Bilan 2015, un casse-tête chinois - part 9 : Albums #30 - #21

C’est la valse des genres et on n’y danse pas rond dans cette antépénultième tranche de mon bilan LPs, de twists martiens en gigues vaudou en ballets post-contemporains en bacchanales de 1 et de 0. Accrochez-vous !





Hors classement : Max Richter - Sleep / From Sleep


Honnêtement, s’il y a une œuvre de Max Richter qui m’a accompagné intimement cette année, ça n’est pas Sleep et ses 8 heures (!) de variations néoclassiques tout en piano pudique, cordes élégiaques et chœurs irréels, qui a condition de l’écouter par tranches suffisamment conséquentes pour faciliter l’immersion (l’idéal serait en 4 fois, 1-10, 11-19, 20-23 et 24-31 par exemple, mais j’admets qu’il faut avoir le temps) brille non pas par son concept fumeux d’accompagner les phases du sommeil mais par sa capacité à induire un état de mélancolie proche de l’empathie. Non, si je ne devais en garder qu’une, ça ne serait pas même From Sleep, listener’s digest du coffret 8 CDs qui tente d’en condenser l’atmosphère spleenétique en une heure et y parvient partiellement grâce à l’accent porté sur le thème Path/Constellation et sa douloureuse mélodie susurrée par la soprano Grace Davidson. Il s’agirait assurément du score de la série The Leftovers, OVNI lynchien du petit écran à la hauteur de Lost (du même auteur) dont le souffle tragique doit beaucoup au lyrisme des compositions du Germano-Britannique, flirtant avec la musique sacrée et que seuls égalent sur Sleep les bouleversants Return/If You Came This Way/Nor Earth, Nor Boundless Sea, évocateurs de ce puits de tristesse au fond duquel Patti Levin rend à Kevin Garvey la conscience de ses sentiments occultés par une midlife crisis post-apocalyptique dans International Assassin, épisode TV le plus sidérant de la décennie. La BO de la saison 2 reprenant plus ou moins celle de la précédente datée de 2014, tant pis pour la tranche #1 à #10 que Richter aurait très probablement occupée le cas échéant.





30. Kreng - The Summoner


"Fidèle à Miasmah, le Belge Pepijn Caudron livre un troisième opus austère et habité, album de deuil dont la progression solennelle et désespérée depuis les premiers stages du déni et de la colère jusqu’à la douloureuse acceptation, toute en piano sensible et arrangements feutrée, en passant par l’inévitable dépression est dédiée à plusieurs amis proches décédés l’an dernier. Dominé par les crissements névrosés et autres crescendos plombés d’un ensemble de cordes évoquant l’angoisse cosmique de Ligeti (le grondant Anger) voire les cauchemars de Penderecki (le final de Denial), The Summoner marque une nette rupture avec l’hantologie expressionniste et baroque coutumière à ce metteur en son de théâtre contemporain, privilégiant aux multiples samples cinématographiques ou jazzy qui émaillaient les cauchemars de ses flippants - et fabuleux - prédécesseurs L’Autopsie Phénoménale de Dieu et Grimoire une instrumentation live sobre et rampante."


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29. Father John Misty - I Love You, Honeybear


"A poil comme jamais avec ces chansons aussi crues dans leur dimension romantique que pour leurs aspects politiques, Josh Tillman enchaîne d’emblée complainte ironique et désespérée aux orchestrations terrassantes (I Love You, Honeybear), love song décalée tous cuivres latins et cordes capiteuses en avant (Chateau Lobby #4), classique instantané de lyrisme 60s (The Night Josh Tillman Came To Our Apt.) et même une incursion chillwave sonnant comme si les Pet Shop Boys avaient patienté une décennie pour demander à Dntel d’enluminer leur Behaviour de scintillements impressionnistes (True Affection). Autant dire que l’album démarre sous les meilleurs auspices mais contre toute attente et après quelques titres légèrement en-deçà, I Love You, Honeybear réussit le petit exploit de rallier les mêmes sommets, de l’incandescent The Ideal Husband au simple et poignant I Went To The Store One Day en passant par le tragi-comique Bored In The USA ou surtout Holy Shit et sa mélodie à tomber, guitare-piano-voix il n’en faut pas plus quand l’inspiration crève le plafond alors que dire quand cordes flamboyantes et chœurs démesurés viennent transcender cette ode à l’humain face au poids des dogmes, au vide des concepts et au chaos du monde ?"


