Création et internet : lettre ouverte à Patrick Zelnik

On épargnera ce brave Jack Lang, second intervenant du débat "A qui profite la création ?", plus nuancé dans ses propos que l’ancien patron de Virgin France et du Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP) qui à l’occasion des rencontres lyonnaises du Forum Libération Planète Durable a fait preuve de toute l’hypocrisie requise pour justifier la position des majors (et par extension du gouvernement) sur une éventuelle taxation des fournisseurs d’accès, moteurs de recherche et autres poids lourds américains du service web - recommandée par son rapport de janvier dernier pour financer les industries culturelles et rémunérer, soi-disant, les acteurs de la création.


Non que l’ancien ministre de la culture n’ait pas eu sa part dans le lot d’énormités proférées devant le public clairsemé du petit amphithéâtre de l’Opéra de Lyon - 80 personnes à tout casser sans compter les journalistes passés 5 minutes pour faire leur photo, le débat lui n’est pas vendeur mais comme débat il n’y a pas eu entre deux intervenants à peu près d’accord sur tout, personne n’a rien perdu. On relèvera notamment la proposition de taxer les disques durs internes - merci d’avance pour ceux qui n’ont pas l’envie, le besoin ou les moyens d’accéder à internet chez eux - avant de faire marche arrière - "ça n’était qu’une proposition" - lui qui admet volontiers trouver l’actuelle mouture d’Hadopi imparfaite non sans avoir évidemment jugé bon de voter pour son application.

Mais le sieur Zelnik, se positionnant d’entrée du côté des artistes émergents pour réfuter d’avance toute accusation de partialité dans son cumul des postes, et prévenant toute critique en priant le public de ne pas diaboliser les maisons de disques avant de s’attaquer lui-même à Google et iTunes taxés de profiteurs dans un élan d’anti-américanisme primaire, fut autrement plus sournois, du moins jusqu’à nos questions éludées par un exercice plus ou moins habile de la langue de bois.

Commençons néanmoins par le commencement, à savoir l’échange de lieux communs qui devait durer plus d’une heure (de la protection des droits d’auteurs à la défense de l’exception culturelle, chacun sait pourtant que ce n’est pas à ça que servent la gestion des droits numériques ou les moyens de lutte contre le piratage mis en place par Hadopi, mais ça paie toujours de se passer un peu de pommade en remettant sur le tapis les acquis du passé avant de se confronter aux échecs du présent) : en ce vendredi matin, il ne fallait surtout pas déranger la promenade de santé de nos deux "régulateurs" tels que les présenta René Solis, le monsieur Loyal de Libération parfait dans son rôle d’animateur consensuel, sans qu’aucun d’eux ne sourcille à cette évocation précautionneuse de son rôle dans la réglementation actuelle de la diffusion des œuvres sur internet - Jack Lang toutefois se reprendra sur la fin : "Je suis plutôt un libéral qu’un contrôleur", taclant timidement au passage une certaine presse de propagande sans la nommer, c’eut évidemment été superflu.

Le décor posé, entrons sans plus tarder dans le vif du sujet, à savoir l’objet ou plutôt "les objets" de cette lettre ouverte puisqu’avec moins d’une demi-heure consacrée aux questions du public (encouragé à ne pas livrer de trop longues réflexions) nous n’avons pas eu l’occasion, monsieur Zelnik, de déjouer vos diversions. Quelques éclaircissements de rigueur en guise de préambule et de profession de foi : non, nous ne diabolisons pas les maisons de disques puisque nous sommes en relation avec nombre d’entre elles (sans obligation d’aucune sorte évidemment, comme nos lecteurs les plus assidus auront eu maintes occasions de le constater). Et oui, lorsque vous parlez sans grande clairvoyance de "pollution sonore" comme cause majeure de la crise du disque alors qu’il est de notoriété publique que la médiocrité fait vendre à condition que les médias soient de la partie (et hélas ils le sont bien trop souvent dès lors qu’il s’agit des majors), vous nous donnez l’impression d’oublier que votre label Naïve, c’est certes Girls In Hawaii, John & Jehn, AS Dragon ou Laetitia Sheriff, mais c’est aussi Pascal of Bollywood, Al Peco, Lord Kossity ou encore... Carla Bruni (tiens ?).

