1994 de A à Z - part 5 : d’Echobelly aux Fugees

1994, une année charnière pour beaucoup, où le trip-hop et le post-rock allaient trouver leurs noms, où la lo-fi s’apprêtait à connaître une vraie démocratisation, et où la mort de Kurt Cobain deviendrait le mythe fondateur de bien des vocations. L’âge d’or du hip-hop touchait à sa fin, les indie rockeux commençaient enfin à s’intéresser à la musique électronique, les ados finiraient bientôt par se tirer la bourre en choisissant de prêter allégeance à Oasis ou Blur, et entre deux tubes eurodance quelques bons trucs passaient encore à la radio.

Pour cette double entrée, place à des artistes en quête d’identité, des albums qui marquent un tournant ou une rupture dans les discos de leurs auteurs, travaillent des genres en devenir, coupent les ponts avec les schémas établis ou frappent très fort d’emblée, tout simplement.


E comme : Echobelly - Everyone’s Got One



Un jour, il faudra songer à réhabiliter la britpop des années 90, et oublier définitivement qu’elle ne fut pas uniquement un genre mineur, cause de la guéguerre entre les finalement-pas-si-pop-que-ça Blur et les vilains-tâcherons-plutôt-rock’n’roll Oasis, mais bel et bien l’âme de la musique anglaise de cette époque et surtout un vivier quasi inépuisable de groupes pour qui les mots pop et rock voulaient encore dire quelque chose, pouvaient être conjugués, et qui n’auraient pour rien au monde troqué leurs gros murs de guitares contre une seule note de musique électronique. Gageons qu’au rythme effréné auxquels se succèdent les revivals, ça ne saurait tarder.

Alors on reparlera d’Echobelly. Menés par Sonya Madan et Glen Johansson, le groupe cachait des textes intelligents et sombres sous un mur de guitares power-pop plutôt bien senti, et leur écriture s’avérait efficace et d’une perfection rare. Ouvrant la voie à ce qui deviendra outre-Manche la nouvelle tendance pour la deuxième partie des nineties, avec d’excellents groupes aux voix féminines tels que Salad ou Sleeper, ce premier album au titre en forme de calembour ( Everyone’s Got One ... EGO bien entendu) enchaînera quatre quarante-cinq tours au Billboard dont l’incroyable I Can’t Imagine The World Without Me, hymne égocentrique digne de Morrissey. On trouve également sur l’album de nombreuses pépites, telles Give Her A Gun, titre acide chanté avec conviction par une Sonya Madan alors au mieux de sa forme. C’est elle qui d’ailleurs tire le mieux son épingle du jeu, incarnant tout le long de ce disque une chef de bande très influencée par les Smiths, à la voix claire et distincte, menant un groupe de pop furieuse à grosses guitares sans éclat particulier, mais pourtant diablement efficace.




C’est bien simple, une fois les chansons incrustées dans votre tête, elles n’en sortiront que très difficilement. Ce qui, en terme de pop music, est un gage de réussite.


(Lloyd_cf)


E comme : Edan - Architecture



Avant d’être l’organisateur d’une des plus grandes séries de messes en l’honneur d’un certain âge d’or du hip-hop (Fast Rap en 2001 puis Primitive Plus en 2002) et bien avant d’être diplômé docteur es-collage kaléidoscopique rétro-futuriste (Beauty And The Beat en 2005), Edan était un simple étudiant au Berklee College of Music de Boston. Avant de signer des prod’ pour les futures gloires underground de la Nouvelle-Angleterre comme 7L & Esoteric, Insight, Mr. Lif, Akrobatik ou les deux derniers au sein de The Perceptionists, Edan bidouillait des tapes dans sa chambre d’étudiant.

De cette époque, il ne reste quArchitecture, presque un témoignage archéologique du passé d’Edan. L’objet datant de 1994 et étant sorti à l’époque sous le manteau uniquement en format cassette, on peut remercier toute la sphère mondiale de backpackers d’avoir numérisé le bazar, un grand merci puisqu’Edan refuse toujours une éventuelle réédition de la mixtape.




