On a rongé 2022 : top albums - #100 à #81 (par Rabbit)

On continue avec une série sous le sceau de la diversité : dream-pop protéiforme, bass music du futur, noise rock plombé et prose ambient, jazz mélangeur, metal-indus incantatoire, field recordings équatoriaux et grand-messe de nécromancienne, hip-hop narcotique, piano manipulé, bruitisme cinématographique et techno de rave déglinguée... hasard absolu du classement de retrouver dans une même tranche autant d’univers divers et variés, mais c’était déjà le cas de la première partie comme ça le sera probablement de certaines autres par la suite. Et quoi de plus logique finalement pour un bilan qui par-delà l’envie - le besoin compulsif ? - de faire découvrir des coups de coeur personnels quels qu’ils soient, se veut quelque part antidote au conformisme pop et rock plus ou moins grand public des "end-of-year lists", ce buisson rabougri qui éclipse un peu plus chaque année la forêt des sorties atmosphériques et singulières sans couplet/refrain, pas forcément toutes si ardues ou underground d’ailleurs ?





100. The Bad Plus - The Bad Plus

Notre dauphin du mois de septembre marque une belle évolution pour le quatuor jazz new-yorkais (dont on avait notamment pu apprécier le goût pour la déstructuration et l’atonalité via sa réinterprétation du Sacre du Printemps de Stravinsky) symbolisée par le choix d’un titre homonyme, un peu comme une renaissance : exit le pianiste et ses connotations purement jazz, et si l’on retrouve encore sur quelques titres ce jeu véloce et tout en contrepieds qui évoque parfois John Zorn, c’est un spleen posé à la dynamique parfois proche d’un post-rock feutré qui domine, laissant de la place aux nouveaux venus, Chris Speed aux lamentations saxophoniques et Ben Monder à la guitare tantôt incisive et libertaire (comme sur cette superbe relecture d’un vieux titre de 2005 lâchée il y a quelques jours et pas très éloignée du Tortoise de Beacons of Ancerstorship), ou ailleurs plus délicate et harmonique.


99. Vladislav Delay - Isoviha

Redevenu actif ces dernières années avec son projet Ripatti, décliné en 2022 en Ripatti Deluxe le temps d’un Speed Demon joyeusement old school avec son breakbeat de rave épileptique, c’est via l’alias généralement plus ambient de Vladislav Delay que Sasu Ripatti fait finalement le lien entre ces deux facettes a priori antinomiques, une bien étrange mixture que celle de cet Isoviha qui passe au filtre happy hardcore ses nappes synthétiques distordues, saturées et déstructurées évoquant par moments, lorsqu’elles prennent le dessus sur les beats et autres cuts rythmiques ou s’en délestent carrément, le genre de soundscapes oniriques instables et mouvants que l’on apprécie tout particulièrement chez le Finlandais.


98. PRISM - Top Budget

Avec Billy Hasni aux guitares électriques, percussions et autres vocalises gutturales, l’electronica stellaire et métamorphe du Belge Christophe Bailleau laisse place à une inspiration nettement plus abrasive et bruitiste, tantôt psychédélique et tribale (Trip Ritual), ambient et insidieuse (Top Budget) ou pulsatile et radicale (Eat Heat Hit), à la croisée de l’indus, du harsh noise et du metal expérimental. Les amateurs de ces musiques extrêmes autant qu’immersives sachant mettre l’agression sonore au service de l’atmosphère y retrouveront assurément ce qu’ils apprécient chez Throbbing Gristle, Wolf Eyes et plus récemment Duma ou les passionnants noiseux futuristes du label Pharmafabrik (Ontervjabbit, Cadlag...) : un univers organique et mutant d’une densité impressionnante (Usine) et une propension au crescendo magnétique où stridences malaisantes, larsens hypnotiques, pulsations synthétiques entêtantes et riffs menaçants construisent de concert le genre de progressions presque narratives qui nous happent dans leur logique anxiogène pour nous emmener en territoire inconnu, sans répit pour les plus sombres replis de notre imagination, à l’image de Dinosaure et de ses 11 minutes terrassantes.


