Tir groupé : ils sont passés sur nos platines (24/6 - 7/7/2019)

Chaque dimanche, une sélection d’albums récents écoutés dans la semaine (ou exceptionnellement les deux semaines précédentes pour celui-ci) par un ou plusieurs membres de l’équipe, avec du son et quelques impressions à chaud. Car si l’on a jamais assez de temps ou de motivation pour chroniquer à proprement parler toutes les sorties qu’on ingurgite quotidiennement, nombre d’entre elles n’en méritent pas moins un avis succinct ou une petite mise en avant.





- Some Became Hollow Tubes - Keep it in the Ground (21/06/2019)

Elnorton : En tout début d’année, la sortie de In 1988 I Thought This Shit Would Never Change résonnait tel un uppercut adressé au visage d’auditeurs pas encore tout à fait remis des festivités du nouvel an. Le nouveau projet d’Aidan Girt de Godspeed You ! Black Emperor et d’un Eric Quach plus connu sous le pseudonyme de thisquietarmy révélait un post-rock saturé à la fois étouffant et enivrant, et ce deuxième album en quelques mois est fait du même bois. Toutefois plus direct puisque composé de six titres plus concis, là où son prédécesseur se "contentait" de deux morceaux de vingt minutes, Keep It In The Ground laisse par ailleurs davantage de place à ce qui pourrait apparaître comme une trame mélodique déstructurée, à l’instar d’un Another Bad Subplot About a Boy’s Search For His Father sur lequel les saturations se mettent en retrait, ou de l’envoûtant Do Not Run Away or Hide Sick People ayant recours à ce crescendo - autant sous l’aspect du volume sonore que de la tension - dont n’hésitent pas à user les deux compères. Brillant et addictif.

Rabbit : Mêlant toujours nappes de guitare à effets contemplatives voire un brin cosmiques et batterie percutante, cette deuxième sortie du duo canadien, celle fois sur l’excellent label Gizeh, est plus évolutive (de montées en puissance à la tension extrême en passages presque ambient) mais tout aussi intense et désespérée que la première. Eric Quach et Aidan Girt semblent méditer sur un monde d’où toute véritable connexion disparaît peu à peu, en connectant justement deux sensibilités et deux strates musicales, rythmique et dronesque, aux humeurs de prime abord divergentes mais en réalité sur la même longueur d’ondes : celle d’une fuite en avant pour déjouer l’inertie des sentiments.


- Blakk Harbor - Krude EP (14/06/2019 - autoproduction)

Rabbit : Raccord avec l’artwork ténébreux et abstrait de l’excellent Thomas Ekelund, ce nouvel EP de l’ex Mobthrow Angelos Liaros fait suite à un premier album sorti l’an dernier en catimini sous ce nom Blakk Harbor. Pulsé, belliqueux et suintant la putréfaction d’un monde sur le déclin jusque dans ses textures faites de distorsions malsaines et de grésillements dronesques, Krude est un classique instantané d’électro-indus radical et insidieux, à rapprocher des univers de Lifecutter, Matter ou encore de Cluster Lizard, le projet de Zavoloka (présente ici un peu plus bas). Comme ces derniers, le Grec ménage en effet quelques belles accalmies ambient qui ne font pas pour autant retomber la tension et s’avèrent tout aussi étouffants que leurs pendants tech-noise.


- Jambinai - ONDA (7/06/2019 - Bella Union)

Rabbit : On ne change pas une formule qui gagne, et si Jambinai privilégie sur le successeur de A Hermitage les mélodies vocales aux beuglantes post-hardcore, la mixture de post-rock et d’influences traditionnelles asiatiques qui avait fait découvrir le trio coréen est peu ou prou la même sur ONDA, la surprise en moins. La mélancolie, présente par intermittence sur l’album précédent, prend ici le dessus, ainsi que le chant féminin, pour un résultat légèrement plus classique peut-être, moins contrasté mais définitivement porteur d’un joli savoir-faire dans un genre un peu trop habitué désormais à tourner en rond.


