sur les superbes Living Circle et Aestus aux choeurs féminins irréels à mi-chemin de la musique sacrée et du soundtrack dark ambient malaisant (à sa voix se joignent alors celles de Julia Ringdahl, de Sara Parkman ou de l’excellente Nina Kinert qu’on avait un peu perdue de vue depuis son remarquable Red Leader Dream), il se contente de donner le tempo et le ton, presque éteint, ne retrouvant un peu de son éclat que sur l’éthéré Remain sans pour autant reprendre l’ascendant sur les textures stratosphériques et enivrantes des nappes ambient et des instruments à cordes frottées."

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#11. Christophe Petchanatz - 30 PORNSTARS

"Éjaculé tout sauf précocement puisque durement mûri depuis un projet que le Lyonnais destinait à son ancien groupe Deleted, on y entend pêle-mêle, au gré de 30 compositions avoisinant généralement les 2 minutes, des beats caverneux, des nappes de crépitements insidieux, du piano anxieux, de drôles d’acouphènes évanescents, d’étranges échafaudages polyrythmiques, du microsound hypnotique et entêtant, des glitchs malaisants, des guitares plombées, de l’électro dadaïste, du dark ambient mystique et surtout beaucoup d’atmosphère, de mystère, de névroses distillées jusqu’à leur substantifique moelle. Et ce qui tombe au poil donc, mais pour les coquins cette fois, c’est que l’ami Christophe fait de ce melting-pot aussi énigmatique que (doublement ?) pénétrant un hommage improbable à 30 figures du X, artwork AI de faciès à l’appui - mais sans les facials heureusement. Il n’y a pourtant pas plus de chant de gorge profonde que de flûte à bec sur ce 30 PORNSTARS qui n’a rien de tarte à la crème, encore moins de masturbatoire (pour tout dire, la musique n’y fait pas particulièrement écho au concept, si ce n’est peut-être pour évoquer, qui sait, un certain mal-être de nos sexualités virtualisées ?). Par contre on y prend des petites claques un peu partout, et on en ressort avec l’envie de remettre le couvert."

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#10. The Necks - Travel

"Les Australiens emmenés par le pianiste Chris Abrahams explorent à nouveau un "post-jazz" hypnotique et métamorphe, sur un format similaire à celui dUnfold en 2017 ou de Three 3 ans plus tard, soit quatre longs serpentins d’environ 20 minutes chacun. C’est toutefois à mi-chemin des deux opus sus-mentionnés, plus ouvertement (free) jazz, et de la mouvance plus sombre et tendue, entre krautrock, darkjazz et soundtrack imaginaire, d’un Vertigo ou d’un Body que Travel déroule ses deux premiers instrumentaux magnétiques, grands flux ininterrompus où la section rythmique du batteur Tony Buck et de Lloyd Swanton à la contrebasse joue d’une répétition subtilement évolutive tandis que le piano tisse des motifs à la fois mélodiques et libertaires, amenant l’auditeur à une forme de transe presque mystique comment souvent avec la musique de ces improvisateurs d’exception. Une dimension mystique qui prend justement le dessus au gré des percussions du génial Imprinting, troisième titre beaucoup plus ambient et délicatement dissonant dont les envoûtantes circonvolutions aux claviers ne sont pas sans évoquer Tortoise d’un côté et la scène jazz expérimentale norvégienne de l’autre."

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#9. Kingbastard - The Research Circle

Coincé dans ce classement entre les albums de WEEKS (cf. juste en-dessous) et Chris Weeks (#27 du volet précédent), figure un autre projet du Britannique particulièrement apprécié dans ces pages, qui aurait très bien pu d’ailleurs faire l’objet d’une double entrée puisque les tout derniers jours de décembre avaient vu la publication spontanée sur sa page Bandcamp d’un second Kingbastard de l’année, Come Again..., finalement reprogrammé pour le 1er mars prochain après un lifting imperceptible aux simples mortels. Une bonne nouvelle au fond, puisqu’il n’y a jamais trop d’occasions de mettre en avant les expérimentations groovesques et texturées de l’Anglais, ici moins ambient et plus déstructuré que sous son véritable patronyme en 2023, entre rythmiques bitcrushées à danser sur la tête (Dark Circles, Red Flashing Lights), électroacoustique baroque et fantasmagorique (The Dust Collector), futurisme ludique et distordu (Functional Mushrooms) ou plus sombre et géométrique (Human Resources), ou encore cavalcades IDM dignes d’Autechre et Tortoise réunis (le sommet Bed of Nails), laissant ici et là, de la première moitié de Dark Circles à l’outro Projection, percevoir la matière première de ces compositions mutantes, spontanées et glitchées jusqu’à l’abstraction : l’enregistrement en direct du démantèlement d’un vieux piano par le musicien, instrument disséqué pour la beauté de l’art afin qu’il ne soit pas mort en vain... une démarche atypique témoignant une fois de plus de la créativité sans limites de l’auteur de l’indépassable Conductor.


