Chicaloyoh - La Boue Ralentit Le Cercle

Toujours prolifique, Chicaloyoh continue à creuser le même sillon, celui d’une musique libre, personnelle et inclassable. La Boue Ralentit Le Cercle, du haut de ses six morceaux, intrigue autant qu’il emprisonne.

1. Petroleum
2. La Boue Ralentit Le Cercle
3. Same Shit
4. Dehors S’Enfuit
5. La Plante Folle Et L’Eau Raison
6. La Chose Est La Chose De La Chose De La Chose

date de sortie : 01-09-2017 Label : 213 Records

« Il y aura toujours plus de choses dans un coffret fermé que dans un coffret ouvert. La vérification fait mourir les images. Toujours, imaginer sera plus grand que vivre. » Une citation de Bachelard en exergue qui, toute entière, résume la musique de Chicaloyoh. Insaisissable, La Boue Ralentit Le Cercle se construit tout autant dans l’émission que dans la réception. Alice Dourlen ne fournit que quelques éléments, toujours à l’économie, et le cortex se charge du reste. Bruits issus du quotidien, silences, drones inquiets, percussions chiches, poussières de piano, arabesques orientales ou perdues dans les landes désertes, écho, écho, écho et la voix, toujours. Presque rien en somme. Mais qui évoque beaucoup. La musique dépasse ici le cadre strict de la musique, le disque déborde complètement le disque et ce n’est pas un bout de plastique noir que renferme la pochette, c’est un monde entier. Écouter ces morceaux, c’est y être impliqué. L’interprétation de ce que l’on entend est aussi importante que ce que l’on entend et La Boue Ralentit Le Cercle se construit ainsi, dans un va-et-vient permanent entre les sons et les sensations qu’ils provoquent. Ce n’est pas nouveau, les incantations de Chicaloyoh ont toujours agi comme cela mais plus elle avance, plus elle semble se délester du moindre poids. Une forme d’épure qui, paradoxalement, ajoute encore de la densité aux morceaux. Leur dimension rituelle est exacerbée et ces derniers agissent comme des mantras, effacent les frontières, reconfigurent l’espace et le temps. Bien que très court, le disque semble durer longtemps, chaque titre déploie sa propre imagerie, son propre univers : marcher des heures durant dans le désert sous un soleil de plomb, être paumé dans une forêt noueuse et froide une nuit pluvieuse, prendre sa douche avec Alice Dourlen, etc. On voyage beaucoup, on ne saisit pas tout mais on construit le reste.

Sans réel début ni vraie fin, les morceaux se succèdent ou plutôt s’effacent au profit des suivants. Les mots accrochent ou plutôt, on s’accroche aux mots. Ils agissent comme la musique. En quelques phrases disloquées, Chicaloyoh suggère énormément : l’épuisement, la haine, l’ennui, l’amour et tout un tas d’autres trucs également fondamentaux. L’économie emmène au foisonnant, le rien conduit au tout et il n’y a bien que le changement de face pour revenir sur terre. Il y a une forme d’alchimie la-derrière, un envoûtement, de la magie presque, quelque chose de puissant auquel on ne comprend quasi-rien mais qui provoque énormément. On pourrait gloser des heures par exemple sur un objet aussi désarmant que La Plante Folle Et L’Eau Raison : Alice chante sous sa douche et s’enregistre, l’eau rentre parfois dans sa bouche et elle en joue pour faire vibrer les mots. Ça ne ressemble à rien d’autre que quelqu’un chantant sous sa douche comme n’importe qui peut le faire mais voilà, c’est Chicaloyoh et bien vite, ça se transforme. On voit littéralement ses "Je m’en fous" disparaître dans le siphon et, comme les gouttes, le morceau rebondit sur le sol en gerbes poétiques. Idem du côté de Petroleum qui ouvre le disque, le chant d’un muezzin se noie dans un drone maousse rehaussé de quelques arabesques de guitare, la psalmodie habitée devient hétéroglossie, elle se disloque et se ramifie en même temps que l’on quitte son intérieur pour être transporté ailleurs. Mais pour tout dire, il en va ainsi de chaque morceau et on peut sans problème écouter le disque en boucle, on y trouve à chaque fois quelque chose de nouveau. Impossible à cerner, difficile à circonscrire, La Boue Ralentit Le Cercle intrigue tout autant qu’il envoûte ; lorsqu’il s’achève, le charme se rompt et l’on se rend compte alors à quel point on n’était plus là et encore moins maintenant.


C’est vrai qu’il y a quelque chose de Catherine Ribeiro dans la musique de Chicaloyoh, ce même côté grande prêtresse psychédélique, ces senteurs d’humus et de minéraux, l’impression d’être face à une forme de vie singulière et strictement musicale. C’est vrai aussi qu’on ne s’étonne pas de voir La Boue Ralentit Le Cercle publié une nouvelle fois chez 213 Records, à l’aise aux côtés d’Yrsel, La Chasse, voire Klaus Legal, tous partageant les mêmes élans intrigants et infiniment personnels. Parfaitement captée par Julien Louvet (qui prête également sa guitare sur quelques titres), la mystique d’Alice Dourlens agrafe les synapses pour ne plus les lâcher.

Notre religion est faite.

Chroniques - 07.10.2017 par leoluce