Tir groupé : ils sont passés sur nos platines (29/7 - 4/8/2019)

Chaque dimanche, une sélection d’albums récents écoutés dans la semaine par un ou plusieurs membres de l’équipe, avec du son et quelques impressions à chaud. Car si l’on a jamais assez de temps ou de motivation pour chroniquer à proprement parler toutes les sorties qu’on ingurgite quotidiennement, nombre d’entre elles n’en méritent pas moins un avis succinct ou une petite mise en avant.





- Miyamigo - Camp Day EP (26/07/2019 - autoproduction)

Rabbit : C’est l’été, l’heure de se souvenir des camps de vacances de notre enfance, des souvenirs comme toujours délicieusement gondolés et surannés pour Miyamigo, entre samples manipulés, boucles jazzy d’un autre temps, beats low-end cotonneux à souhait et sérénades acoustiques de paradis perdu, couplés cette fois à quelques lignes de synthés anachroniques réminiscentes des années 80. C’est charmant, un poil easy listening pour le coup en comparaison d’autres sorties de l’Américain, mais à l’image de la "nature morte" à la fois grisâtre et plein de vie de sa pochette, on y retrouve encore une fois une poignée de moments irrésistiblement vibrants, à commencer par ce final Blast quelque part à l’improbable croisée des chemins de Tangerine Dream et Vince Guaraldi.

Elnorton : Si j’avais fait l’impasse sur le Afterhours de l’an passé - un oubli à corriger rapidement - je me suis d’abord intéressé à cette dernière sortie de Miyamigo. Avant ces deux publications, l’EP On Emoji Pond produit en décembre 2017 maintenait un niveau d’ambition tout à fait acceptable, bien que le producteur américain ne soit pas tout à fait parvenu à confirmer les espoirs suscités suite à la découverte du chef-d’œuvre Paper Theater. Malheureusement, ce n’est pas avec Camp Day que ce sommet discographique sera égalé. Relativement inégal, cet EP contient des passages plus dispensables, à l’image d’un titre tel que Blue Spring, dont la voix nonchalante ne permet en rien de dynamiser un instru poussif.
Entendons-nous, ce court disque est de qualité et contient de vrais bons moments lorsque le bidouilleur de sons mêle samples et synthés léchés à des beats répétitifs mais abrasifs. Dans ces cas-là, certaines productions peuvent faire écho à celles de Crookram dans un registre plus aérien (Blast), quand d’autres se rapprochent de l’univers Boards of Canada (Samples). Rien que ça. En somme, Camp Day est un disque agréable mais je ne peux que conseiller à ceux qui ne connaissent pas encore Miyamigo de se diriger vers Paper Theater pour découvrir l’étendue de son talent.


- Catching Flies - Silver Linings (5/07/2019 - Indigo Soul)

Elnorton : Il est assez difficile de donner un avis sur le premier long-format de Catching Flies, projet britannique pourtant actif depuis la parution d’un premier EP il y a sept ans. En effet, il y a sur Silver Linings quelques éléments se rapprochant ostensiblement d’une lounge easy-listening façon Fakear ou Petit Biscuit. Rien de désagréable en somme, mais pas forcément d’ambition démesurée, donc. Sauf que ce disque comporte bien trop de qualités pour qu’on le réduise à ses passages les plus aseptisés. Rempli de paradoxes, un titre tel que Satisfied avec ses échantillons en boucle de vocalises déformées, ses cordes synthétiques, beats répétitifs et synthés lumineux, est capable d’évoquer aussi bien les premiers Moby que Daphni (le projet dance d’un Caribou dont le spectre apparaît également sur When The Sun Bursts) ou Tycho. Les passages les plus mélancoliques voire sombres pourront même faire penser à Son Lux, mais c’est plutôt vers une chillwave capable de se réinventer régulièrement et de surprendre que lorgne ce Silver Linings tout sauf linéaire.