#8. Dug Yuck & Babelfishh - Cold Labor

"Quand un barbu de Cleveland adepte d’un spoken word ultra lofi qui le voit parfois rapper sur des boucles noise ou black metal retrouve, 13 ans après leur collaboration commune avec Oskar Ohlson, un autre barbu de Houston celui-là (via Washington), et porté sur un beatmaking ultra lofi dont le hip-hop se nourrit justement de noise ou de metal (cf. l’immense Coma Worthy de 2021), ça donne un mini-album bizarrement un peu moins lofi bien qu’"à peine mixé" dixit les intéressés. Croisés sur le déjà bien crépusculaire Yellow House de Papervehicle un peu plus tôt dans l’année, les deux Américains se font encore plus minimalistes ici, encore moins accueillants et pourtant, avec son boom bap funeste et désossé (the nicest knife, 90 U.N.L.V., Mich for mayor) ou dissonant et malaisant (shut it down, carve cove), et ses courants de conscience habités sur fond de boucles tantôt neurasthéniques (whole team gassed, decent on paper, abe cooth) ou abrasives (no christ, just do what it do), Cold Labor laisse une trace étrangement indélébile, dialoguant avec un mal-être primal qui le rend absolument magnétique de bout en bout. Un grand disque d’anti-rap pour tous ceux qui comme nous ne peuvent plus saquer le mainstream en 2023."

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#7. Francesco Giannico - L’immagine di me, lontano

Plus que jamais à part dans le paysage ambient, l’auteur du merveilleux Destroyed by Madness mêle sampling fantasmagorique, instrumentation électroacoustique et manipulations électroniques (en particulier de la synthèse granulaire) en un maelstrom fragmenté de souvenirs et d’impressions, entre introspection et souffle cinématographique. Clair-obscur et d’abord parcouru d’une tension née ici des arpeggiators (Cambiare ancora, Anxiety), ou là de bourdonnements de textures quasi sismiques (In partenza, Un velo sui tuoi occhi), L’immagine di me, lontano évolue peu à peu vers la méditation élégiaque, avec Tendi la mano où quelques percussions en échos perpétuent encore la menace diffuse du subconscient, puis le désarmant Rincorro ancora laissant affleurer piano et guitare le temps d’un dialogue mélancolique et langoureux quelque part entre néo-classique et slowcore qui prend le pas sur le foisonnement abrasif des textures. Toutefois, les sombres recoins de l’imaginaire ne sont jamais bien loin (cf. Le cose che ti hanno sorretto et ses fourmillements entêtants sur fond de synthés affligés), et chaque moment d’apaisement n’en apparaît que plus précieux, à l’image de cette improbable techno-jazz sur la 2e moitié de Fremito et du final Dall’interno dont l’ambient épurée aux pulsations discrètes retrouve enfin le chemin des cieux. Ensorcelant !


#6. WEEKS - WXY

"Pour cette nouvelle sortie que nous sommes fiers de diffuser en exclusivité, Chris Weeks endosse encore une nouvelle identité... du moins en quelque sorte. Alors, pourquoi WEEKS ? Probablement parce que ce WXY ne correspondait véritablement à aucun des alias utilisés par le Britannique : trop ambient pour Kingbastard, trop minimaliste pour Myheadisaballoon, trop brut de décoffrage peut-être pour tout simplement le signer sous son patronyme ou le rattacher à l’apparemment éphémère C\/\/\/\ et à sa fragile électronique de chambre. Avec ses imposantes nappes de hiss, de textures mouvantes et de bruit statique, ses synthés brumeux, ses drums syncopés et autres rythmiques glitchées, ce nouvel opus sonne particulièrement spontané, un trait dominant de la musique de Chris Weeks ces dernières années. WXY paraît organique et pourtant abstrait, aussi massif que délicat, ample et intime à la fois. Ludique aussi par moments, mais toujours empli d’anxiété et d’instabilité... autant de paradoxes et d’apparentes contradictions qui en font une sortie captivante et un chef-d’oeuvre de plus à mettre au crédit du musicien anglais."

