Cheyenne 40 - Cinquante

Insaisissable et complètement jeté, le Cinquante de Cheyenne 40 envahit le cortex pour y faire tout un tas de petits tours de vélo. On ne sait jamais trop ce que l’on écoute lorsqu’on l’écoute mais on sait en revanche que l’on adore ce que l’on entend.

1. TRAVELING
2. WAMBRECHIES
3. interluude why Touquet
4. WATTIGNIES
5. RAYGUNS
6. PATRICKROY
7. TOUZET
8. STUFé
9. interluude Ley
10. SOLEILJUIF

date de sortie : 19-06-2014 Label : Tandori Records

Cheyenne 40 (ou CHE¥ENNE 40 à en croire leur page bandcamp, avec le symbole de la devise officielle du Soleil Levant planté entre les deux E), comme leur nom l’indique, sont trois et viennent de Lille. Cinquante, comme son nom l’indique, est leur premier véritable album et comprend dix morceaux dont on aura bien du mal à déterminer le pedigree. Et puis de toute façon, comme sa pochette l’indique, on pourra toujours aller chercher dans le fond du tiroir, il restera indéterminé et fuyant. Quoi qu’il arrive, quel que soit le morceau, Latrine Ringer, Steve Albougnoul et Mounir Hayward (probablement des pseudonymes, d’autant plus qu’il se murmure que parmi eux se cacherait le big boss de Tandori Records en personne) ont enfanté une musique qui ne ressemble pas à grand chose sinon à elle-même. Est-ce à dire qu’elle ne ressemble à rien ? Absolument pas. Elle se montre même sacrément accaparante et hypnotique. Échantillonnée, hachée menue et éparpillée en mille morceaux recollés ensuite selon les prédicats d’une notice explicative écrite dans une langue inconnue, de prime abord, on n’y comprend rien. Et c’est très bien comme ça. Le chant habité - par qui ? On ne sait pas - sonne parfois comme du Jello Biafra, parfois comme une chorale d’indiens psychotiques et flippés entonnant leur chant sacré en dansant autour d’un feu abstrait qui n’existe que dans leur tête, la guitare - pardon, la « guitric electar » - fait ce qu’elle veut, va où elle veut sans trop savoir ce qu’elle veut faire ni où elle veut aller et dessine des arabesques bizarroïdes et plutôt contondantes qui s’acoquinent parfaitement aux méandres multiples de la voix. L’altérité habite littéralement ces deux-là. La batterie n’est pas en reste et accompagne idéalement ses camarades. Martelée, métamorphe, plastique et même parfois muette, elle assène tout en épaulant, fait les gros yeux mais rassure. Et puis vient la basse, tenue par Pierrot M (de Toys’R’Noise) sur trois titres et Max M sur quatre autres, ce dernier manipulant à l’occasion perceuse et extincteur histoire d’apporter quelques couches de bruit supplémentaires au spectre déjà large de cet intrigant Cheyenne.

On en parle un peu tard mais on l’écoute depuis quelques mois et Cinquante demeure tout aussi insaisissable et flou qu’au premier jour. C’est dire s’il y a de quoi explorer longtemps là-dedans. Prenons TRAVELING, premier titre de presque quatre minutes qui semble en durer vingt de plus : une cavalcade rythmique guitare-batterie en mode surf-noise à la Butthole Surfers pour commencer qui se transforme insidieusement en post-punk flippé dès qu’arrive la voix avant de se réincarner de plus belle en petit frère de Th’ Faith Healers lorsque ces derniers reprenaient le Mother Sky de Can ou lorsqu’ils entonnaient des vocalises barrées le temps d’un Hippy Hole fracassé. Et l’on ne s’en tient-là qu’à la partie émergée d’un iceberg catadioptre renvoyant un nombre incalculable de reflets. Que ceux-ci proviennent d’un passé déjà cartographié ou qu’ils soient plus singuliers n’a strictement aucune importance, chacun participant à l’édification d’une boule à facettes dégénérée qui sidère en permanence. Car tous les autres titres sont du même acabit et se ressemblent sans jamais se ressembler. Outre les quelques réminiscences précitées, il y a aussi du Brainbombs chez le Cheyenne, un soupçon de Pere Ubu, un zeste de Birthday Party et une pincée de Chrome et plus sûrement encore une grande dose d’esprit libre, frondeur et non formaté. Non content de jouer avec le temps, la musique du trio altère également la perception en connectant entre eux mais n’importe comment des neurones qui n’auraient sans ça aucune raison de l’être, ce qui modifie passablement l’environnement immédiat. Transportée par les circonvolutions aliénées d’un chant à la mystique particulière (comprendre par là fou à lier), d’une guitare proprement disloquée, même la batterie n’offre aucun point de repère et dans ces conditions, l’auditeur se retrouve complètement perdu dans le tambour d’une essoreuse abstraite qui l’envoie tournebouler dans tous les sens. Le dessus devient le dessous, le maintenant, l’avant ou l’après et la musique en s’insinuant provoque alors de sacrées sensations.


On aime beaucoup la façon dont les morceaux s’enchaînent, en particulier les deux interludes planqués chacun sur une face, interluude why Touquet et interluude Ley, courts (surtout le premier) et bruitistes (les deux) qui voient le « synthéCriseur » esseulé de Latrine Ringer expérimenter le silence et l’étouffement avant de laisser la place aux déferlements saccadés de WATTIGNIES et SOLEILJUIF. On aime aussi beaucoup la métamorphose sournoise qui caractérise les morceaux les plus longs (TRAVELING, on en a déjà parlé, WAMBRECHIES ou RAYGUNS), développant patiemment une structure pour ensuite la laisser là, comme une conne, alors que Cheyenne 40 est déjà parti ailleurs en bâtir une nouvelle. On aime surtout la façon dont Cinquante s’y prend pour perdre l’auditeur, visant en permanence l’inentendu alors même qu’il expérimente la répétition, fonçant droit dans le mur pour changer de direction au dernier moment, distillant un léger malaise dû à l’absence de prises sur lesquelles s’appuyer. On ne sait plus trop où l’on se situe, le début est déjà oublié lorsque la fin débarque par surprise, on a l’impression d’écouter le dixième morceau mais on n’en est qu’au deuxième, on pense avoir mis la main sur un petit bout de noise-rock furibard alors que la guitare surfe les déferlantes d’East Bay Ray ou que le clavier revêt des guenilles power electronics surprenantes. Un bordel monstre qui reste toutefois en permanence campé sur ses deux pieds et ne s’effondre jamais. On salue bien bas la performance. Joliment masterisé par Mr Marcaille, enregistré et mixé tout aussi joliment au NOIZE MAKER studio par Raphaëlle Duquesnoy (l’écoute de JUNGLE2BETONR&B2RUE, leur précédent de... hum, décembre 1988, permet de mesurer leur apport), Cinquante est tout simplement formidable. Aujourd’hui en demi-sommeil, le groupe envisage de reprendre peut-être la route aux beaux jours. On croise les doigts (on irait même jusqu’à brûler un cierge) pour que cela arrive parce que l’on se demande ce qu’une telle expérience sur disque donne une fois sur scène et quelles transformations elle subit encore.

Grand.

Chroniques - 07.11.2014 par leoluce