97. The Young Gods - Play Terry Riley In C

Composée il y a pas loin de 60 ans, l’oeuvre de Terry Riley fondatrice du minimalisme et conçue pour être interprétée par 35 musiciens réitère toute sa modernité hypnotique sous les doigts du trio de Fribourg. Ce dernier en fait une suite en flux tendu évoluant d’un krautrock cérébral à un post-rock plus dense et organique en passant par des incursions proches de l’électro tribale, d’un rock atmosphérique et psyché ou d’une musique de chambre répétitive pour percus cristallines évoquant l’esthétique de Steve Reich, qui fut justement l’un des tout premiers musiciens à interpréter In C dans les années 60. Un album magnétique, qui devrait fasciner longtemps les amateurs de polyrythmies et de batterie métamorphe.


96. Head - Le retour à la terre

Aux manettes du label GodHatesGod qui sortira dans quelques jours le 9e volume de ses compilations Anti f:Orm dédiées aux musiques expérimentales et atmosphériques de tous horizons (le genre de marronnier des fêtes de fin d’année qu’on adore, légèrement repoussé cette fois), Patrick Masson multiplie lui-même les directions musicales, que ce soit avec le duo Head ou son nouveau projet Intercelest en passe de sortir un premier album flirtant à en croire son premier extrait avec la techno berlinoise. Sur Le retour à la terre (et les compilations de relectures et d’inédits qui l’accompagnent), album bénéficiant des personnalités de plusieurs chanteuses invitées, on retrouve le goût plus typique du musicien belge pour une indus vocale à la fois frontale et radicale, abrasive et accessible, minimale et aventureuse, et ce sens du contrepied cohérent qui permet à l’album d’explorer différentes esthétiques (électroniques, ambient ou même trip-hop, plus ou moins cinématographiques ou déstructurées, syncopées ou anguleuses) tout en conservant un liant absolument prenant, transcendant la simple collection de chansons.


95. Chat Pile - God’s Country

La révélation metal/noise de ce cru 2022 nous vient d’Oklahoma City, terrain minier ou plutôt terrain miné pour ce quatuor dont l’humeur reflète l’environnement toxique qui l’a vu grandir. Leoluce vous en parle mieux que moi par ici mais en gros Chat Pile c’est de la rage et de la frustration mi déblatérées mi beuglées dans un état délirant oscillant entre fatigue, vindicte et désespoir, des riffs pollués aux métaux lourds tout en implosions saturées, une batterie qui martèle son nihilisme sans chichi, et au final une atmosphère glauque et fataliste qui emporte le morceau.


94. Diamanda Galás - Broken Gargoyles

Déjà plus de 40 ans de carrière dans l’avant-garde pour la performeuse américaine d’origine grecque qui aura notamment collaboré avec Iannis Xenakis, Barry Adamson des Bad Seeds, John Zorn, Recoil (projet expérimental de l’ex Depeche Mode, Alan Wilder) et j’en passe. Qu’à cela ne tienne, du haut de ses deux longues pièces sinistres et hantées pour 40 minutes de musique, Broken Gargoyles est toujours aussi jusqu’au-boutiste dans le malaise, le désespoir et la noirceur, véritable thrénodie dark ambient au chant de sorcière possédée qui parle d’épidémies meurtrières et d’horreur des guerres à travers les âges, comme pour renvoyer notre actualité anxiogène à une perpétuelle malédiction de l’humanité.


93. Félicia Atkinson - Image Langage

La co-fondatrice du label Shelter Press n’est jamais meilleure qu’à l’équilibre entre abstraction conceptuelle et pure musicalité mélancolique, entre intériorité et contemplation, en témoigne encore cet Image Langage dont l’ambient minimale, parfois presque atonale aux textes murmurés, référençant plusieurs femmes artistes du siècle passé (Georgia O’Keeffe, Sylvia Plath, Agnes Martin) avec lesquelles la Française partage un goût pour les lieux de retraite créative, sait s’ouvrir quand il le faut à des horizons plus vastes, laissant alors se déverser en nappes denses et texturées le spleen éthéré des claviers et des VST.


92. Qien Pudiera - O Colibri Mente

Enregistré par deux musiciennes mexicaines inconnues au bataillon, avec la participation de Christophe Bailleau (que vous retrouverez plus haut dans le classement) aux impros de synthés et autres nappes électroniques, ce premier album de Qien Pudiera est assurément l’un des trips les plus dépaysants de l’année écoulée. Au programme, des field recordings venus d’ailleurs sur deux longues suites tribal ambient évoquant quelque écosystème tropical vénusien peuplé d’oiseaux babillant, d’insectes surdimensionnés, et d’autochtones aux rites étranges dont les tambours et les chants étouffés se font entendre de la tombée de la nuit jusqu’au petit matin, à la clarté vert émeraude d’une demi-douzaine de lunes incandescentes tandis qu’au lointain les vagues refluent sans discontinuer sur une plage de galets bioluminescents.