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#5. Grosso Gadgetto - Violenza

"On retrouve sur ce nouvel opus de longs morceaux caverneux et saturés aux lentes progressions irradiées d’où s’extirpent guitares aux méditations crépusculaires (I), synthés dystopiques et tourbillons de bruit statique (II), d’autres dont la dimension cinématographique se fait encore plus prégnante par le biais de field recordings grouillants et d’harmonies inquiétantes (III) ou d’une poignée de percussions à la fois indus et mystiques qui en démultiplient la tension (V), d’autres enfin particulièrement opaques et abrasifs où les chapes de textures d’une densité terrassante en deviennent proprement asphyxiantes (IV). Chez Grosso Gadgetto, la violence est larvée, elle s’insinue patiemment dans nos tympans jusqu’au cortex pour y réveiller nos peurs primales et autres instincts reptiliens, nous renvoyant le miroir déformé de nos pulsions inavouées. Aussi morbide et monolithique que puissante et poétique, une plongée dans les tréfonds de la psyché dont vous ne ressortirez pas indemne !"

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#4. Sightless Pit - Lockstep Bloodwar

"La surprise est de taille avec des beats plus syncopés lorgnant vers l’univers d’un Zonal (soit les ex Techno Animal Justin Broadrick et Kev Martin), un hip-hop indus aux saturations crépitantes sur lequel viennent donner de la voix la regrettée rappeuse Gangsta Boo (Calcified Glass, avec YoshimiO d’OOIOO à la batterie et au chant électroniquement modifié), une déroutante Lane Shi Otayonii (vocaliste du combo Elizabeth Colour Wheel entre punk, sludge et shoegaze) évoquant dans un registre inédit pour elle la Björk dHomogenic, l’excellent Frukwan de feu Stetsasonic et Gravediggaz sur un implosif et larsenisant Low Orbit, ou encore Crownovhornz mimant Kool Keith sur un Shiv belliqueux aux textures fissurées. Le morceau-titre quant à lui, avec sa dynamique presque dark techno, fait la part belle aux beuglantes distantes et néanmoins quasi omniprésentes de Dylan Walker, de même que le très dense et magnétique Morning of a Thousand Lights dont les synthés tranchent et tournoient comme du Scorn de la grande époque, influence évidente sur ce dub du côté obscur aussi ample que vicié. Un nouveau chef-d’oeuvre radical et suintant l’hostilité, incarnation absolument parfaite de notre époque de constante anxiété, de menace larvée et d’instabilité."

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#3. Yma - Purger

"Ce tout nouveau projet solo d’Oli Barrett aka Petrels rend justice à la citation du compositeur Michael Tippett "I am sunk in a sort of joyful oblivion" qui accompagne la sortie autoproduite de ce premier album Purger, flirtant sans rougir avec l’ampleur et l’intensité des plus grandes réussites d’Aidan Baker ou du label Constellation. Yn Môr en ouverture déroule ainsi sur plus de 20 minutes une crescendo dronesque tout en harmonies de synthés dystopiques et en crépitements organiques, vortex d’intensité absolument terrassant tant sa progression imperceptible emporte tout dans son magma dense et magnétique. Pourtant, ce morceau ne sera finalement qu’une rampe de lancement pour la suite homonyme, Purger, sur laquelle entrent en scène les martèlements irrésistibles d’une batterie à la croisée du krautrock et du post-rock voire même du black metal, tandis que derrière la friction des drones papier-de-verre commencent à apparaître des motifs de guitare et de synthé psychédéliques qui prendront peu à peu le dessus jusqu’à s’imposer dans une paradoxale tension extatique, sorte de climax rédemptoire purgeant l’auditeur, comme le musicien sans doute, de son stress et de ses angoisses."