Vous critiquez - à juste titre - la domination d’iTunes dans le secteur du téléchargement payant, et avancez des chiffres abracadabrants pour justifier la nécessité d’une Carte Musique Jeunes qui prévoit comme par hasard un quota implicitement destiné à réduire la part de marché du géant américain. Mais savez-vous que d’après notre sondage de juin 2009 mené auprès d’un public de passionnés, les moins de 26 sont prêts à mettre plus d’argent dans un CD (11,5 euros pour une édition classique et 17,4 euros pour une édition limitée en moyenne) que les plus de 26 ans, et moins d’argent au contraire dans une version mp3 qui ne leur donne pas le sentiment de "posséder l’œuvre" pour une majeure partie d’entre eux ? Ou le marché qui vous intéresse serait-il uniquement celui de cette fameuse "pollution sonore" qui forcément concède du terrain en CD comme tout produit de consommation courante qu’on préfère bien souvent acheter à prix discount voire au "marché noir" quand on n’a rien d’autre à y perdre que le résultat d’un marketing sans âme (de l’emballage aux éventuels bonus).

Or que répondez-vous lorsque l’on vous met face au paradoxe de soi-disant vous inquiéter de la rémunération des artistes et de cautionner dans le même temps des plates-formes de streaming qui demanderont à l’auditeur d’écouter 454 902 fois un album de dix titres (Spotify, dont vous n’hésitez pourtant pas à faire la publicité et nous non plus d’ailleurs, mais pour de tout autres raisons) afin que son auteur puisse y gagner l’équivalent de la vente de 143 CD autoproduits (ou de 1229 téléchargements via iTunes soit dit en passant)* ? Rien, évidemment. Et pourtant monsieur Zelnik, encourager les jeunes qui voudraient acheter des CD à prendre l’habitude d’user du streaming comme finalité d’écoute et non pas comme un moyen de découvrir avant d’acheter - pourtant la seule utilisation saine que l’on puisse en faire vis-à-vis du respect des droits d’auteur que vous prétendez défendre, et ça les quelques 175 labels affiliés à cd1d.com avec leur taux de rémunération exemplaire l’ont bien compris - la voilà votre réponse à la crise de l’industrie musicale. Et tout ça pour quoi ? Faire gagner moins d’argent aux artistes ? C’est justement là que l’on devrait se demander à qui profite la création... si tant est qu’on ne le sache déjà.

(* source : Mashable)

Et à ce propos justement, vous qui accusez iTunes et Amazon de la disparition massive des disquaires - lesquels ne les ont pourtant pas attendus pour mettre la clé sous la porte - et aimeriez pourtant précipiter leur perte en adaptant à l’industrie musicale en ligne la loi Lang sur le prix unique du livre pour mieux prendre leur place avec la Carte Musique Jeunes précédemment citée (début de la fin prévu pour le mois prochain), auriez-vous à ce point la mémoire courte ? Virgin France, 1988. Amazon.fr, 2000. iTunes, 2001. Ne voyez-vous pas là l’ombre d’un paradoxe, sachant par ailleurs que les moins de 26 ans toujours d’après notre sondage préfèrent acheter en magasin plutôt qu’en ligne tant qu’ils en ont encore le choix ? Etrange idée que vous vous faites de "l’écologie culturelle". Et faites-moi donc penser à poser la même question à votre confrère Denis Olivennes : d’ailleurs qu’en eut-il pensé de ce contrat de rémunération des artistes signé par Impala avec Napster avant que les majors ne tuent dans l’œuf le pionnier du P2P par "erreur stratégique" (vos propres mots), précipitant l’apparition de logiciels de piratage de plus en plus difficiles à contrôler ? Si l’on vous suit bien, le credo serait donc pour les soi-disant "indépendants" que vous représentez : "faute de pouvoir faire des pirates et potentielles vaches à lait nos amis, diabolisons-les, ça nous permettra de hâter la mort programmée du CD, plus assez rentable" ? On pourrait s’amuser à imaginer la réponse de l’intéressé : "Que ne fus-je nommé plus tôt PDG de la FNAC" ?