91. Biosphere - Shortwave Memories

L’un de mes albums préférés de Geir Jenssen, peut-être pour les sonorités à la fois épaisse et "ligne claire" des synthés et drum machines vintage dont le Norvégien use sans en abuser sur ce Shortwave Memories qui n’a heureusement pas pour ambition de singer les productions 70s : l’épure du disque n’a en effet rien d’un minimalisme contraint mais évoque davantage une certaine scène electronica des 90s qui savait cultiver l’économie de moyens, un peu comme si Beaumont Hannant s’était essayé à la kosmische musik façon Tangerine Dream et consorts.


90. Deru - We Will Live On

Après l’imposant requiem drone de Torn in Two qui tirait sur certains morceaux vers une sensibilité néo-classique, nouveau changement de braquet pour l’ex beatmaker basé à Los Angeles puisque We Will Live On use en tout et pour tout d’un piano acoustique manipulé digitalement et de quelques synthés discrets pour explorer sur 10 titres aux allures de boîtes à musique fragiles et introspectives une mélancolie que l’on ne connaissait pas forcément au Californien. Incorporant les cliquetis des touches et autres bruits ambiants comme matière sonore à part entière, Deru invente ici un modern classical de l’isolation, bande-son idéale et non dénuée d’espoir pour notre époque de repli sur soi.


89. Inhum Awz & Innocent But Guilty - Away From Home

Première entrée dans ce classement pour le Bordelais Arnaud Chatelard qui n’en restera pas là, et pas seulement en tant qu’Innocent But Guilty. Associé au duo InhuM’AwZ dont je vous avais touché un mot par ici en 2021 (#48), le patron du label Foolish Records explore sur cet Away From Home une électro/ambient aux distos de synthés oniriques, sur 5 longs titres au feeling digital déjoué par une véritable dynamique d’organisme vivant qui respire, vit, se contorsionne, évolue et grandit au rythme presque cardiaque de pulsations downtempo hypnotiques.


88. Jam Baxter - Fetch The Poison

Avec ses beats profonds et ses instrus électroniques baroques et inquiétants signés Sumgii, Obscure Liqueurs avait (re)mis la barre très haut en 2021 pour le rappeur anglais. S’il est une fois encore très bien produit, quelque part entre trap classieuse et minimaliste et boom bap ténébreux aux accents synthétiques (essentiellement par un certain Forest DLG, Doctor Zygote des anciens compères de High Focus Records Strange U se chargeant quant à lui des deux interludes presque ambient Mama Cuishe et I Belong Elsewhere), Fetch The Poison est peut-être légèrement plus classique sans être routinier pour autant, un poil moins inspiré mais tout de même très réussi, un autre très bel écrin enfumé en somme pour le flow désabusé de Jam Baxter qui culmine sur le rétrofuturisme des excellents Ulidhani Minajali Manze et - surtout - All Sprawled Out In The City, peut-être les titres les plus réminiscents de l’univers du label High Focus pour celui qui semble désormais exilé pour de bon du côté de l’écurie Blah Records de Lee Scott.


87. Christophe Petchanatz - Penser

Entre deux jeux musicaux participatifs et autres Monotonies, ces morceaux tout sauf monotones qu’il partage via Bandcamp au fur et à mesure de leur enregistrement et compile régulièrement dans des Journaux, Christophe Petchanatz (aka Klimperei) revient régulièrement au format album. En 2021, ça avait notamment donné la collab Ghost Factory, véritable coup de coeur me concernant. Cette fois c’est en solo qu’on le retrouvait en novembre dernier avec Penser, dans une veine moins dronesque aux morceaux courts et immédiats évoquant plutôt des comptines semi-improvisées, miniatures baroques oscillant entre musique de chambre décalée, jazz déglingué, électronique hantée et musique concrète avec pour point commun cet étrange vibe à la fois atmosphérique, ludique et malaisante, à la croisée de la méditation introspective et de l’hallucination auditive.