Rabbit : Parti pour être un honnête disque d’apéro pour chiller, la seconde moitié d’album à partir d’un Satisfied au sample bluesy effectivement très Moby période Play m’a un peu réveillé, avec davantage de lyrisme (Kiss Hill Theme) et même des beats plus dynamiques sur le vraiment très chouette final Z. Pas désagréable pour se réveiller doucement le matin, encore à moitié coupé du monde environnant dans les transports en commun.


- Chris Weeks - Sunscreen EP (26/07/2019 - autoproduction)

Rabbit : Le Britannique a multiplié en juillet les sorties de morceaux, de Toerrishuman ("l’erreur est humaine"), évoquant dans la continuité de l’excellent Dawjacker EP signé Myheadisaballoon les rêveries narcotiques et richement arrangées du Spiritualized d’antan, aux drones ascensionnels contemplatifs et magnétiques du bien-nommé Mare Tranquillitatis réminiscent des jalons ambient plus minimalistes de Brian Eno. Plus ambitieux, Sunscreen constitue du haut de ses 17 minutes un véritable petit EP, et même si la canicule semble être en rémission, cette progression évolutive passant d’une ambient acoustique mâtinée de samples radiophoniques aux rayonnements kosmische d’une éruption solaire rythmée par le lyrisme d’un piano en majeur pour en terminer, au terme d’un crescendo de drones incandescents, sur l’échappée stellaire d’une électro downtempo distordue, saura darder les plus curieux de sa douloureuse mélancolie brûlée au troisième degré et partie chercher l’apaisement quelque part dans la voie lactée.

Elnorton : On ne va pas se mentir, Chris Weeks est trop productif pour que je m’intéresse à toutes ses sorties. Pourtant, les courts formats qu’il partage permettent, sans y consacrer un temps important, de prendre (très) régulièrement de ses nouvelles. Avec Sunscreen, le Britannique compose une nouvelle bande sonore imaginaire à la fois ambitieuse et remplie de paradoxes. Comment expliquer sinon à quel point les expérimentations et la (relative) accessibilité cohabitent le long de ce gros quart d’heure ? Ambient minérale, drones et synthpop astrale se succèdent donc habilement dans un registre plus lumineux, parfois même solaire, qu’à l’accoutumée.



- Alexander Tucker - The Guild Of The Asbestos Weaver (23/08/2019 - Thrill Jockey)

Rabbit : Toujours inspiré par l’ésotérisme et la science-fiction, l’Anglais membre de Grumbling Fur et d’Imbogodom fait ici la part elle à cette dernière, faisant référence à Ray Bradbury ou Philip K. Dick sur cette collection de morceaux centrés sur les boîtes à rythme et des lignes de synthés dronesques, imposantes, irradiées desquelles s’extirpe le chant en écho, à la fois emphatique et planant de Tucker (Energy Alphas). Des percussions martiales (Artificial Origine, Precog) ou un violoncelle lancinant (Montag, Cryonic) viennent tour à tour étoffer ces chansons en flux tendu et libérées de toute structure dont le magnétisme ne relâche jamais son emprise, comme un symbole de ces forces mystérieuses et inconnues qui nous entourent et président à nos destinées quelle que soit la technologie que l’on tente de leur opposer dans une quête de contrôle de plus en plus illusoire et vaine. Le disque le plus dense et accaparant de son auteur.


- Mestizo - Golden. (26/07/2019 - autoproduction)

Rabbit : Sans Egadz aux instrus de drummer psyché, forcément ça groove un peu moins et ça n’irradie plus tout à fait de la même lumière noire saturée chez Mestizo. Mais hormis quelques incursions et intonations sensuelles à la Prince des années 80 (plutôt que feu Gil Scott-Heron des 00s comme sur l’excellent Big Bad Death de l’an dernier) dont on se serait bien passé sur fond de minimalisme électronique (Love x You...), on retrouve tout de même sur cette sortie autoproduite du MC philadelphien au chanté/rappé haut perché cette dimension électro gothique post-80s sombre et ludique qui rappellera un peu aux vieux fans d’Anticon, sur le tubesque Piranhas ou le régressif et barré Rattle the Cages, les regrettés Restiform Bodies, entre deux tranches de trap à synthés plutôt efficace (Animal, ou le ténébreux Black Moon à garder de côté pour le prochain Halloween), le final End Game se posant pile entre les deux pour mieux te coller au cerveau comme un chewing-gum couleur sangsue.


