Crëvecoeur : un jour en France... ?

Dans un monde parfait, les BB Brunes négocieraient les premières parties de Frank Michael aux guinguettes bimensuelles de la maison de retraite de Trifouilly-les-Oies, et Crëvecoeur poserait en costard-cravate à la Une d’un Rock & Folk qui aurait renvoyé ses vieux scribouillards jeunistes à l’hospice et leurs jeunes apprentis vioquards à la maternelle. Seul hic : on aurait sans doute eu plus de mal à obtenir cette interview de Romain, leader d’un trio folk à l’univers cinématique et enivrant qui nous donne entre autres ici un début de réponse à la question que vous vous poserez forcément en découvrant, on l’espère bientôt, leur magnifique deuxième album instrumental : "mais comment diantre moi français n’avais-je jamais entendu parler de Crëvecoeur ?"

Indie Rock Mag : Question classique pour commencer, qui fait quoi dans Crëvecoeur ? La composition est-elle collégiale, chacun apporte des éléments aux morceaux ou est-ce vous Romain qui prenez en charge la direction musicale ?

Romain : Oui, c’est moi qui mène la barque, si on veut. Je me vois comme un réalisateur de film, c’est moi qui ai le final cut. Crëvecoeur est mon projet à la base, bien qu’il ne serait pas du tout le même sans Fanny et Luc. Je ne crois pas en la démocratie dans un groupe, c’est une hérésie, il faut que quelqu’un fasse les choix artistiques pour garantir l’empreinte du groupe. Habituellement, je compose les morceaux et on les arrange en groupe, chacun est libre de proposer ce qu’il veut du moment que je juge que ça reste dans l’esprit du groupe et du morceau, si c’est pas le cas, on jette.

Indie Rock Mag : Vous jouez tous trois de pas mal d’instruments dont on imagine aisément qu’ils demandent un minimum d’apprentissage, comme le violon, la trompette ou l’harmonium par exemple. Avez-vous été au conservatoire, ou suivi des cours de musique ? Et si oui en avez-vous retiré davantage qu’un simple background technique, est-ce une expérience que vous conseilleriez aux jeunes désireux de former un groupe avec pour ambition de sortir comme vous des sentiers battus ?

Romain : Ce qui est paradoxal dans Crëvecoeur c’est que Luc et Fanny ont tous les deux fait le conservatoire, en trompette et violon, jazz et solfège, et que c’est moi, le seul autodidacte qui écris les morceaux ! Mais cette alchimie fonctionne bien. Avant de jouer dans Crëvecoeur ils n’avaient presque jamais touché d’autres instruments, du moins pas au point d’en jouer sur scène ou en studio. Je leur ai apporté mon côté punk, le côté « branleur », rien à foutre de savoir jouer d’un instrument, je le prends, j’essaie, je tâtonne et voilà. C’est comme ça que j’appréhende tous les instruments, ils sont au service de ma créativité et pas l’inverse. Je ne maîtrise vraiment aucun d’entre eux. Je les utilise pour habiller mes chansons, point barre.
Aux jeunes, je dirais de faire comme nous, prendre un instrument et se fier à sa créativité, ce qui est important c’est la mise en forme, pas la technique. Pour moi c’est ça le punk, je suis un punk. C’est se foutre de tout, jouer d’un instrument même si on a jamais appris. Au début c’est peut-être hasardeux, mais si on a un minimum d’imagination et d’envie, ça vient très vite… j’ai commencé le piano depuis un mois et j’ai déjà écrit 12 chansons… rien à foutre du solfège, du placement des doigts. L’important en musique c’est de savoir placer un début et une fin, le reste c’est du vent.

Indie Rock Mag : II a été enregistré et mixé en Angleterre par Richard Formby, croisé notamment comme musicien chez Mogwai ou ingénieur du son pour Hood. Concrètement, qu’a-t-il apporté à votre musique ?

Romain : Il nous a apporté exactement ce qu’on était venu chercher chez lui. Il a la même approche punk que nous des choses. Pas besoin de refaire les prises 50 fois, sur le disque rien n’a été joué plus de 3 fois. Le mieux est l’ennemi du bien, si à la 4ème prise il y a toujours un pain, eh bien tant pis, c’est qu’on est pas assez bon pour jouer correctement, et ça sert à rien de mentir à l’auditeur, ce disque, c’est nous entièrement avec nos imperfections et notre arrogance. Ça nous a pris 6 jours tout compris pour ce disque.
Richard est quelqu’un de très calme, très dandy anglais, il maîtrise ses instruments et c’est ce que nous sommes venus chercher, un enregistrement vintage, analogique. Seulement 3 vieux micros ont été utilisés, pas d’équalisations, pas de mixage, tout en mono. Et puis il nous a gratifié de 2 solos de slide-guitar, magiques ! C’est l’organisateur d’un concert à Manchester qui m’avait suggéré de travailler avec Richard et ce n’est qu’en rentrant de tournée que je me suis rendu compte que son nom apparaissait sur plusieurs disques que j’avais.

