Tir groupé : ils sont passés sur nos platines (5/8 - 11/8/2019)

Chaque dimanche, une sélection d’albums récents écoutés dans la semaine par un ou plusieurs membres de l’équipe, avec du son et quelques impressions à chaud. Car si l’on a jamais assez de temps ou de motivation pour chroniquer à proprement parler toutes les sorties qu’on ingurgite quotidiennement, nombre d’entre elles n’en méritent pas moins un avis succinct ou une petite mise en avant.





- Junkboy - Trains, Trees, Topophilia (2/08/2019 - Fretsore Records)

Rabbit : 9 ans après Koyo qui les avait vus ouvrir en France pour Laetitia Sadier, revoilà le groupe des frères Hanscomb, toujours aussi libertaire et radieux. D’abord, difficile de cacher son enthousiasme lorsqu’un groupe indé jusqu’au bout des ongles découvert à l’époque de Myspace continue de signer des disques aussi précieux et complètement ignorés de tous. Transcendé ici par des arrangements de cordes capiteux et totalement surnaturels qu’on jurerait enregistrés par Jean-Claude Vannier, Badly Drawn Boy ou le Beck de Sea Change, ce nouveau long-format mêle toujours avec brio et sans la moindre parole cette fois (pour toute présence vocale, quelques chœurs vaporeux sur Fulfiil) folk psychédélique à l’Anglaise des 60s, dream-pop acoustique, touches chaleureuses de jazz et de synthés cosmiques (sur le parfait A Chance Encounter par exemple, rythmé par... des claquements de doigts ?!) sur fond de circonvolutions mélodiques d’une luxuriance à tomber, que j’aimais comparer du temps de Three à celles du Tortoise versant méditatif des 90s. Quelques fondus un peu torchés (Rayleigh Lanes) viennent nous rappeler que l’on est là dans le do it yourself le plus total, mais en rajouteraient presque à la magie onirico-pastorale de ce petit bijou (re)venu de nulle part.

Elnorton : Découvrant ce projet à l’occasion, je n’ai pas le recul de mon compère, mais il sera difficile d’être plus précis (et original) sur les influences de Junkboy. Les cordes de Post Cards of Municipal Gardens font en effet penser au Melody Nelson de Serge Gainsbourg et donc plus particulièrement aux arrangements de Jean-Claude Vannier, tandis que les ambiances à la fois légères et léchées évoquent aussi bien Badly Drawn Boy dans leurs versants les plus pop (Waiting Room) que Tortoise pour les structures plus jazzy (A Chance Encounter) ou Mermonte à l’occasion de passages plus angulaires (Fulfil). Le post-rock n’est jamais très loin, et certains fans des Japonais de Mono pourraient également trouver leur compte sur quelques séquences du disque (Shoka). Et si l’ensemble est artisanal, la production de Trains, Trees, Topophilia reste tout à fait solide. Les amateurs de délicats arrangements de cordes seraient bien inspirés de se précipiter vers ce disque instrumental, classieux et raffiné.


- World War Two - The Dead End (6/08/2019 - autoproduction)

Elnorton : Malgré son titre - et le pseudonyme de son auteur - il serait sans doute trop téléphoné de considérer The Dead End comme un album apocalyptique. Pourtant, l’artiste basé à Tulsa dans l’Oklahoma ne fait rien d’autre sur ce disque que jouer avec les limites du supportable, mêlant les drones à diverses expérimentations. Les pistes saturées se succèdent, ça crisse (ça crispe même parfois), les larsens s’invitent régulièrement et un sentiment d’étouffement émerge. The Dead End n’est pas un album concis, il est encore moins facile d’accès ou agréable mais il prend aux tripes et devient véritablement digne d’intérêt au prix, parfois, d’une funèbre curiosité. Sans aller jusqu’à le réécouter de manière régulière, l’expérience est loin d’être inintéressante.