- Sufjan Stevens - Love Yourself / With My Whole Heart EP (29/05/2019 - Asthmatic Kitty)

Elnorton : Le problème, lorsque l’on est talentueux et que l’on dure, c’est que l’on finit par faire partie d’un décor que le commun des mortels peut avoir, à intervalle régulier, envie de faire valser. Depuis The Age of Adz, Sufjan Stevens énerve, là où sa trajectoire était jusqu’alors parfaite, si l’on excepte l’horrible Enjoy Your Rabbit. La vérité, c’est que l’Américain n’a pas son pareil pour composer des mélodies acoustiques désarmantes mais, régulièrement, il ne peut s’empêcher d’y ajouter une multitude d’effets électroniques allant parfois jusqu’à une utilisation sans modération de l’autotune.
Cet EP sorti à l’occasion du LGBT Pride Month ne fait pas exception à la règle. Précédant une démo au banjo du même titre datant de 1996, Love Yourself ne laisse pas indifférent puisque quelques dizaines de secondes sont suffisantes pour que le déluge d’effets vocaux génère une pointe d’agacement que l’évidence mélodique aseptise aussitôt. With My Whole Heart, l’autre morceau de l’EP, est du même acabit. Sans doute Sufjan Stevens est-il d’ailleurs plus agaçant sur celui-ci tant cette tentative de R&B permet d’apprécier - une fois de plus - la facilité avec laquelle l’Américain peut composer des mélodies efficaces et percutantes, en leur adjoignant une pointe de mauvais goût. Plaisir coupable, mais plaisir quand même. Agaçant, Sufjan Stevens est surtout très doué...

Rabbit : Difficile de cracher sur une sortie vinyle en soutien à la communauté LGBT et aux enfants sans abri... il n’empêche que ces deux morceaux, bien que relativement sobres en comparaison des autres sorties électroniques de l’Américain, m’en touchent une sans faire bouger l’autre, un peu comme toute sa disco postérieure à The Avalanche. Rien à faire, je n’entends plus aucune spontanéité là-dedans, et un savoir-faire désespérément sans accroc voire - effectivement - aseptisé a pris la place chez l’auteur dIllinoise des envolées lyriques échevelées et passionnées aux arrangements inventifs et baroques. Assurément, ces deux morceaux plutôt faciles sous perfusion 80s comme le veut la tendance ne changeront pas grand chose à l’affaire.


- Motorpsycho - The Crucible (15/02/2019 - Rune Grammofon)

Rabbit : Les vétérans norvégiens du rock psyché plus ou moins libertaire enclavé au milieu des sorties jazz expé du label Rune Grammofon emprutent à John Zorn un titre d’album mais pas sa folie, malheureusement. S’ils ont souvent fait mouche jusque dans un passé récent, les auteurs du sublime The Death Defying Unicorn montrent ici leurs limites et ronronnent dans une veine heavy/psyché 70s aux mélodies vocales pompières et aux progressions téléphonées. Et dans progression il y a prog, ce que Bent Sæther et Hans Magnus Ryan désormais épaulés par l’excellent Tomas Järmyr (Yodok, Zu) aux fûts ne nous laissent pas oublier plus d’un instant ou deux sur ces trois titres-fleuves un peu trop pleins de synthés datés et de soli à 10 doigts. Dommage, car on sent toujours bien le talent caché là-derrière.


- Myheadisaballoon - Dawjacker EP (21/06/2019 - Odd John)

Rabbit : Le génial Chris Weeks nous revient en catimini et en goguette avec un nouvel EP de son projet pop tout aussi métamorphe que l’alter-ego IDM Kingbastard (qui nous gratifie au passage ces jours-ci d’un petit bijou d’électro-pop vocale à la Apparat de la grande époque). Plus qu’à la dream-pop, à Sparklehorse ou à cette candeur baroque façon Elephant 6 des précédentes sorties toutefois, c’est au Primal Scream séminal de l’époque Screamadelica que l’on pense ce coup-ci, à l’écoute des deux premiers titres délicieusement syncopés et drogués que reflètent une pochette mystique et bariolée, le planant Make Believe final flirtant quand à lui avec le spleen ouaté du Spiritualized qui flottait dans l’espace il y a 20 ans déjà. Parfait.