Pourquoi ? Il la considère comme une démo, un préquel de sa carrière. Et pourtant Architecture est GRAND ! Épuré et lo-fi par la force des choses, Architecture a le bon goût du hip-hop fait avec des bouts de ficelles, un goût d’ancien genre quand "c’était mieux avant", mais avant tout il dévoile toutes les facettes du génie naissant d’Edan. En vrai homme-orchestre de l’underground et en apôtre d’une culture, il est emcee, DJ et producteur sur l’album. Son flow carabine élastique et précis surprend, régale et enivre. Ses scratches bizarroïdes avec ou sans filtres (Meat Sauce ou Why U Runnin’ ?) sont d’une maîtrise incroyable. Ses samples jazzy ou golden age (Edan vs. Elan ou le très 80’s Migraine) font sourire et bouger la tête. Son parfum rétro expérimental (Sing It, Shitface) est imparable et ses constructions ex-nihilo (le futuriste sci-fi Experiments in Research) montrent que le hip-hop n’a jamais été aussi bon qu’avec juste un beat, un flow et un peu d’inventivité. Si les écoles de rap existaient, c’est Architecture qu’on devrait faire écouter aux élèves dès la rentrée scolaire !


(Spoutnik)


E comme : Sidsel Endresen - Exile



Avant de devenir l’égérie d’une scène ambient-jazz passionnante dont les explorations feutrées iront de paire avec les babillages fantasmatiques et tourmentés de ses intonations de plus en plus tournées vers l’abstraction, Sidsel Endresen est passée comme un certain nombre de futurs grands du jazz scandinave par les rangs du mythique label allemand ECM.
Premier album solo de la Norvégienne, Exile commence par s’inscrire dans une certaine tradition noctambule du jazz vocal, celle des clubs qui ferment au petit matin. Pourtant, si cette dernière chante d’abord dans un Anglais étonnamment intelligible (pour qui connaît ses travaux plus tardifs...) voire presque caressant, spleen et solennité du romantisme désabusé propre à au genre se frottent déjà à un goût affirmé pour l’impressionnisme des arrangements et l’atonalité des mélodies, dominées par un piano gracile dont les circonvolutions évoquent sur le superbe Hunger, avec quelques 15 ans d’avance, la tension épurée et le mysticisme feutré des récentes sorties de Zorn.

Puis, bien vite, Sidsel commence à s’amuser, avec les vocalises heurtées aux airs d’invocations ésotériques sur fond de violoncelle dramatique de Theme 1, les synthés 80s de série B de Waiting Train, les dandinements baroques du surprenant et touchant Dust dont le bandonéon et la trompette des fidèles Bugge Wesseltoft et Nils Petter Molvær flirtent tour à tour avec le reggae, le tango et Jean-Sébastien Bach, ou encore les percussions de troubadour d’un morceau-titre empreint de spiritualité aux cordes poignantes et dépouillées, que n’aurait pas renié Terence Blanchard quelques années plus tard.
Bientôt, rien ne sera plus jamais pareil, le chant de cette forte personnalité du jazz expérimental mettra définitivement les voiles et les atmosphères prendront le dessus dans un quasi silence mystique, angoissé, habité, culminant sur le fabuleux Undertow en 2000, mètre-étalon de tout un pan aventureux du jazz et de l’ambient nordiques.



(Rabbit)


E comme : Everything But The Girl - Amplified Heart



Il y avait donc une vie avant le trip-hop. L’avantage de cette rétrospective, c’est qu’elle nous permet de corriger certains faits que l’on tenait, à tort, pour établis. Pour moi, Everything But The Girl, c’était avant tout un album, en l’occurrence le Walking Wounded sorti en 1996 et surfant clairement sur la vague trip-hop qui secouait alors l’Angleterre. Ce disque - le neuvième d’une discographie qui en comptera dix - constituait pourtant un virage assez marqué.
Si les prémices de ce tournant plus électronique étaient probablement antérieures à l’année 1994, cette dernière constitue néanmoins une année charnière pour le groupe. A l’instar de Cornershop qui bénéficiera du remix de Brimful of Asha par Fatboy Slim pour voir sa notoriété décupler, Everything But The Girl a connu son quart d’heure de gloire par le biais de Todd Terry revisitant le single en puissance dAmplified Heart qu’était Missing en lui donnant une dimension plus électronique. Cet état de fait a sans doute précipité le virage trip-hop que connaîtra deux ans plus tard le duo, d’autant plus qu’en cette même année 1994, Tracey Thorn collabore avec Massive Attack en s’invitant sur deux morceaux (Protection et Better Things) de Protection.