Rabbit : Recherches faites, c’est à une inondation survenue en leur fief de Tulsa en Oklahoma au printemps dernier suite à une série de tornades que fait référence cet album du duo (en est-ce un ? seule une photo sépia aux visages effacés en témoigne sur Bandcamp), d’où la tonalité de fin de monde de ces instrumentaux pas tous aussi plombés que ça, oscillant entre drone opaque et crépitant (The Wall Approaching for the East, Extinguished), guitares doom (The Downpour Pt. 2, le psychédélique Aftershock) virant au dark ambient oppressant (The Downpour Pt. 1), élégies violoneuses et saturées (66th Street Submerged), darkjazz hanté (The Evacuation), purgatoires fantasmagoriques (Abandoned) ou encore nappes de synthés lancinantes émaillées de field recordings forcément aquatiques (Acceptance), tout en ménageant quelques éclaircies acoustiques plus cristallines et mélodiques (New Islands, Our Clouds Don’t Move) qui incarnent un espoir pas tout à fait réduit à néant. Un album long certes mais finalement assez varié dans ses influences et ses atmosphères, et surtout finement construit dans sa narration d’un désastre local et de ses effets matériels et psychologiques sur les habitants, victimes des éléments dont on imagine faire partie famille et amis des musiciens.


- Philippe Neau - white *​*​* EP (4/08/2019 - Mahorka)

Rabbit : Cette nouvelle piste-fleuve de l’ex Nobodisoundz pour le netlabel bulgare Mahorka voit la participation discrète en milieu de morceau, à la guitare noisy et entêtante, de son compère de CollAGE D, Le Crapaud. Au programme de ces 25 minutes de mutations fantasmatiques et aquatiques à l’artwork synesthésique, d’étranges méditations oniriques comme le Mayennais en a le secret, où claviers cristallins, field recordings et clapotis digitalisés dialoguent avec des synthés plus cinématographiques au second plan, évoquant les cuivres d’un orchestre hantologique, réminiscence anachronique d’une symphonie oubliée de musique classique contemporaine du XXe siècle, avant de se muer en essaim de drones puis de disparaître dans cet océan mental de plus en plus épuré. Les gouttes ruissellent et on s’imagine bientôt à demi-assoupi dans une baignoire pleine à ras bord, imaginant l’Après, purgatoire hypnotique qui sait, infini faussement apaisé et vraiment inquiétant.


- Jefre Cantu-Ledesma - Tracing Back The Radiance (12/07/2019 - Mexican Summer)

Rabbit : Véritable album de supergroupe ambient avec entre autres Chuck Johnson à la pedal steel guitar, Mary Lattimore à la harpe, Christopher Tignor (Slow Six, Wires.Under.Tension) au violon ou Gregg Kowalsky de Date Palms aux synthés tandis qu’un certain David Moore s’illustre au piano impressionniste tout au long d’un Palace of Time onirique de plus de 20 minutes, Tracing Back The Radiance n’en est pas moins trop linéaire dans ses compositions comme dans ses atmosphères pour justifier cette ambition de symphonie cotonneuse, ou égaler les plus beaux travaux de l’ex Tarentel, desquels faisait indubitablement partie le récent On The Echoing Green aux accents shoegaze. C’est très joli quoi qu’il en soit, en particulier le jazzy Joy où le vibraphone de l’Américain dialogue avec une clarinette et les arpèges presque asiatisants de Mary Lattimore au second plan.

Elnorton : En effet, ce disque manque parfois de surprise et, comme souvent en pareille occasion, l’auditeur hésite entre l’ennui et le lâcher-prise. Adopter cette dernière posture permettra de se perdre dans ses songes tant la clarté du son proposé par Jefre Cantu-Ledesma et l’absence de contre-pieds majeurs permettent à Tracing Back The Radiance d’être un agréable camarade d’introspection hypnotique.


