Bilan 2015, un casse-tête chinois - part 7 : Albums #50 - #41

Toujours depuis Shanghai où les vacances du nouvel an chinois me laissent encore moins de temps que d’habitude pour alimenter ces colonnes, je ne m’avoue pas vaincu. Oui, ceci est un bilan de l’année 2015. Oui, nous sommes en février 2016. Oui, un peu de recul c’est bien aussi, parfois... ça pourrait peut-être même éviter à certains de claquer un Miguel ou un Grimes dans un top ten alors qu’ils vous chroniquent un bon millier de disques plus intéressants dans l’année. Mais on vous rassure, pas de ça chez nous : même le bashing en fin d’article ça se mérite... un peu.





50. Oiseaux-Tempête - Utöpiya ?


"Post-rock pas mort" on vous fait le coup chaque année mais c’est d’autant plus vrai avec le projet d’Oberland et Pigneul, qui entre progressions dramatiques et digressions jazzy, field recordings ethniques et monologues plombés, requiems pianistiques et montées de tension pelées, picking mélancolique et tempêtes de bruit blanc, reprend les choses là où le label Constellation de la grande époque les avaient laissées. Narrativement ambitieux, musicalement exaltant sans jamais tomber dans l’ostentation des cohortes de charognards qui dépouillent le genre de sa belle singularité depuis une bonne quinzaine d’années, Utöpiya ? transforme donc l’essai du très prometteur éponyme de 2013 en moins conceptuel mais tout aussi évocateur.





49. Jim O’Rourke - Simple Songs


"Avec leur songriting frontal mais pas simpliste pour autant, leurs riffs de guitares à l’ancienne et leurs incursions intimistes soulignées d’arrangements alt-country (These Hands, métaphore de nos illusions de contrôle dont les chœurs évoquent discrètement ELO ; la ballade End Of The Road entre introspection dépouillée et pics d’intensité orchestrés), ces huit titres rendent ses lettres de noblesse depuis longtemps perdues à un classic rock taillé dans l’americana et la pop psyché d’outre-Atlantique les plus mélangeuses des 60s/70s, de Nilsson à The Band, au diapason d’un timbre de voix vieillissant aux intonations parfois presque dylaniennes. Un futur classique, qui gratte certes dans le fond des vieux pots mais les accommode à sa sauce, cette fois moins alambiquée que superbement étoffée."


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48. Ekca Liena - Graduals


Il l’a prouvé au côté de Talvihorros ou Spheruleus comme en solo et en tant que Plurals, l’Anglais Daniel W J Mackenzie est l’un des grands astronautes méconnus de la galaxie drone ambient. Avec ses progressions épurées où synthés élégiaques, idiophones chamaniques et distos oniriques précipitent l’érosion d’un paysage martien déjà ravagé par les tempêtes de sable et par les pluies acides, Graduals est un nouveau sommet dans la disco à découvrir d’urgence de ce pourvoyeur d’images mentales cosmogoniques.





47. Merzbow, Mats Gustafsson, Balázs Pándi & Thurston Moore - Cuts Of Guilt, Cuts Deeper / Merzbow + Xiu Xiu - Merzxiu


120 minutes d’abrasion sonique à elles deux, ces collaborations ont montré deux facettes radicalement opposées de ce qui intéresse Merzbow aujourd’hui et rend justement la radicalité du pionnier harsh noise japonais plus intéressante que jamais : malmenant aux machines le chaos mental déjà bien vivace de Gustafsson au saxo névrosé, Pándi aux spasmes percussifs et Thurston Moore à la guitare schizo sur Cuts Of Guilt, Cuts Deeper, ou construisant patiemment dans un crescendo de stridences et de crépitements les atmosphères angoissées puis carrément épouvantées d’un Merzxiu qui doit tout autant à l’anxiété chronique de Jamie Stewart - lequel après la pop déglinguée de Xiu Xiu et la coldwave de Former Ghosts ajoute une nouvelle corde dissonante à son arc. Autant dire qu’on est loin de la posture trop nihiliste qui entachait certaines sorties solo d’un musicien dont l’obsession bruitiste gagne à être canalisée.







46. Akhlys - The Dreaming I


Maniant à lui seul guitares déliquescentes, basse, claviers, growl malsain et autres sinistres effets avec l’unique appui d’un certain Ain aux percussions, Naas Alcamet de Nightbringer se rallie d’emblée dans la furie cosmique de ce nouveau projet à cette vague de groupes apportant au metal une densité atmosphérique inédite, d’Ævangelist à Terra Tenebrosa en passant par Nihill ou The Body. Pas étonnant que The Dreaming I s’ouvre et se referme sur plusieurs minutes de dark ambient glauque aux relents lovecraftiens, versant dans l’intervalle sans la moindre retenue dans un déluge épileptique de cauchemars occultes comme on aimerait en affronter plus souvent.