- Zëro, Virginie Despentes & Béatrice Dalle - Pasolini/Dalle/Despentes/Zëro (23/03/2019 - autoproduction)

Rabbit : Suite à des collaborations scéniques remarquées, les textes provocateurs et sans œillères du grand Pasolini prennent également vie sur album au gré du spoken work véhément de Béatrice Dalle et de celui, plus langoureux et fatigué, de Virginie Despentes, au son des crescendos ténébreux, presque lynchiens, d’un Zëro qui n’hésite pas à user de boîtes à rythmes, de synthés gothiques et de subtilités électroniques pour livrer un écrin musical intrigant à la croisée du post-rock et de l’ambient. Déliquescence d’une jeunesse apathique, nouveau fascisme du capitalisme à outrance et storytelling poétique d’une liberté et d’une passion vouées à la persécution du conformisme tout-puissant, certains des thèmes chers au polémique cinéaste italien y trouvent une incarnation hallucinée et tourmentée qui travaille la pensée et résonnent dans le présent jusqu’à en coller des frissons.


- Zavoloka - Sobor EP (26/06/2019 - Kvitnu)

Rabbit : Fidèle à la fois à son goût pour les beats post-industriels en déréliction et son amour des mélodies oniriques aux nappes futuristes éthérées, l’Ukrainienne Zavoloka réunit en deux titres les périodes successives de sa discographie et leurs dégradés d’ombre et de lumière. Il n’en fallait pas plus pour hériter d’un des meilleurs EPs électro de l’année.

Elnorton : Des dégradés d’ombre, cet EP en explore clairement, surtout sur un premier titre à tendance indus. S’agissant de la lumière, elle apparaît toujours - lorsqu’elle est perceptible - de manière tamisée, et le second morceau de Sobor permet à Zavoloka de proposer une atmosphère stellaire du plus bel effet. Court mais intense et inspiré.


- Mercury Rev - Bobbie Gentry’s The Delta Sweete Revisited (8/02/2019 - Bella Union)

Rabbit : A condition d’aimer les timbres féminins suaves et de ne pas s’attendre à un nouveau Deserter’s Songs, cette collection de chansons toutes simples à la croisée de l’americana, de fééries anachroniques à la Burt Bacharach (Mornin’ Glory avec l’indépassable Laetitia Sadier de Stereolab qu’on jugera selon l’humeur mielleux ou merveilleux) et des rêveries pop baroques qu’affectionne depuis plus de 20 ans le groupe de Jonathan Donahue pourraient bien réconcilier les déçus du dégoulinant The Light In You avec un Mercury Rev qui dédie ici son talent aux arrangements, ornant de nappes psychédéliques, d’envolées de synthés cosmiques, de claviers surannés, de choeurs capiteux, de violons bontempi, de basse jazzy, de sérénades de mandoline ou encore de cascades cristallines ces classiques revisités de l’Américaine Bobbie Gentry. Un soupçon de soul bien troussée (Sermon), les voix toujours irrésistibles d’Hope Sandoval de Mazzy Star (Big Boss Man) et Marissa Nadler (Courtyard), la présence sensuelle de Carice van Houten pour ceux qui regretteraient déjà la fin de Game of Thrones (Parchman Farm), juste ce qu’il fallait de sobriété pour éviter le kitsch du précédent opus (hormis peut-être sur le dispensable Tobacco Road), les vétérantes Beth Orton et Lucinda Williams sur deux derniers morceaux particulièrement réussis... et le (re)tour est joué, sans prétention ni ambition démesurée pour un groupe qui n’avait jamais été autant en retrait et présent à la fois, discrètement rejoint par Jesse Chandler des héritiers Midlake pour faire de son univers caractéristique une patte de production touchante de candeur onirique et de lyrisme contenu.