- Mamaleek - Cadejos EP (9/08/2019 - The Flenser)

Rabbit : Partagé entre Beyrouth et la Californie, le duo dévoile sa facette la plus nomade sur cet EP prenant aux accents blues lynchiens (cf. les guitares de l’arabisant Katsina), où seul subsiste du black metal des débuts le chant caverneux qui hante Cadejo Negro comme un improbable fil conducteur, côtoyant sur l’un des nombreux mouvements de ce titre à tiroirs la mélancolie d’un picking de violon lancinant. Si j’avais eu un peu de mal avec Out of Time sur la durée, Cadejos a le mérite de la concision dans la bizarrerie, gardant même le meilleur pour la fin avec le jazz plombé d’un Cadego Blanco aux faux-airs de Fire ! doomesque.

leoluce : Nouvelle trace inattendue des deux frangins énigmatiques, Cadejos s’inscrit dans la lignée dOut Of Time que j’avais - pour ma part - adoré (et que j’adore toujours). Les oripeaux extrêmes ont disparu (excepté le chant guttural), le flou et l’absence de ligne directrice dominent et on voyage beaucoup sur les mappemondes terrestre et musicale. Très différents les uns des autres, les trois morceaux sont également éclatés en leur sein et quand l’un commence, on ne sait jamais très bien où il va finir ni à quoi ressemblera celui d’après. On navigue à vue mais peu importe, on reste très accroché tout du long parce que ce relief fracturé ne naît pas du hasard et il ne fait aucun doute que le duo sait très bien, lui, où il veut aller. Cadejos montre certes le versant le plus apaisé de Mamaleek mais n’en reste pas moins chaotique et on se demande encore - comme à chaque fois - comment la beauté peut apparaître au cœur d’une telle entropie. Dans ces conditions, inutile de décrire par le menu par quoi vous allez passer, lancez simplement l’écoute et laissez Cadejos faire le reste.

Riton : Effectivement plus rien ne reste du black metal (pour le moins atypique) des débuts, si ce n’est l’écorche vocale incantatoire qui donne à ces trois morceaux bluesy des allures délicieuses de western mystique halluciné, quelque part entre El Topo et un shoot de quelque chose de très fort, où viennent s’inviter quelques petits moments de grâce post-classiques bienvenus et la rythmique au toucher jazzy, presque hip-hop que l’on découvrait dans l’énorme Out Of Time . Cœur cœur avec les doigts ! Vivement la suite !


- Arovane & Mike Lazarev - Aeon (8/08/2019 - Eilean Rec.)

Rabbit : On retrouve le penchant d’Arovane depuis quelques années pour les textures au détriment des beats sur cette nouvelle collaboration, avec le pianiste Mike Lazerev cette fois. Même sur le plus dynamique Distant, In Time, ce sont bien les arpèges de ce dernier qui donnent le rythme, tandis qu’ailleurs l’Allemand se met le plus souvent au service des rêveries impressionnistes, élans de spleen lyrique (Us, Inside) et autres pianotages introspectifs (Forever, Not Forever) de l’Américain. Brumes ambient (Inverse Shape, Yellow ; December 27th, Recurring), field recordings dénaturés (Echoes On, Quiet ; Inerp, Blue) et nappes de drones vaporeux (Unendlich, Endlich ; Elegie, Red) constituent ainsi l’essentiel du background sonore organique de ce recueil méditatif et poétique, Uwe Zahn passant à de trop rares occasions les arpèges de son compère au filtre de manipulations plus délétères (Interieur, Ex) pour mieux en révéler la beauté éphémère lorsque l’instrument reparaît dans toute sa nudité.


- Ikuko Morozumi - Tarot EP (9/07/2019 - Detroit Underground)

Rabbit : Avec son IDM de machines en révolte aux abstractions abrasives et viscérales, la Japonaise semble documenter le dernier souffle d’humanité d’une société de plus en plus phagocytée par le digital et la technologie. Des voix déformées exhalent ainsi leurs glitchs sur cet EP défendu par l’excellent Detroit Underground (label d’électro expérimentale fondé à la fin des 90s par laquelle transitèrent notamment Phoenecia, Richard Devine, Qebrμs ou encore Valance Drakes), tandis que les beats rouleaux-compresseurs déstructurent la techno à coups de pulsations massives, saturées, dyslexiques, quelque part entre Autechre et Kangding Ray. Fameux.

Elnorton : Belle découverte en effet. L’IDM proposée par Ikuko Morozumi rappelle aussi bien les icônes du label Rephlex que, à l’occasion de séquences enflammées, les pionniers du big beat. S’il s’agissait de relayer des références plus récentes, il conviendrait d’évoquer le Français S.H.I.ZU.K.A. qui évolue, peu ou prou, dans une sphère similaire où l’électronique et les beats se mettent au service d’une transe industrielle.