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#2. Melanie De Biasio - Il Viaggio

7 ans après la longue progression d’un Blackened Cities qui l’éloignait déjà de la pop capiteuse aux accents trip-hop et jazzy d’un No Deal, Melanie De Biasio met les bouts pour de bon avec ce voyage hors-format de plus de 80 minutes qui n’aura malheureusement pas fait l’objet de la même aura critique que son prédécesseur Lilies, lequel limitait encore ses tendances immersives et hypnotiques à un "format chansons" de 3 à 6 minutes. Pourtant, imaginez le meilleur de Julee Cruise (Now Is Narrow), Dead Can Dance ou Anne Clarke (le spoken word du poignant We Never Kneel To Pray), mais aussi pourquoi pas d’un David Sylvian voire même de la géniale prêtresse ambient-jazz norvégienne Sidsel Endresen, autant d’artistes ayant contribué à ouvrir à la pop d’infinis horizons expérimentaux aux écrins éthérés, et vous aurez de quoi vous faire une petite idée de ce bien-nommé Il Viaggio dont la première face aux morceaux encore relativement concis, des incantations poétiques d’un Lay Your Ear to the Rail tout en pulsations amniotiques au slowcore onirique de San Liberatore en passant par les sérénades Nonnarina et Mi Ricordo Di Te ou les sombres méditations Il Vento et Chiesa, suffit déjà à nous perdre dans un océan d’éternité. Que dire alors de la suite, des 20 minutes entre field recordings pastoraux et imprécations néo-classiques de The Chaos Azure, puis du tout aussi conséquent Alba dont les arrangements flûtés se mêlent aux chants d’oiseaux et aux pulsations aériennes pour nous faire toucher du doigt le même genre d’infini qu’un Windy & Carl ou un Illuha ? Un chef-d’oeuvre absolu en somme, que l’on a hâte de découvrir en configuration scénique et dont on n’a certainement pas terminé de faire le tour sur disque si tant est que l’on y parvienne un jour - c’est vous dire, ce 4e opus se permet même de condenser le meilleur des aspirations trip-hop originelles de la Belge en un seul morceau, et quel morceau : I’m Looking For, petit bijou bluesy et hanté digne du beatmaking de Portishead à la grande époque.


#1. William Ryan Fritch - Polarity / Cohesion

"Retour aux affaires de l’un des plus grands musiciens de notre époque qui décidément ne déçoit jamais. Après les sombres et lancinantes élégies de Built Upon a Fearful Void, double album au spleen hanté et aux sonorités érodées par le temps, Polarity resserre le propos et propose une approche plus dynamique et dramaturgique laissant de l’espace aux arpeggiators de synthés (A World of Promise and Inaction), aux pulsations électroniques (Excavate, Fully Unrealized), aux glitchs rythmiques (A Fissure Too Wide) et autres percussions boisées (Storm, Swarms of Unfamiliar Swelter, Musk Ox) tout en demeurant très ambient et profondément organique, sous l’impulsion de ces nombreux instruments que le Californien manie avec une maîtrise impressionnante et fusionne avec ses épaisses nappes de textures, qu’il s’agisse de claviers ou de cordes frottées. Les flots de pures harmonies sont toujours là, sur des morceaux parfois même dénués de rythmiques qui magnifient encore l’ampleur atmosphérique de ce nouvel album évoquant la crise de l’eau à laquelle de plus en plus de régions du monde sont confrontées (Disunion, Blistering Wind), jusqu’à flirter avec un drone sombre et saturé sur le final Stem the Tide. Mais dans l’ensemble, Polarity renoue d’une manière inédite, plus électro-acoustique et non sans atomes crochus avec l’excellent Ben Chatwin aka Talvihorros, avec une dimension plus cinématographique et lyrique de l’univers de l’ex violoniste de Skyrider." Une dimension que l’on retrouve également sur Cohesion, son faux jumeau sorti quelques mois plus tard sur le même label Lost Tribe Sound et inspiré de la même thématique mais conçu de manière "inverse" : aux instrumentations largement synthétiques et traitées pour épouser une nature plus acoustique sur Polarity succèdent ici des lignes instrumentales essentiellement acoustiques (saxophones, clarinette, tuba, percus et autres instruments à vent) malmenées en direct pour leur donner cette identité hybride tout en nappes denses et boucles entêtantes. Un disque probablement plus ambient encore que le précédent, aux incursions jazz entêtantes évoquant presque l’abstraction viscérale d’un Colin Stetson (Ancestral, Murky Depths) et dans le même temps cette vibration africaine du projet Vieo Abiungo qui avait fait connaître l’Américain des amateurs de bandes originales imaginaires il y a une douzaine d’années (Timescale, Vascularity), entre musique tribale et road movie feutré dans la savane. Assurément le double sommet de ce cru 2023 me concernant.

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Et voilà c’est fini... ou pas ?