Il serait néanmoins injuste de parler dAmplified Heart au seul regard de l’impact qu’il aura sur la trajectoire du groupe, celui-ci étant d’ailleurs perceptible par intermittence sur ce disque (Troubled Mind). On appréciera la présence d’invités tels que le contrebassiste Danny Thompson, croisé notamment aux côtés de Tim Buckley, qui donne de l’épaisseur à un morceau tel qu’I Don’t Understand Anything, ou Richard Thompson dont la guitare transcende un 25th December épuré et délectable.




Frais et touchant sans jamais surjouer les émotions qu’il véhicule, Amplified Heart est loin de n’avoir d’intérêt qu’en tant que faire-valoir de son successeur ou comme vitrine du seul Missing. Il s’agit là d’un disque aux compositions inspirées, interprété par deux artistes au sommet de leur forme, qu’il s’agisse d’une Tracey Thorn dont la voix est plus addictive que jamais ou d’un Ben Watt ayant au bas mot une demi-décennie d’avance dans l’usage de ses claviers. Si le commun des mortels - et même une bonne partie des puristes - a déjà oublié ce disque, c’est peut-être parce que le monde n’était pas prêt à l’accueillir.


(Elnorton)


F comme : Flying Saucer Attack - Distance



Compilation de singles et d’inédits aux allures d’album en bonne et due forme, ce second long format du projet de Dave Pearce témoigne de la distance parcourue en à peine quelques mois par l’un des ovnis les plus singuliers de la galaxie shoegaze.
Après un éponyme qui rendait hommage aux transes oniriques et tribales de Popol Vuh comme à la britpop de Suede (via une étonnante reprise larsenisante et barbelée de The Drowners) entre deux épopées cotonneuses noyées sous le bruit blanc, la reverb et les saturations des guitares-papier-de-verre, l’Anglais témoigne d’une maturité déjà impressionnante pour ces premières compos, creusant l’abîme des possibilités de l’expérimentation noisy à coups de mélopées méditatives à peine audibles sous des chapes d’effets abrasifs à faire passer MBV pour The Pains of Being Pure at Heart, n’en déplaise aux historiens rock qui n’ont retenu comme souvent que la partie émergée de l’iceberg.

Fédérant déjà le meilleur de la scène underground de Bristol, notamment Rachel Brook (de Movietone dont on parlait précédemment ici) avec laquelle il continuera de collaborer jusqu’au faramineux New Lands en 97, ou surtout Matt Elliott en charge des fascinantes percussions organiques d’un Oceans évoquant de loin les futurs vortex fantasmagoriques et bruyants de son propre projet The Third Eye Foundation (de toute évidence, Semtex devra énormément à FSA), Pearce passe avec une égale réussite du shoegaze pur jus de Crystal Shade à l’ambient scintillante et pulsée d’un Instrumental Wish préfigurant les rêveries aux guitares cristallisées dans l’air qu’arpentera Labradford sur son ultime opus sept ans plus tard, tandis que la clarinette ne manque pas d’anticiper avec une demi-douzaine d’années d’avance les incursions ambient des jazzeux de Rune Grammofon, Arve Henriksen de Supersilent en tête.




Sur Distance, c’est l’hypnotisme du krautrock qui s’invite à nouveau chez FSA avec une densité dans l’abstraction sensorielle dont l’impact quasi viscéral marquera les lames de fond en flux tendu du drone moderne, et malgré l’extrême dépouillement dream folk de November Mist, tout continue de s’imbriquer avec une cohérence sans faille, résultat de ce son unique à la croisée de la chaleur lo-fi du home studio et de l’immensité des sphères célestes.



(Rabbit)


