2021 par le bon bout - 100 albums, part 7 : #40 à #31

En 2021, bien des routes menaient à la médiocrité et à l’uniformisation, mais évidemment pas sur IRM ! Riche en chemins de traverse et en bifurcations inattendues, cette sélection de 100 LPs chroniqués pour moitié seulement dans nos pages cette année devrait rassurer les blasés de la prescription calibrée sur la vitalité de la création musicale dans les recoins les plus féconds et trop souvent inexplorés du labyrinthe des sorties.






40. Grosso Gadgetto - World Ruled By Big Pigs

Full disclosure : la première mais certainement pas la dernière apparition du Villeurbannais Grosso Gadgetto dans ce bilan annuel, et je ne fais pas référence qu’à WHY, sa collaboration avec Philippe Neau mentionnée ci-dessous mais bien à la suite, sur albums comme sur EPs, c’est dire le nombre et surtout la qualité de ses sorties ces derniers mois. World Ruled By Big Pigs, avec ses instrus à la croisée de l’électro-indus et d’un hip-hop abrasif et ténébreux, est peut-être la plus typique, charge virulente contre les profiteurs sans scrupule de ce monde dont la noirceur n’a d’égale que l’intensité oppressante, y compris lorsque les beats laissent place aux tournoiements des radiations d’antimatière (le dark ambient minimaliste d’Under the Bombs) ou lorsque s’invite le spoken word à la fois carnassier et presque décontracté d’un certain Gremlins (The Voice). On pense au Little Johnny de Company Flow (l’abstract Bastard et ses scratches virevoltants sur fond de motifs synthétiques malaisants), à Scorn et à ses atmosphères à couper au couteau (Gas For People), au noise rap de Techno Animal (Conspiracy Theory), aux textures papier-de-verre de Dälek (le lancinant Advanced Homicide) ou même ponctuellement au metal indus de Godflesh (The Prey), autant de références qui devraient s’avérer écrasantes et pourtant il n’en rien, tant Christian Gonzalez est devenu maître absolu de ce sillon sans concession qu’il creuse lui-même depuis plus de 15 ans.


39. From the Mouth of the Sun - Light Caught The Edges

Toujours adeptes des crescendos patients à l’impact émotionnel d’autant plus gratifiant, Aaron Martin et Dag Rosenqvist ouvrent sur ce 4e opus leur ambient/post-rock orchestral aux synthés rétro-futuristes et autres arpeggiators délicats qui en impriment l’irrésistible dynamique sous les tourbillons de cordes au lyrisme capiteux (For a Moment We Were Weightless, Memory of Crashing Waves) ou en densifient les élégies dronesques (Ashen, The Warmth Falls In) et autres incursions plus méditatives et proches du classical ambient, tel que ce Landing in the Dark au piano affligé. La batterie est également de mise, sur l’intense I Draw You Close ou cet étonnant Breaking Light aux envolées saxophoniques signées Lisen Rylander Löve dont l’équilibre entre post-rock canal historique et improvisation jazz s’avère assez parfait, et les respirations font aussi leur petit effet, des field recordings bucoliques de Reflection’s Center aux multiples introductions menant à ces déferlantes à la fois sensibles et viscérales dont l’Américain et le Suédois ont le secret. Un petit chef-d’oeuvre de plus à mettre au crédit de leur fructueuse collaboration avec le label Lost Tribe Sound, dont on reparlera tout en haut de ce classement.


38. Jute Gyte - Helian

"On en parlait dans notre IRM Podcast #10, Jute Gyte est le projet d’Adam Kalmbach, volontairement maintenu sous les radars par une absence totale d’infos en ligne ou de présence sur les réseaux sociaux, mais deux fois mentionné en bonne place dans nos tops metal collégiaux en 2017 et 2019. Toujours aussi mythologique, nihiliste et malsain, le black metal déglingué de l’Américain nourri aux théories de la musique contemporaine, à l’atonalité et aux univers de piliers des musiques expérimentales tels que Coil ou Nurse With Wound, se déploie d’abord sur un Helian I de près de 20 minutes, dont seul le grunt de damné semble vouloir lier les mouvements et tiroirs successifs. Ce titre issu d’un split de 2018 est ensuite déconstruit par le musicien sur deux autres morceaux fleuves plus atmosphériques et abstraits mais tout aussi abrasifs et inconfortables, lesquels piochent également dans les deux-tiers non utilisés à l’époque du matériel vocal inspiré du poème Helian de l’Autrichien Georg Trakl donnant son titre à ce disque singulier, qui ne choisit pas entre blast beats martiaux, guitares dissonantes et liquéfiées, textures dark ambient et crescendos harsh noise pour orchestre de tronçonneuses, perceuses et scies sauteuses."