Indie Rock Mag : Vous nous disiez, lors de la courte interview que vous nous aviez accordée à l’occasion de notre Fresh & French Tour l’an dernier, trouver ridicule un groupe français qui chante en anglais. Est-ce pour cette seule raison que le chant est exclu de l’univers de Crëvecoeur ?

Romain : Oui et non, c’est aussi parce que je n’ai rien à dire. Faut pas se voiler la face, Crëvecoeur ne marcherait pas si bien à l’étranger si on chantait. En Anglais ou en Français. Le fait qu’il n’y ait pas de chant était pour nous une façon de faire participer l’auditeur, de ne pas l’orienter vers telle ou telle direction lorsqu’il nous écoute, qu’il puisse se faire ses propres images. Mais ce qui nous a ouvert les portes à l’étranger les as refermées en France, bizarrement.

Indie Rock Mag : Votre premier album avait ravi les fans des texans de Calexico. Les grands espaces américains, c’est quelque chose qui vous fascine ? Est-ce une source d’inspiration pour votre musique ?

Romain : Pas vraiment, je ne suis pas fan de Calexico, je n’aime pas leur façon éhontée de piller le folkore nord-Mexicain. C’est une musique extraordinaire, la musique des paysans, les Tejanos, les Chicanos, les Norteños, tous ces gens simples qui dans les années 30 travaillaient dur dans les champs de citrons, d’oignons autour du Rio Grande. Notre coté « Mexicain » vient du fait que j’ai habité un moment au Mexique et que j’adore cette culture, pas parce qu’un groupe de Ricains la pille à tort et à travers au fil d’albums qui se ressemblent. Ceci dit, John Convertino est un putain de batteur.

Crëvecoeur - Bellinzona [live @ Drummond’s, Aberdeen (Ecosse) - 30.04.08]

Indie Rock Mag : Avec toutes ces influences cinématiques que vous revendiquez (je pense surtout à Morricone ou Henry Mancini) et ce mélange de mélancolie, de truculence et de lyrisme qui caractérise votre musique, vous n’avez jamais rêvé de composer une bande originale ? Ou peut-être le score d’un film muet que vous interpréteriez sur scène en suivant le fil des images projetées sur un écran comme l’ont fait certains groupes dernièrement ?

Romain : On l’a déjà fait pour un court-métrage, on avait fait un concert en jouant devant l’écran. On adorerait faire un long-métrage, mais il faudrait que le réalisateur nous laisse carte blanche et du temps, beaucoup de temps.

Indie Rock Mag : En parlant de cinéma, Noir Velvet, est-ce un clin d’oeil à David Lynch et à son fameux Blue Velvet ? Aviez-vous l’ambition d’explorer le côté obscur de la folk avec ce morceau comme lui explorait celui des petites villes américaines avec son film ?

Romain : J’adore David Lynch, j’adore son arrogance, son impertinence, lui aussi c’est un punk. Je vais te décevoir, Noir Velvet c’était le nom de la couleur de la peinture avec laquelle j’ai peint mon petit studio d’enregistrement. Mais Blue Velvet est un sacré film.

Indie Rock Mag : Il y a quelque chose de Portishead dans l’arrangement d’harmonium à la fin de Noir Velvet justement, et plus encore sur La pieuvre, avec ce thérémin fantomatique qui rappelle l’ambiance de l’éponyme tout comme cette batterie downtempo proche du jazz à la fin. Mais surtout - et loin de moi l’idée de vouloir réduire votre musique à ces comparaisons même flatteuses - on pense beaucoup à Matt Elliott en écoutant vos deux albums, et plus particulièrement à Failing Songs sur lequel l’influence d’Ennio Morricone avait également imposé sa marque. Comme vous, l’ex-Third Eye Foundation est parvenu à tracer un pont entre inspiration folk et traditionnelle d’un côté et modernité electro-acoustique de l’autre. Elliott, Portishead... ce sont des artistes que vous appréciez et dont vous vous sentez proche sur le plan musical ou en tout cas dans l’esprit ?

Romain : Je vais encore te décevoir, mais pas plus que ça, je dois avoir un disque de Portishead mais je n’en ai aucun de Matt Elliott, je sais qu’il a beaucoup bossé avec Richard Formby et Hood aussi. Nos points communs doivent s’arrêter là. Vraiment, mes plus grandes influences musicales se situent dans les années 50/60/70, la musique orchestrale, le folkore mexicain, la bossa nova, le psyché, Claudine Longet, Brian Wilson est un dieu pour moi. Je l’ai touché une fois, j’ai son autographe, je peux mourir en paix.

Indie Rock Mag : Cette influence de la musique traditionnelle, des folklores slave ou yiddish notamment, ça vous vient de quelque chose en particulier ? Ou seulement d’un goût affirmé pour la tristesse et la ferveur de ces musiques-là ?