F comme : John Frusciante - Niandra LaDes And Usually Just A T-Shirt



Depuis sa plus tendre enfance, John est passionné par la guitare, au point d’en devenir un virtuose et de jouer tout Hendrix à l’âge de dix ans. Oui mais voilà, en 1988, une de ses idoles, le guitariste Hillel Slovak, meurt d’une overdose d’héro et John, après audition, va le remplacer dans un groupe qui commence à prendre de l’ampleur, les Red Hot Chili Peppers, et dont le batteur vient de partir à la suite d’une dépression due à ce décès. Ce qui va par la même occasion lui faire rencontrer la drogue, qui n’est pas une mince affaire chez ces musiciens californiens. En 1992, ravagé par l’héroïne et la cocaïne, il quitte une première fois le navire. Il ne parvient même plus à jouer de la guitare. Pour le sauver, Flea et ses potes décident de lui faire enregistrer un album solo à domicile, en deux parties, entre 1991 et 1992, à partir des démos qu’il avait composées pendant l’enregistrement de Blood Sugar Sex Magik. Mais il s’enfonce gravement dans l’addiction. Seul Flea peut encore aller le voir, il s’inflige des brûlures aux bras, menace d’incendier sa maison... puis son ami proche River Phoenix meurt également d’overdose. Tout va de mal en pis, sa consommation de drogue part en sucette. L’album sort en 1994, ne se vend pas (seulement 45 000 exemplaires), provoque des actions en justice de la part de son ancien label qui veut récupérer les droits... Squelette ambulant, il manquera de mourir en 1996 dans l’incendie de sa maison d’abord, puis en overdosant. Il a tout perdu, y compris ses guitares, vit dans une misère telle que son ami Johnny Depp s’en émeut et tourne un documentaire sur lui, et il faudra attendre 1997 pour qu’avec la sortie d’un deuxième disque, Smile From The Streets You Hold, terriblement sombre, co-écrit avec River Phoenix quelques années auparavant, il fasse un pas en avant. Malheureusement, il dépensera toutes les recettes des ventes pour sa consommation de drogues... La désintoxication l’attend, en 1998. L’ascétisme, le yoga, l’abstinence totale et une réintégration au sein des Red Hot finiront de le sauver.

Mais au delà des faits divers, aussi terribles soient-ils, qu’entend-on sur ce premier album ? Du chant, fragile, hanté, souvent très faux, des effets et des couches, voire des surcouches de guitare à tire-larigot, et de la drogue, beaucoup de drogue. Niandra LaDes... est effectivement d’une écoute difficile au premier abord. Mais c’est une merveille pour tout amateur de lo-fi. Ce disque est poignant, atroce, sublime et fascinant à la fois. Quelques titres comme Running Away Into You, par leur étrangeté même, confinent au génie, rejoignent le panthéon des songwriters fous et bancals comme Daniel Johnston ou Syd Barrett et laissent entrevoir le talent immense de John, qu’il confirmera par la suite. Les hurlements et la guitare légèrement décalée et fausse de Blood On My Neck From Success font froid dans le dos.




Ce disque, c’est le son de ce qu’il y a dans la tête d’un homme que l’héroïne fait penser qu’il va mourir. Et ce n’est pas toujours beau à entendre...


(Lloyd_cf)


F comme : Fugees - Blunted On Reality



Pour celles ou ceux qui ne connaissent de la discographie des Fugees que l’excellentissime et justement multi-platiné (c’est assez rare pour le relever) The Score sorti en 1996, Blunted on Reality ne sonne pas comme les Fugees que vous avez l’habitude d’écouter.

A la différence de The Score qui explorera pleinement le potentiel multidirectionnel du trio, ce premier album est plus rude et festif, bien plus solidement ancré dans la côte Est en version hip-hop de rue avec sa dose ostentatoire de flows agressifs, d’ambiances de battles et de beats vitaminés comme le faisaient alors les Onyx, Leaders of the New School ou Naughty by Nature du début des 90’s.
Un hip-hop un peu facile, mais qui avait le mérite de faire bouger la tête de belle façon. En 94, beaucoup sont passés à côté et comme avec Architecture d’Edan, le disque ne sera apprécié que plus tard, après le phénomène mondial engendré par la sortie de leur second album.




Rétrospectivement, ce qui fait le charme de Blunted on Reality, c’est ce regard attendri qu’on pose parfois sur certains premiers essais. Avant d’être classés au rayon des stars planétaires (plutôt pathologiquement capricieuses, suivez mon regard pourtant amoureux), Lauryn Hill, Wyclef Jean et Pras Michel étaient trois petits emcees en mal de reconnaissance. Blunted on Reality est un uppercut en pleine face, un "Yo les gars, regardez ce qu’on sait faire !" un peu maladroit certes mais sacrément prometteur, car toutes les prémices de The Score sont déjà là pour qui sait tendre l’oreille. Le choix de quelques samples soul ou funky (en hommage à Khalis Bayyan, membre fondateur des Kool & the Gang et mentor de The Rap Translators, l’ancêtre des Fugees), des rythmes décontractés encore discrets mais bien présents comme sur le final de Blunted Interlude ou avec la guitare mécanique magique de Vocab et puis les odeurs de dancehall caribéen quelque part entre Haïti et la Jamaïque dans tous les flows ou sur Temple par exemple. Bref The Score pointait déjà le bout de son nez et il faudrait attendre encore deux ans pour qu’il nous pète à la gueule !


(Spoutnik)