- Tokyo Shoegazer - Crystallize (6/09/2019 - Graveface Records)

Elnorton : Fondamentalement, qu’est-ce que le shoegaze ? Avec Crystallize, Tokyo Shoegazer posait cette question - fondamentale ? - dès 2011. Sa réédition prévue pour la rentrée par Graveface Records devrait permettre à un public plus large de s’intéresser au chef-d’œuvre du combo japonais. Outre le son noisy de l’introductif 299 Addiction façon My Bloody Valentine, influence ouvertement assumée par Tokyo Shoegazer, Crystallize met à l’honneur des guitares plus planantes et rêveuses, à l’image d’un Bright qui, sur sept minutes, rappelle davantage les sonorités chères à Slowdive, ou Silent Lies et la voix de velours de sa chanteuse évoquant une filiation avec le trip-hop. Comme si cela ne suffisait pas, c’est même vers le post-rock que l’on se dirige à l’occasion d’une montée en puissance électrique sur Waltz Matilda. Qu’est-ce donc que le shoegaze ? S’il s’agissait avant tout d’un territoire expérimental, aussi bien électrique que planant, digérant sans en accepter les frontières opaques des influences diverses, alors Crystallize pourrait à coup sûr être considéré comme un grand disque du genre.


- HeAD - d’un espace à l’autre (6/07/2019 - Mahorka)

Rabbit : En attendant de vous parler, dès que l’inspiration viendra, de son superbe No Silence enregistré avec l’ex nobodisoundz Philippe Neau et publié sur son propre netlabel GodHatesGodRecords, c’est au sein de son trio HeAD que le Belge Patrick Masson retrouve le chemin de nos platines cet été avec un disque tout aussi ténébreux et aventureux mais nettement plus rythmique cette fois, qu’il s’agisse de beats électroniques, de percussions plus organiques ou de field recordings. De fantasmagories lynchiennes en distorsions IDM futuristes, en passant par les émanations downtempo d’un no man’s land post-indus menaçant, des abstractions minimales et pulsées à la Raster-Noton et autres petits hymnes électro polyrythmiques et texturés pour créatures de la nuit, d’un espace à l’autre est riche en chemins de traverse, en synthés Korg mouvants et inquiétants, en ruelles sombres reliant les psychoses les plus reculées de notre subconscient, au même titre d’ailleurs que cette collection de faces-B regroupées sur le Bandcamp du groupe. Non mastérisées, ces dernières s’avèrent plus lo-fi mais tout aussi intrigantes avec leurs incursions et expérimentations vocales récurrentes, et nous réservent là encore une parfaite rêverie troublée pour les fans de Twin Peaks et Badalamenti, cet Heaven où d’étranges voix inversées laissent place au flirt ambigu d’un piano spleenétique, de blips arythmétiques et de nappes éthérées.
Un must-have de l’expérimentation synthétique cette année, à télécharger librement.


- Jute Gyte - Birefringence (1/07/2019 - autoproduction)

Rabbit : Après le dark ambient esotérique d’un Penetralia de plus de 4 heures marchant dans les pas de Coil, Adam Kalmbach revient au "black metal" expérimental des sorties précédentes de son projet Jute Gyte. Avec l’Américain toutefois, le meilleur chemin pour aller d’un point à un autre n’est jamais la ligne droite, en témoignent une fois de plus des morceaux mouvants et mélangeurs de près d’un quart d’heure où le grunt et le tremolo picking distordu et vicié se mêlent aux structures de la musique sérielle et aux orchestrations du classique contemporain versant malaisant, avec des références allant de Ligeti à Messiaen. L’ambient, la musique industrielle voire même l’indie rock des 90s sur le bizarrement addictif Dissected Grace ne sont pas non plus de reste, et le résultat, toujours aussi malsain et déglingué, renoue avec la relative concision de Perdurance tout en s’avérant plus régulièrement inspiré, faisant enfin de Jute Gyte le titan du metal mutant que l’on espérait le voir devenir depuis quelques années, à la mesure de (feu ?) Ævangelist ou The Body.