45. Ah ! Kosmos - Bastards


La recrue istanbuliote du label Denovali s’appelle Başak Günak et l’on n’a sûrement pas fini de parler de son trip-hop 2.0 où copulent IDM organique, électro-pop gracile, dubstep lyrique et les rêveries somatiques définitivement en avance sur leur temps des trois premiers albums de Leila. Spleenétique et galvanisant, hypnotique et luxuriant, ce bien-nommé Bastards fait preuve de la même classe naturelle dans le mariage de l’électronique et d’une instrumentation plus classique que les compagnons de label John Lemke (cf. #65) ou Greg Haines deux ans auparavant sur l’impressionnant Where We Were.





44. Billy Woods - Today, I Wrote Nothing


"Des beats urbains dark et oppressants, des boucles d’électro ou de dub nébuleux, des circonvolutions jazzy, pianotages libertaires ou synthés menaçants, une production subtile télescopant sans discontinuer pesanteur et légèreté quasi impressionniste, coolitude et tension, densité et économie de moyens, le tout couronné par un flow ultra-déterminé... Today, I Wrote Nothing est minimaliste et plein comme un œuf, inventif et sans concession, sincère jusqu’à la nausée, flirtant par moments avec le chaos pour mieux retrouver l’instant d’après ce sens du tranchant brut et habité qu’on vous vante depuis deux ans déjà, à se demander comment Billy Woods, bien épaulé sur ce 5e opus par Elucid son compère et producteur d’Armand Hammer et leur homme de l’ombre Messiah Musik, n’est pas encore devenu le nouveau rappeur culte de toute cette génération qui fait doucement le deuil des El-P, Sole et autre Aesop Rock."


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43. Alva Noto - Xerrox Vol. 3


Célébré ces jours-ci pour sa participation à la BO de l’excellent The Revenant au côté du compère Ryuichi Sakamoto et de Bryce Dessner de The National, Carsten Nicolai nous livrait l’an dernier un Xerrox presque mineur au regard des précédents volets de cette trilogie d’abstractions statiques aux faux-airs de soundtrack onirique pour futur dystopique. En dépit de ses infrabasses orageuses et d’une pincée de pulsations lo-fi (Helm Transphaser), ce Vol. 3 se distingue par ses emprunts plus discrets voire absents au microglitch et autres expérimentations électroniques alambiquées, au profit d’un drone nébuleux moins abrasif et moins puissamment contrasté mais tout aussi fascinant de lyrisme anxieux et stratosphérique... et, sans surprise, de plus en plus cinématographique.





Hors classement : The Oscillation - Beyond The Mirror (Rare And Unreleased Tracks)


En attendant le vrai nouvel opus du projet de Demian Castellanos qui fêtera ses dix ans cette année, cette compil de faces-B se devait d’être mentionnée, même à la 42e place et demie. Car l’Anglais comme à son habitude (cf. ici ou ) nous livre avec ces huit épopées enfumées au groove incandescent un concentré de tout ce que le krautrock, le psychédélisme et la kosmische musik ont engendré de meilleur, passés au filtre du shoegaze, de l’électronique et d’un talent unique pour les murs de son abyssaux.





42. Wrekmeister Harmonies - Night Of Your Ascension


Respectivement inspirés par les madrigals funèbres du prince italien Don Carlo Gesualdo di Venosa, compositeur baroque du XVIe siècle connu pour avoir tué et mutilé sa femme et l’amant de celle-ci avant d’être acquitté, et par le meurtre en prison du prêtre pédophile John J. Geoghan, les deux longs instrumentaux de ce troisième opus du projet à géométrie variable chapeauté par le Chicagoan J.R. Robinson ne font pas dans la rigolade. Épaulé par une trentaine de musiciens - dont Marissa Nadler aux polyphonies vocales moyenâgeuses d’un Night Of Your Ascension passant en 32 minutes du cantique cafardeux à la marche doomesque, et Chip King (The Body, pour une seconde mention sur les quatre que comptera ce bilan) aux cris d’épouvante clôturant dans un déferlement de tourments saturés la complainte metal-ambient Run Priest Run -, le successeur du très bon Then It All Came Down nous en remet une couche dans l’ode mystique à la part de ténèbres qui s’insinue parfois dans les recoins des âmes même les plus dévouées au sacré.