86. Winged Wheel - No Island

Encore un disque bien classé de nos albums du mois (avril dernier cette fois) sur lequel je ne vais pas m’étendre de trop pour laisser parler plus connaisseur que moi. Le quatuor de Detroit fut en effet une découverte en ce qui me concerne, et du genre inclassable puisque de la motorik à la dream-pop en passant par l’ambient et le psychédélisme, les seules constantes chez ce groupe à l’univers très hypnotique, basé sur des motifs développés en itérations brumeuses et abrasives, semblent être l’intensité et la magnétisme de morceaux particulièrement texturés pour un projet "rock".


85. Jacaszek, Romke Kleefstra & Jan Kleefstra - It Deel I

La Pologne de Jacaszek rejoint les Pays-Bas des frères Kleefstra (Piiptsjilling, The Alvaret Ensemble) sur cette rencontre au sommet de trois pourvoyeurs d’ambient élégiaque, album craquelant, envoûtant, délicat mais non sans part d’ombre incarnée par les cordes du premier qui se font volontiers anxieuses voire inquiétantes entre deux lamentations évoquant notre rapport destructeur à la nature. Quant à la voix de Jan Kleefstra, elle récite comme souvent avec parcimonie, sur une moitié des titres de l’album, cette prose en hollandais dont on appréciera les sonorités entêtantes à défaut d’en saisir le sens.


84. Slagr - Linde

Même sur des années de moindre activité, le label norvégien Hubro arrive toujours à tirer son épingle du jeu avec une ou deux pépites de jazz aventureux au sens large. Cette fois c’est le trio d’Oslo Slagr qui se fait remarquer avec un sixième album aux mélodies cristallines et aux arrangements de cordes poignants, succédant à Building Instrument ou au Erlend Apneseth Trio avec le même genre d’hypersensibilité gracile, les violon et violoncelle d’Anne Hytta et Katrine Schiøtt dialoguant avec le vibraphone et les verres chantants d’Amund Sjølie Sveen avec un sens de l’espace et de la temporisation qui a finalement davantage à voir avec le classical ambient de labels tels que Bedroom Community ou Sonic Pieces.


83. OvO - Ignoto

Toujours au meilleur d’un metal indus mastodontique et malaisant qui laisse de l’espace aux atmosphères de catacombes et au grunt de goule carnassière de Stefania Pedretti, le duo transalpin dans la droite continuité de Miasma fait encore un pas vers le massif et le décharné avec Ignoto, croisant imprécations tribales, tabassages en règle entre noise-metal et post-punk, instrumentaux à la frontière d’un dark ambient électronique et doom caverneux aux frappes pachydermiques, celles bien sûr de Bruno Dorella, guitariste par ailleurs des passionnants Ronin.


82. Tom Skinner - Voices of Bishara

Le batteur de Sons of Kemet - et désormais The Smile, dont on reparlera bien sûr un peu (voire beaucoup) plus loin dans cette liste - à la tête d’un quintette où l’on retrouve notamment son compère Shabaka Hutchings des mêmes Sons of Kemet au saxo et à la clarinette basse, livrait en novembre chez International Anthem un premier album "solo" exigeant, entre densité jazz et délestage atmosphérique sur fond de violoncelle volontiers sombre et dissonant (celui de Kareem Dayes du combo d’afrojazz futuriste United Vibrations). Un peu de free (Bishara), un soupçon de groove capiteux (The Journey) et des plages hantées pas loin d’évoquer l’aspect le plus cinématographique d’Ornette Coleman (The Day After Tomorrow), de quoi faire de ce Voices of Bishara l’un des albums "jazz et apparentés" les plus singuliers et saisissants de cette année 2022.


81. Kode9 - Escapology

Ancien chante d’un dubstep enfumé associé au regretté The Spaceape, rappeur aux accents grime et dancehall, le patron d’Hyperdub n’a eu de cesse depuis de faire évoluer sa musique pour en arriver aujourd’hui au futurisme de cet Escapology, album qui dans un monde parfait aurait reçu cette année des éloges comparables aux réussites précoces de Flying Lotus. À la croisée du click & cut, de la drum’n’bass, du sound design SF, d’une IDM dysrythmique et d’une ambient psyché/gothique, l’album file à cent à l’heure (en taxi volant) sans en oublier l’atmosphère sur le bord de la route (la voie des airs donc) et invente véritablement un langage qui n’attend que de grandir et faire grandir la bass music comme celui d’un Prefuse 73 à l’époque des prémices du glitch-hop.