- LPF12 - A Calm Heart Beating (27/07/2019 - autoproduction)

Rabbit : Sombre et stellaire, emo et asbtrait, ancré dans l’IDM et l’ambient comme dans le downtempo voire l’abstract des 90s à la Mo’Wax ou Ninja Tune (cf. l’ouverture de Daylight Does Not Save Us, ou Let No One Tell Your Story avec ses guitares évanescentes sur fond de nappes stratosphériques et de beats syncopés), ce nouvel opus de Sascha Lemon qui semble faire référence à quelque deuil relationnel nous permet de retrouver LPF12 à son meilleur niveau, du moins dans cette veine électronica aux rythmiques marquées, qui emprunte également ici - et c’est tant mieux - à l’épure éthérée de sa série de sorties purement ambient, Whiteout (We Make the World Go Quiet). Après son An Integral Part of Nothing en demi-teinte, l’Allemand parvient à un parfait équilibre entre recyclage, réinvention et approfondissement d’un style immédiatement reconnaissable, signant quelques-unes de ses productions les plus deep, évolutives et raffinées, à l’image de The Cause of Unexpected Proceeding, quelque part entre la froideur solitaire du cosmos et les lueurs d’espoir de ses astres reculés.

Elnorton : C’est en effet un vrai retour en forme pour Sascha Lemon qui, à l’occasion de cette sortie, renoue avec les granulations spatiales sur fond de blips et rythmiques syncopées, comme à l’époque du sommet Missiles, signé en 2017, ce qui constitue une courte durée pour un artiste lambda mais un véritable gouffre quand on sait que l’Allemand a partagé une dizaine de sorties depuis. Sur A Calm Heart Beating, on se perd donc dans les manipulations sonores de LPF12 mais, finalement, on n’attend rien d’autre de la part d’un artiste qui n’a pas son pareil pour hypnotiser l’auditeur à base de compositions naviguant entre ambient et IDM. Le voyage est beau, transcendant (Your Love Will Mess Up A Life ou The Cause Of Unexpected Proceeding) voire percutant (Let No One Tell Your Story) et l’on ne serait pas surpris d’accorder plusieurs paires d’écoutes à cette sortie ambitieuse.


- Henryk Górecki - Symphony No. 3 (Symphony of Sorrowful Songs) performed by Beth Gibbons and the Polish National Radio Symphony Orchestra, conducted by Krzysztof Penderecki (29/03/2019 - Domino)

Rabbit : La chanteuse de Portishead trouve finalement les limites de sa voix sur cette réinterprétation de la célèbre symphonie de résilience et d’affliction de Górecki, mais pour le meilleur. Hors de portée de cette puissance un brin artificielle inhérente au chant lyrique, le vibrato de l’Anglaise - qui a du apprendre le livret en Polonais syllable par syllabe - véhicule en effet comme jamais l’infinie tristesse et les blessures inguérissables de ces chants de deuil inspirés par la musique sacrée et les horreurs de la Shoah, mais aussi les lueurs d’espoir diffuses d’un second mouvement dont les orchestrations célestes et le piano évancescent avaient notamment inpsiré Talk Talk, sans parler des hymnes humanistes du vibrant Lento - Cantablile Semplice aux harmonies d’éternité qu’elle illumine d’une foi improbable et habitée. En comparaison de la version du London Sinfonietta avec la soprano américaine Dawn Upshaw, album de musique classique contemporaine le plus vendu qui trouva à l’époque (1992) grâce au label Nonesuch les faveurs d’un public de non-initiés, cet enregistrement par le Polish National Radio Symphony Orchestra gagne donc à la fois en fragilité et en noirceur (sur l’ouverture de son premier mouvement aux violons nettement plus menaçants sous l’influence à n’en pas douter du tourmenté Penderecki à la baguette), offrant un véritable intérêt comme ça n’est finalement le cas que de très peu de réinterprétations d’œuvres pour orchestre.


Articles - 04.08.2019 par Elnorton, RabbitInYourHeadlights