41. Vessels - Dilate


"Le quintette de Leeds poursuit la mue, ou devrait-on dire la métamorphose entamée sur l’excellent EP Elliptic, le post-rock matheux entre feu et glace passant au second plan de l’électronique jusqu’ici discrète pour flirter avec la techno hypnotique et métissée du label Tri Angle, les envolées électro mélodiques du Jon Hopkins circa 2009 et les progressions post-rock-house rêveuses de port-royal (cf. Beautiful You Me), se payant même le luxe de surclasser l’une après l’autre ces respectables références. Beats sourds et nappes dreamy imposant leur patte deep et virevoltante à la fois dès l’entame Vertical avant que l’énorme Elliptic avec ses claviers au souffle lyrique et autres digressions tribales ne vienne, hum, dilater les frontières de cet univers neuf."


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N’attendez plus, ils n’y seront pas :

- Kendrick Lamar - To Pimp A Butterfly

Certes, il y a des tas de rappeurs mainstream plus surestimés et moins estimables que le Californien. Mais au contraire des Drake, Chance The Rapper, Young Thug et autres clowns à peine pubères d’un rap game où plus personne ne semble capable de faire la différence entre élégance et racolage, pas même les gros zines indie rock qui ne sont jamais les derniers à vanter les mérites du dernier imposteur à la mode, Lamar jouit d’une réputation qui dépasse largement le cadre des fanatiques et des hipsters. Alors oui, OK, on s’en tamponne un peu d’un pseudo-activiste pété de thunes qui joue dans des pubs pour Reebok et donne dans le duo FM avec l’ignoble Taylor Swift... sauf que les bulldozers bling-bling qui cachent la forêt d’une scène indie et underground en pleine résurrection - et contribuent malheureusement à la détruire un peu en fixant au ras de l’égout les standards de ce que tout le monde aujourd’hui semble considérer comme du hip-hop de qualité -, ben moi ça me donne la nausée. Un peu comme ce troisième LP : entre un pillage R’n’Bisant des Soulquarians, un pseudo-lyrisme poussif à la Kanye, la récupération superficielle d’une culture jazz infiniment mieux digérée par des dizaines de groupes depuis les années 80, un discours impossible à prendre au sérieux tant il multiplie les clichés autocomplaisants sur la fierté black et le succès soi-disant mérité des self-made men du hip-hop à bagouzes, interview de Tupac à l’appui... à moins d’être né après 95, de n’avoir jamais écouté de nu-soul et d’avoir tété Pitchfork au berceau jusqu’à se purger le cœur et le cerveau de tout concept d’intégrité et de bon goût, on ne retiendra guère de To Pimp A Butterfly qu’un morceau, How Much A Dollar Cost, inspiré à bien des égards par le Pyramid Song de Radiohead. Quant à la production liquide de Flying Lotus et Thundercat sur le Westley’s Theory d’ouverture, elle ne parvient pas à sauver le morceau d’un flow déjà à peine supportable chez FlyLo.

- Tame Impala - Currents / Pond - Man It Feels Like Space Again

Partageant deux membres avec le line-up d’origine de Tame Impala (Jay Watson restant aujourd’hui le dernier trait-d’union entre les deux formations australiennes), Pond réussissait plutôt bien jusqu’ici à faire oublier la débandade de ses compères de Perth avec son psychédélisme électrique à la fois heavy et planant pas si éloigné de l’excellent Innerspeaker de ces derniers. Malheureusement, quoique toujours bien supérieur au boursoufflé Lonerism, ce sixième opus fait dans le sous-Flaming Lips dégoulinant d’effets poussifs et de digressions kitsch. Quant au Currents dont tout le monde nous a rebattu les cages à miel à l’heure des bilans de fin d’année (comprendre en octobre dernier puisque les gratteux barbus chics à pantalons taille basse et chemises de bûcheron s’y prennent désormais deux mois à l’avance, on ne peut pas tout écouter c’est bien connu, surtout ce que les labels ne paient pas à coups d’encarts pub), à moins de vouloir emballer sur un dancefloor désert des années 80, effectivement il y a de quoi débander sévère.

- Deerhunter - Fading Frontier

Un bon disque de pop planante électrique et décontractée qui relève le niveau d’une discographie hautement surestimée, bien en-deçà de celle de l’alter-ego Atlas Sound. Si Fading Frontier est peut-être le meilleur Deerhunter depuis le shoegazeux Cryptograms de 2007, ca n’en valait pas autant le centième des lauriers récoltés cette année encore par Bradford Cox, qui se prend un peu trop pour Spiritualized sans avoir les moyens de son ambition en terme de songwriting ou même de production.