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28. Ceschi & Factor - Broken Bone Ballads


Celui-là il marche au coup de cœur pur sucre, on aime ou on déteste et aucun doute que les rap kids biberonnés au cynisme US, qu’il soit underground et crépusculaire ou mainstream et clinquant (ou faussement l’un pour devenir vraiment l’autre), choisiront la deuxième option. Parce qu’entre le storytelling sensible, confessions de rescapé des galères (fracture de l’humérus, décès de proches, prison pour possession de marijuana, procès sans fin et gouffre financier, n’en jetez plus), les espoirs, coups de gueule, bonnes volontés et autres élans de solidarité, Broken Bone Ballads c’est l’album alt-rap canadien par excellence, bécotant la pop et les guitares en bois, et si l’aventure se termine façon vieux motards qu’on aimait sur une profession de foi de vétérans indie-hip-hop qui met tout le monde d’accord (Ceschi x Sage Francis, ça en fait de la bidoche et de la pilosité faut dire), le reste de l’album ose tout à fait le genre d’envolées de lyrisme soulful (l’irrésistible This Won’t Last Forever) et autres ballades acoustiques bien emo (One Hundred Dragonflies) que l’on se plairait à haïr si ce n’etait Ceschi aux micro et Factor aux manettes, la magie ça ne s’improvise pas. Car des cuivres exaltés du refrain de Choke Parade à la protest song surréaliste Bite Through Stone envoyée dans les cieux par les arrangements acoustiques d’un autre magicien du nom de William Ryan Fritch, en passant par le souffle choral d’un Say Something aux faux-airs de Decemberists d’antan ou le dub romantique de Kurzweil, il en fallait de la sincérité et du talent pour éviter le casse-gueule, plus encore pour emballer le chaland. Et puis quand même, coller un vocoder hideux sur Beauty For Bosses pour introduire la ligne "This will sound better when I’m dead", ça vaut son pesant d’ironie à l’ère des Kanye en carton.


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27. Benoit Pioulard - Sonnet


Alternant toujours sortie après sortie monolithes dronesques et recueils de folk embrumée, c’est du côté texturé de la force que le trentenaire michiganais de l’écurie Kranky remettait le couvert l’an dernier, de masses orageuses en vapeurs d’éther saturées irradiant de reverb sous un soleil de plomb. A Shade of Celadon, dream-pop opaque sur fond de hiss à la Grouper, constitue cette fois la seule et unique incursion chantée mais si les mélodies qui faisaient tout le prix de son premier et meilleur disque se font ici discrètes derrière les nappes de bruit statique et autres harmonies stratosphériques aux distos intrigantes (une étrangeté qui n’est pas sans évoquer les ambiances des vieux Boards of Canada même si musicalement cela n’a bien sûr rien à voir), c’est bel et bien la même matière de rêve que travaille l’auteur de Précis sur ce Sonnet immersif et vertigineux tel un mirage où cieux et océan se reflètent mutuellement à l’infini de l’horizon.





26. Sarah Kirkland Snider - Unremembered


Il aura fallu à la New-Yorkaise pas moins de quatre ans pour réaliser le successeur de Penelope, qui en retrouve l’ambition narrative en mettant en musique les chroniques de jeunesse rurale sombres et surréalistes de l’écrivain et dessinateur Nathaniel Bellows, confiés au même casting vocal et à un super-orchestre composé de membres des ensembles contemporains So Percussion, Alarm Will Sound ou encore ACME pour accoucher d’une bande originale imaginaire dont les volutes de cordes aux harmonies troublantes, les chœurs tumultueux, carillons de contes de fées noirs et autres percus menaçantes évoquent autant Howard Shore que Danny Elfman à leur meilleur. Hanté par l’horreur sous-jacente des souvenirs occultés de l’enfance, la fin de l’innocence et l’ombre incomprise de la mort, Unremembered gagne paradoxalement en intensité par rapport à l’opus précédent en délaissant l’influence du post-rock pour embrasser pleinement son concept musical d’oratorio baroque, où les tourments opératiques de Shara Worden (My Brightest Diamond) et les psychoses atonales de DM Stith s’opposent dans un maelstrom d’émotions et de raisonnements discordants au lyrisme apaisant de Padma Newsome (Clogs).