Romain : Je vais vraiment passer pour Mr. Jourdain, à faire de la prose sans le savoir, mais je suis assez ignorant en folklores slave et yiddish. Ça me gonfle assez vite. La musique de Crëvecoeur vient de nos têtes, de nos peurs et de la combinaison de nos « talents ». Au final, que ça sonne comme telle ou telle autre musique, c’est inconscient. C’est un hasard. On fait juste ce qui nous plaît en se foutant de tout le reste autour. Je suis désolé de paraître aussi arrogant et ignare, mais c’est la vérité. Non pas qu’on ne respecte pas ces musiques, juste qu’on s’en fout, on fait notre truc dans notre coin. Ça nous fait pas peur de réinventer la roue. (sourire)

Indie Rock Mag : Vous remplissez des concerts en Angleterre mais avez du mal à trouver des dates en France. D’où vient le problème d’après vous ? Une musique trop inclassable pour le public "indie folk" ? Ou est-ce seulement l’imagination des organisateurs, qui auraient encore du mal à se faire à l’idée qu’un groupe sans chanteur puisse fonctionner sur scène en dehors de l’étiquette "post-rock" toujours très vendeuse ?

Romain : Il y a un peu des deux. Plus le fait que le circuit des salles « officielles » en France est verrouillé et fonctionne au copinage entre les programmateurs et les tourneurs. Premièrement, si t’as pas de tourneur, les salles te feront jamais jouer. Ensuite, les Français et les Européens à une plus grande échelle, ont toujours nourri un complexe d’infériorité par rapport aux USA. N’importe quel super groupe Français sera toujours moins bon et glamour que n’importe quelle merde américaine. Ce complexe est vrai pour les programmateurs comme pour le public. La presse, le public, les médias essayent toujours de classer les groupes Français comme des erzatz de tel ou tel groupe Ricain. C’est presque maladif. C’est le truc qu’on entend le plus quand on nous parle de Crëvecoeur : « ouais c’est bien votre truc, ça fait untel ou untel, on dirait du … ou du … ».
Donc voilà, ça plus ça, les programmateurs (pas tous, heureusement) s’en battent grave. Si t’es pas pote avec le mec, que tu l’as pas travaillé au corps pendant 6 mois, t’as aucune chance de jouer dans le réseau des bonnes salles. On s’est fait jeter par tous les tourneurs de France, ils me disent « ouais, c’est bien votre truc, mais euh… ça chante pas ? Je ne saurais pas comment le vendre » et puis ensuite tu te rends compte qu’ils bossent pour DAAU « groupe instrumental » ou pour tous les groupes post-rock américains.
Mais on se plaint pas, je préfère voyager et jouer à l’étranger, en un peu plus d’un an, on a fait 60 concerts dont 6 en France ! On a un tourneur en Angleterre, en Allemagne, en Italie.
Depuis le début du groupe, on a joué 6 fois à Londres et une seule fois à Paris ! Ça te résume bien notre situation ! Sur notre prochaine tournée Européenne (du 5 au 19 novembre) pour la sortie du nouvel album, on fait 14 dates, et seulement 3 en France. Et d’ailleurs je cherche toujours une date sur Paris pour le 18 novembre, avis aux têtes brûlées de la programmation... (sourire)

Indie Rock Mag : Des nouvelles fraîches à propos de la distribution de l’album côté France ? Denovali, votre label allemand, sera-t-il impliqué ?

Romain : Oui, Denovali s’occupe de tout. Ils sont en tractations avec plusieurs distributeurs Français, j’espère que ça aboutira, sinon, ça veut dire pas de presse pour l’album, si t’es pas distribué, t’es pas chroniqué, c’est une autre règle à la con du système Français.
Denovali sortira à l’occasion de la tournée de novembre un double vinyle, regroupant le premier et le deuxième album, dans une nouvelle pochette, limité à 300 exemplaires. Les pré-commandes sont ouvertes sur www.denovali.com ...

Crëvecoeur - Corsair Sensuel [live @ Drummond’s, Aberdeen (Ecosse) - 30.04.08]

Indie Rock Mag : Si vous deviez nous citer trois albums crève-coeur, quels seraient-ils ?

Romain : Ballads de John Coltrane
On the Beach de Neil Young
Le premier Joy Division.

Indie Rock Mag : Au fait, d’où vient ce tréma sur Crëvecoeur ?

Romain : C’est un clin d’œil à Motörhead, groupe que j’adore.
Je tiens beaucoup à ce tréma et à l’orthographe de Crëvecoeur.


Et pour découvrir, comme il se doit en musique, l’univers de Crëvecoeur, direction myspace où quelques morceaux extraits de II sont en écoute.


Interviews - 10.08.2008 par RabbitInYourHeadlights


Tour d'Angleterre et #2 pour Crëvecoeur

On les avait découverts il y tout juste un an avec un premier album instrumental prometteur sobrement intitulé #1 (lire notre chronique), le trio Crëvecoeur sera de retour dès le mois prochain avec sa suite logique... #2. Après Le Pont des Possédés, la démo exclusive que nous avait proposée le groupe pour notre compilation Fresh & French Tour (...)