Thom Yorke - Anima
"Les autorités ont ordonné à Anima Technologies de cesser d’exercer ses activités". Tel était le message apparaissant mi-juin au bas des affiches diffusées dans le métro londonien, sur quelques photomatons milanais ou le Dallas Observer. Il y était question d’une caméra novatrice, à même de capturer les pensées du subconscient.
1. Traffic
2. Last I Heard (...He Was Circling the Drain)
3. Twist
4. Dawn Chorus
5. I Am a Very Rude Person
6. Not The News
7. The Axe
8. Impossible Knots
9. Runwayaway
Comme s’il fallait y voir une transition, l’arrêt des activités d’Anima Technologies a permis à Thom Yorke, qui dévoilait un morceau inédit en marge de cette campagne de teasing, de reprendre les siennes et, une dizaine de jours plus tard, le troisième album du leader de Radiohead était disponible, non pas sous le titre de "Dystopia", comme certains l’avaient pensé, mais bien sous celui d’Anima, concept que C.G. Jung définissait comme les "figures inconscientes de l’autre apparaissant dans les rêves, les mythes, les arts, les religions, cet autre se présentant avec les caractères du sexe opposé".
A quel point la disparition de son ex-compagne Rachel Owen, décédée en 2016 soit un an après leur séparation, a-t-elle agité Thom Yorke ? Il ne s’agit pas d’effectuer une quelconque analyse de comptoir mais, là où certains voyaient en A Moon Shaped Pool, dernier album de Radiohead, un moyen pour son leader de régler ses comptes avec la mère de ses deux enfants - dont il disait pourtant s’être séparé en bons termes - il n’est sans doute pas anodin que l’artiste intitule son disque de cette manière. Les femmes de Thom Yorke semblent en tout cas hanter Anima puisque l’actrice italienne Dajana Roncione, qui partage désormais sa vie, s’invite sur le court-métrage réalisé par Paul Thomas Anderson pour illustrer trois morceaux de l’album.
Pourquoi commencer de manière aussi décalée de l’art Yorke-ien pour évoquer Anima ? Sans doute parce que ce disque est trop complexe pour être dignement chroniqué après une demi-douzaine d’écoutes. A vrai dire, le choix est délibéré. Cet avis sera totalement, et plus encore qu’à l’accoutumée, imparfait. Il faudra probablement une décennie entière - et encore - pour faire le tour de cet album.
Thom Yorke ouvre le disque avec un Traffic rappelant ses amours récentes - depuis tout de même plus d’une décennie, au final - pour le dubstep façon Burial et l’electro berlinoise. Formidable entrée en matière, le titre laisse place au monument synthétique Last I Heard (...He Was Circling the Drain), sur lequel les tourments et fantômes du Britannique apparaissent clairement au cours de ces cinq minutes oppressantes desquelles le spectateur sort le souffle coupé, mais l’esprit stimulé.
Un crochet par le post-dubstep d’un Twist débutant avec, répété à l’envi, un sample vocal de l’Anglais énonçant le titre du morceau, puis le musicien d’Oxford, à la fois acteur et en position d’omniscience face au spectacle qu’il contemple de haut, nous propose la ballade modulaire Dawn Chorus servant d’écrin à sa voix désabusée, entre fatalisme et contemplation distanciée.
La fausse légèreté d’un I Am A Very Rude Person rythmé par une basse ronde n’est ensuite pas sans rappeler le Morning Mr. Magpie figurant sur The King of Limbs, avant-dernier disque de Radiohead, dont le lien de filiation est également évident sur le Not The News suivant, single étouffant, à rapprocher aussi de A Moon Shaped Pool comme en témoignent ces quelques arrangements de cordes en fin de titre. Il est toutefois paradoxal de citer deux disques de Radiohead pour situer ce titre qui ne ressemble finalement de près à rien de ce que l’artiste a pu composer par le passé, à l’exception peut-être d’un The Eraser dont le spectre est surtout prégnant sur le sommet The Axe, à la fois mélodique, expérimental et empli de tension, donnant une impression permanente de crash mesuré dont l’accomplissement en forme de fuite, aux deux-tiers du morceau, est totalement hypnotique.
Impossible Knots nous ramène vers les méandres vocaux de Thom Yorke et des boucles électroniques envoûtantes avant de nous laisser sur un autre sommet avec un Runwayaway probablement influencé par l’univers de Four Tet mais dont l’introduction rappelle Hunting Bears, portant donc avant toute chose le sceau de la rencontre des esprits aventureux de Thom Yorke et du producteur Nigel Godrich. Rythmiques hallucinatoires ou effusions électroniques, tout est délicieusement syncopé dans ce titre à tiroirs comportant des passages où la voix de Thom Yorke est volontiers déformée autour d’ornements menaçants à souhait. Impossible de traduire l’intensité d’un tel titre à l’écrit.
Les dernières productions de Thom Yorke n’avaient pas généré d’engouement général. Les critiques étaient toujours présentes. Les premiers n’avaient pas compris l’audace et le relatif minimalisme de The King of Limbs, d’autres avaient boudé un AMOK qu’ils jugeaient anecdotique (sous l’alias Atoms For Peace). Certains considéraient Tomorrow’s Modern Boxes comme trop alambiqué, les expérimentations servant selon eux à masquer un hypothétique manque d’inspiration, d’autres - incluant certains membres de la rédaction - conspuaient A Moon Shaped Pool pour on ne sait quelle raison tant il était abouti, quand les derniers - sans doute à raison - estimaient que la BO de Suspiria, entre deux grands moments, comportait trop de longueurs. A vrai dire, tous ces albums étaient - au moins - de très bonne facture, mais Thom Yorke était confronté au poids de sa réputation. Lui, le génie d’Oxford, était condamné à surprendre constamment.
Il aurait été agréable qu’Anima, labyrinthe d’idées agencées à la manière d’un puzzle ou d’un DJ set tant les pièces se combinent admirablement, soit produit par un autre artiste. Cela aurait évité les polémiques ou les accusations de complaisance à l’égard des fans inconditionnels de Radiohead. Cela aurait également pu donner l’impression pour l’artiste en question d’être un défricheur plutôt qu’un suiveur.
Mais qu’importe, on ne le dira jamais assez, Thom Yorke est un musicien essentiel et il parvient à garder une inspiration intacte, Anima étant à la fois clairement expérimental tout en demeurant - relativement - accessible. On y trouvera à la fois l’exigence et la richesse de The King of Limbs et une forme d’évidence mélodique, ou peut-être plutôt d’accessibilité mélancolique, croisée sur A Moon Shaped Pool. Il est ainsi à ranger tout près de l’excellent The Eraser, dont il n’est pas si éloigné. A l’instar de ce dernier, il s’écoutera avec autant d’attention, de passion et de plaisir dans treize ans. Et, avec ce recul, certains détails bien cachés jusqu’alors s’offriront sans doute encore à l’auditeur attentif. Il serait donc vain de procéder à une analyse plus fine d’un disque d’une telle richesse...
Une nouvelle décennie vient de débuter. Nous aurons bien le temps de revenir sur la précédente mais, dans la mesure du possible, faisons les choses dans l’ordre. Priorité au court terme. L’année musicale ayant été vécue avec un peu moins de passion qu’à l’accoutumée, ce top s’appuie essentiellement sur les compositions de valeurs sûres. Le temps permettra (...)
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