25. Esmerine - Lost Voices


Des majestueuses ballades chamber-folk de La Lechuza déjà émaillées d’éclats post-rock et de motifs polyrythmiques façon Steve Reich aux élégies orchestrales ethno-rock tout aussi poignantes de Dalmak, quelque part entre Gustavo Santaolalla et A Silver Mt. Zion, la mue d’Esmerine laissait augurer du meilleur pour l’une des dernières formations véritablement captivantes du label Constellation. On ne s’y était pas trompé, l’ensemble emmené par Beckie Foon, ancienne des ASMZ précédemment cités et Bruce Cawdron (ex GY !BE - ils auront tout deux su quitter le navire à temps) tirant le meilleur de ces deux tendances pour livrer le chef-d’œuvre nomade le plus ample, envoûtant, habité du combo canadien à ce jour.





24. 3:33 - White Room


Venu d’un abstract expérimental et mystique déjà bien trempé dans l’indus, le vaudou et les BOs de John Carpenter, le collectif ricain 3:33 avait fini sa course en 2013 sur la dichotomie d’un Bicameral Vein en forme d’hommage oppressant au hip-hop de Cannibal Ox et de son faux-jumeau Bicameral Brain encore plus hallucinatoire, atmosphérique et malaisant. Jusqu’au-boutistes comme jamais sur The White Room, les mystérieux producteurs new-jersiens en arrivent désormais à délaisser ces drums lo-fi qui claquaient sur toutes leurs sorties depuis 2011 pour mieux dérouler leurs dark ambiances rituelles sur deux faces de cassette dont les instrumentaux emboîtés empruntent au jazz, au harsh noise, à la vague minimal synth ou au drone du côté obscur dans un flux sur-conscient suant l’expérience extra-corporelle.





23. Banabila & Machinefabriek - Error Log


Pour leur troisième collaboration en trois ans, les Néerlandais Michel Banabila et Rutger Zuydervelt s’abandonnent à l’envers flippé du glitch-ambient et du field recording, samplant les contributions d’une demi-douzaine d’instrumentistes aux chœurs, cordes et vents en vue de les accoupler à leur monstrueuse machinerie futuriste où copulent sur Animal bleeps tachyrdiques, percussions chaotiques, interférences statiques et rebonds de balle de ping-pong. Ne trouvant d’abord le repos qu’à l’occasion d’une respiration acoustique dominée par le spleen des violons, ce sont pourtant bien ces derniers qui nous plongent dans l’effroi sur Stemmenspel avant qu’un morceau-titre de près de 20 minutes vienne faire basculer dans la plus totale abstraction dystopique cette symphonie cauchemardesque pour câbles, oscillateurs, pistons et circuits imprimés.





22. Frank Riggio - Psychexcess II - Futurism


Second volet de la trilogie cinématographique dédiée par le beatmaker toulousain au dépassement des frontières du temps et de l’esprit qui lui aura pris quatre années de travaux, Futurism privilégie dans un format de morceaux plus restreint les collisions rampantes aux très lyriques plongées électro-orchestrales du volet précédent, phagocytant IDM organique, cordes arabisantes, post-dubstep onirique, techno décadente et drone ambient cosmique pour les restituer en miniatures mutantes amalgamées à la façon d’un Flying Lotus circa 2008. Le réminiscent Back To Presentism vient d’ailleurs corroborer en fin d’album cette idée d’interpénétration - du familier et de l’inconnu, du minimaliste et du luxuriant, de l’efficacité rythmique et de l’expérimentation texturelle, du cohésif et de l’infiniment changeant, illustrant par là même son concept de cycle de vie dont la constante réinvention n’est finalement qu’un éternel recommencement soumis à l’expansion technologique et créative de l’univers des possibilités.