- Fawn Limbs - Harm Remissions (2/08/2019 - Sludgelord Records)

Riton : Un Noisear (et ex-Maruta), un Kill The Client et un Baring Teeth en guests vocaux ! Mais dites-moi soldat, ça sent la machine de guerre cette histoire !? Un peu mon colonel ! Sans compter que les protagonistes principaux viennent de Psyopus (Lee Fischer, côté batterie), Artificial Brain (Samuel Smith, côté basse) et Infinite Nomad (Eeli Helin, côté hurlements). Alors autant dire que ça n’allait pas se contenter de jouer en 4/4 et caresser l’auditeur dans le sens du poil ! Mais c’est quoi alors ? Du grind ? Du Death technique ? Du mathcore ? Bah un peu tout ça mon colonel ! On ne comprend pas toujours grand chose, c’est ahurissant ! Ça blaste, ça crie, ça joue beaucoup et très vite, ça change de mesure toutes les dix secondes, ça n’a pas l’air de nous vouloir du bien ! J’ordonne le retrait des troupes, on va y perdre trop de tympans !! Désolé moi je reste, j’aime beaucoup trop ça !

Rabbit : Le seul problème avec les guerres-éclairs quand on aime s’embourber dans les tranchées, c’est qu’à peine commencées elles sont déjà finies ! C’est bien la seule toute petite frustration qui pourra ressortir de cet album de destruction massive... enfin du côté de l’auditeur car de celui des musiciens et du principal vocaliste surtout, la frustration est partout et c’est tant mieux. Ils ont pourtant un arsenal qui satisferait n’importe quel vétéran, des bons vieux fusils mitrailleurs de blast beats qu’ils utilisent de façon tout sauf conventionnelle aux lasers nouvelle technologie qui laminent de détonations harsh et de clusters analogiques (Odium Pitch, Wisdom Teething) les quelques interstices laissés vacants par les guitares et la batterie, première ligne offensive en rangs serrés dont les assauts se succèdent sans jamais se ressembler. Comme autant d’étapes d’un Blitzkrieg forcené qui dissone du règlement et même du haut commandement, multipliant sur la fin chausse-trappes et accalmies piégeuses (Trap Hanger, No Good Men) avant d’asséner le coup de grâce en 52 secondes chrono.

leoluce : Pan ! T’es mort.e... Goûtez au vrai truc.


- Black To Comm - Before After (12/07/2019 - Thrill Jockey)

Rabbit : Dans une réalité parallèle fantasmée, on aurait droit à deux albums de Black To Comm par an. Et justement... les hallucinations insidieuses et hantées du génial Seven Horses For Seven Kings - notre album de janvier... voire bientôt de l’année qui sait ? - ayant tellement phagocyté notre matérialité de fans transis que revoilà déjà Marc Richter avec un second opus en 6 mois pour Thrill Jockey, étrange excroissance du premier où la mélancolie (le piano d’Océans), l’appel des cieux (Eden-Olympia, Perfume Sample) et une certaine épure générale dans l’expérimentation l’emportent sur les méandres oppressants du précédent, sans pour autant laisser de côté ces fantasmagories qui se nourrissent ouvertement ici des morceaux de l’album sus-nommé (The Seven of Horses, ou États-Unis avec ses flippantes cascades de chœurs baroques à la Ligeti, déstructurés puis reconstruits, qui se frottent aux dissonances et autres percus de sons trouvés). On y retrouve le goût de l’Allemand pour les folklores des temps anciens et leur mystique esotérique (le cauchemardé They Said Sleep ou le gothique Othering aux faux-airs de Nico glitchée), mais réinventés au gré de ses velléités dronesques voire carrément bruitistes, à l’image du lancinant The Seven Of Horses avec son espèce de cornemuse harsh qui semble chercher à percer le voile de la réalité, ou des collages complètement barrés de His Bristling Irascibility (Mirror Blues), intrigante collision d’univers parallèles en conjonction.