Ce qui nous amène à notre tentative d’exposer à la connaissance du public présent en ce 24 septembre quelques modes de distribution alternatifs à ceux dont vous prônez la supériorité dans une volonté désespérée de conserver aux intermédiaires leur statut privilégié et aux artistes celui de vaches à lait (eh oui, eux aussi), à l’issue de laquelle vous rétorquez, visiblement agacé, ne pas connaître d’autoproduit qui ne préfèrerait pas signer chez Naïve. Forcément. Car ceux dont l’objectif premier est de s’exprimer sans contrainte créative et de partager leur musique dans toute sa singularité et toute sa personnalité sans avoir pour autant à ressentir le poids, constamment suspendu au-dessus de leur tête, de cette épée de Damoclès que constitue la notion de rentabilité (d’autant plus pressante dans une industrie dont les coûteuses méthodes de marketing n’ont pas su évoluer avec leur époque et les formidables moyens mis à leur disposition pour presque rien par l’outil internet, comme vous le reconnaissez volontiers vous-même après l’avoir réalisé un peu tard), quel besoin auraient-ils de vous approcher ? Et vous de partir à leur recherche ?

Vous qui faites mine de vous inquiéter de voir les artistes devenir "sous-traitants des majors", seriez-vous donc naïf pour croire que la véritable créativité passe encore par les maisons de disques ? Combien d’artistes véritablement créatifs sur l’ensemble du catalogue de Naïve pour prendre un exemple que vous connaissez bien ? Benjamin Biolay qui heureusement ne vous a pas attendu, Antony Joseph, Serena-Maneesh si l’on vous fait grâce d’étendre votre apport créatif à la distribution, en une semaine et avec un minimum de curiosité on fait aussi bien sinon mieux sur bandcamp, derniers en date mis en avant sur IRM : Two Left Eyes, Methuselah et Imaginary Forces dont les albums marqueront à n’en pas douter l’année 2010.

Alors certes ce mode de distribution n’est pas encore "commercialement viable" et bandcamp notamment limite désormais le crédit de ses membres à 200 téléchargements gratuits par mois. Certes, faire évoluer les mœurs des internautes est un travail de longue haleine. Mais les résultats des ventes numériques d’albums à prix choisi s’avérant d’ores et déjà probants chez les gros vendeurs les plus créatifs et intègres, Radiohead en tête, pourquoi n’aurait-on pas toutes les raisons d’espérer ? Plutôt que de laisser l’état garantir "pluralisme, diversité et égalité des chances" - traduction : "faites-moi gagner autant d’argent et vous aurez autant de chance de passer au JT de 20 heures quelle que soit votre couleur de peau ou la soupe que vous nous servez" - pourquoi ne pas prêter à l’auditeur, à terme, la capacité de donner lui-même à la musique qu’il apprécie la valeur de l’émotion qu’elle lui procure et de rémunérer ses auteurs à la juste mesure de leur talent et de leurs efforts ? A moins bien sûr que vous ne vous préoccupiez aussi peu de l’éventuelle moralité des auditeurs (consommateurs ?) que du droit fondamental de chaque artiste à gagner davantage sur son propre travail qu’un simple intermédiaire. CQFD ?


Qui dit lettre ouverte dit droit de réponse, nous attendons donc vos explications monsieur Zelnik. Pour ce faire, notre page contacts vous est ouverte.


Blog - 26.09.2010 par RabbitInYourHeadlights
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