21. Natural Snow Buildings - Terror’s Horns/The Ladder


Coutumiers des chansons de geste hors format à la croisée d’une ambient fantasmagorique et d’une folk mystico-médiévale, Natural Snow Buildings c’est un peu notre Current 93 bourguignon, en encore plus confidentiel et DIY. Première sortie de Mehdi Ameziane (Twinsistermoon) et Solange Gularte (Isengrind) depuis l’excellent Waves Of The Random Sea de 2011 qui ne soit pas un live, une réédition ou un tour CD (on vous engage tout de même à jeter une oreille à Chants Of Niflheim, Beyond The Veil ou au récent The Night Country, bijoux lo-fi ésotériques édités à une poignée d’exemplaires et néanmoins albums à part entière), Terror’s Horns s’accompagnait dans son premier pressage limité à 32 exemplaires de l’album jumeau The Ladder, et l’ensemble rivalise sans peine avec la puissance d’évocation des Swans de The Seer qui auraient mis leur sens du crescendo dramaturgique et de la cavalcade crépusculaire au profit d’une sombre histoire de rites astrologiques et de chasse aux sorcières, avant de verser, sur The Ladder donc, dans un drone folk stellaire plus transcendantal convoquant autant les courants de conscience de Windy & Carl que les grands espaces lunaires de Barn Owl.


N’attendez plus, ils n’y seront pas :

- Sufjan Stevens - Carrie & Lowell

Moi pas comprendre. Comment être fan du bonhomme et porter cet album aux nues comme s’il s’agissait de l’une de ses meilleures sorties, alors qu’aucune de ces chansons ne serait digne de figurer sur Seven Swans, sur Michigan ou même The Avalanche, ne parlons même pas d’ Illinois. C’est sûr, par rapport au gloubiboulguesque The Age of Adz, il y a de l’amélioration. Sufjan nous ressort les banjos et les guitares en bois pour refaire ce qu’il sait faire de mieux. Le problème c’est qu’il le fait moins bien. Sans arrangements qui font décoller l’émotion malgré quelques chœurs trop ouvertement destinés à faire pleurer dans les chaumières pour avoir l’effet escompté, sans mélodies qui vous lacèrent le palpitant, sans relief dans la production (à mois de s’extasier sur la répétition ad libitum d’un blip électronique), sans progression d’ensemble, musicalement j’entends. Certes c’est personnel, intime, douloureux, tout ce qu’on veut, comme des milliers d’autres albums en somme. Mais c’est aussi très plat et au bout de trois titres on s’ennuie comme à un dîner chez les beaux-parents.

- Julia Holter - Have You In My Wilderness

Je n’aimais déjà pas Julia Holter quand elle donnait dans l’ambient-pop arty pseudo expérimentale kitsch. Depuis Loud City Song il y a du mieux, on a droit à du Kate Bush 2.0 avec de la vraie mélodie dedans et même ce coup-ci des violons classieux tranchant avec les minauderies vocales toujours un peu gonflantes de la Californienne (quand elle ne fait pas de rétention d’émotion pour sonner neurasthénique, la nouvelle définition du cool selon Pitchfork et compagnie). C’est pas totalement dégueulasse mais de là à ce que ça ait un quelconque intérêt, quand on peut écouter à la place Felix, Heather Woods Broderick, Linda Perhacs, Promise and The Monster, Jenny Hval (bon, pas le dernier album qui est un semi-ratage), même les deux premiers St Vincent (soyons fous) et des tas d’autres artistes dont la pop baroque s’autorise moult enluminures vocales et arabesques mélodiques sans tomber dans le maniérisme ou tremper leur cuillère dans les vieilles soupes rances des années 80... voilà voilà, quoi.

- Jamie xx - In Colour

Mauvais plagieurs des Young Marbles Giants et autre Cure, les XX seront de retour cette année pour affoler les hipsters avides de neurasthénie et de tristesse en toc. Dans la foulée de son remix album sans intérêt du I’m New Here de Scott-Heron, Jamie xx - vous savez, le p’tit gars dont on lit partout qu’il sort du même lycée que Burial, Four Tet ou Hot Chip histoire de justifier les nominations aux Grammy - réussissait l’exploit de générer un consensus encore plus mou, incompréhensible et embarrassant que celui de son groupe avec ce recueil électro sans queue ni tête navigant entre rebut de Skrillex pour bobos, house-pop mielleuse, r’n’b prépubère à synthés crayola et ce que l’on pourrait qualifier faute de mieux de dream-dubstep caribéen hédoniste, un genre qui ne devrait décidément pas exister.