37. G. Lolli - Il reste la douleur

"Bernard, l’est innocent..." De l’affaire Grégory, marquée par ses dysfonctionnements judiciaires et son indécent feuilleton médiatique, jamais véritablement élucidée malgré ses régulières ressorties du placard par une justice en quête de rédemption pour de nouvelles mises en examen ou tentatives d’analyses ADN, il ne reste aujourd’hui que la douleur. Une douleur que Geoffrey Lolli, sur cet album-concept narratif devant autant à Air ou à Gainsbourg (sans les paroles) qu’à John Carpenter, mêle aux samples de journaux TV, aux rondeurs French Touch du côté obscur et à la tension des arpeggiators cinématographiques et des synthés gothiques, signant une sorte de requiem d’images mentales à la mémoire de toutes les victimes de cette sordide histoire, du petit Grégory rejeté par la Vologne et pour lequel justice n’a toujours pas été rendu plus de 37 ans après, jusqu’au juge d’instruction Jean-Michel Lambert récemment suicidé après des années de remords et de controverses, autant qu’une plongée dans son atmosphère énigmatique de polar rural faite de lettre anonymes, de rancunes familiales et de mensonges aux non-dits insidieux. Pour le reste, on en parle très bien chez Des Cendres à la Cave et dans notre bilan des albums de l’été, il ne vous reste donc plus qu’à l’écouter si ce n’est déjà fait !


36. Lucy Railton & Kit Downes - Subaerial

Aboutissement de 13 ans de collaboration, Subaerial voit le violoncelle hanté de Lucy Railton, auteure en solo il y a quelques années de l’un des albums dark ambient les plus viscéraux et cauchemardés entendus de mémoire récente (Paradise 94) dialoguer avec les claviers tantôt stridents (Down to the Plains), caverneux (Folding In) ou irrédiés (Lazuli) de Kit Downes, une partition à quatre mains qui ne craint pas de s’aventurer du côté d’un classique contemporain solennel et dissonant (Partitions) mais capable également du minimalisme ambient le plus épuré (Of Becoming and Dying), la Berlinoise d’adoption et son camarade londonien (également pianiste de jazz aux multiples projets et croisé comme instrumentiste au côté de Nostalgia 77, Micachu, Matthew Herbert ou Squarepusher notamment) oeuvrant ici dans une veine légèrement plus abstraite et distanciée, mais parfois tout aussi malaisante à l’image des 11 minutes cinématographiques et métamorphes du sommet Torch Duet.


35. Grosso Gadgetto & Philippe Neau - WHY

"Première rencontre entre deux musiciens que l’on suit assidûment depuis une douzaine d’années dans nos pages, cette dixième référence d’IRM Netlabel fait sens à bien des niveaux, et pas seulement pour son imaginaire clair-obscur aux atmosphères immersives et aux mélodies élégiaques qui incarne à la perfection notre passion pour les musiques instrumentales cinématographiques et texturées. C’est en effet après avoir découvert Stalsk, dont nous avions sorti le premier long format en avril dernier, que Grosso Gadgetto a sollicité Philippe Neau (ex Nobodisoundz), lui même admirateur de ses ambiances sombres à la fois lourdes et mélodiques aux beats massifs et souterrains, qu’elles soient au service d’un abstract hip-hop aux sonorités industrielles ou d’univers plus proches du drone ou du dark ambient. De là est née cette collaboration à distance, 4 pistes ébauchées par ce dernier à partir de field recordings, de grouillements organiques, de sons métalliques et parfois de collages aux mélodies discrètes, comme un réceptacle à l’énergie de Grosso Gadgetto, qui s’est ensuite approprié ces espaces sonores pour leur injecter basses, infrabasses, digressions harmoniques et progressions mélodiques ascensionnelles, les transformant en véritables odyssées soniques, aussi imposantes qu’introspectives. Une sensation d’ascension qui a finalement inspiré l’artwork de Philippe Neau, également peintre et plasticien, une pochette aux lignes volontiers verticales réalisée à partir de photos de ses peintures avec une idée de poussée, de passage vers les hauteurs, à l’image de ce voyage musical qui nous emmène du no man’s land inquiétant et caverneux de (end), radiant de lumière noire et de pullulements métamorphes, aux rêveries mi lyriques mi chuchotées de cet incroyable lâcher de ballons, épopée finale de plus de 20 minutes qui passe par tous les états de la matière et toutes les humeurs avant de retourner au néant."


34. Kelpe - Kyverdale Road

"Run With the Floating, Weightless Slowness avait changé la donne l’an dernier pour le Britannique. Exit les beats ou batteries, bonjour l’onirisme des nappes de synthés, la mélancolie des claviers et le lyrisme douloureux des cordes texturées, un chef-d’œuvre presque ambient qui tranchait avec la dynamique coutumière de Kelpe et qui explique peut-être la frilosité des soutiens, sur Bandcamp, concernant ce Kyverdale Road pourtant moins cotonneux. Passée l’ouverture méditative de Don’t Forget To Breathe Eh, les rythmiques syncopées refont en effet leur apparition, sous forme de véritables drums plus feutrés que dans les live sets du Londonien il y a quelques années, car c’est bien Kelpe lui-même qui est aux fûts, enregistrés à la maison. Autre nouveauté, la guitare s’immisce dans les productions denses du musicien, et comme avec le dernier grand cru de Prefuse 73, qui bénéficiait lui aussi de véritables batteries et percussions, tout cela contribue à un feeling particulièrement organique, faisant de ce chaînon manquant entre kosmische musik, electronica et trip-hop l’un des joyaux rêveurs et enivrants de ce début d’année."


33. Cryptic One & Jestoneart - Pirata

"Si en dehors d’un Cool Story Bruh ou d’un Political Tinder aux envolées de synthé impressionnistes, Cryptic One et Jestoneart ne donnent plus vraiment dans le rap du turfu d’un The Prequel qui les voyait il y a plus de 20 ans croiser le fer avec les futurs Cannibal Ox notamment, les deux ex Atoms Family, au rap ligne claire et aux productions mélangeuses respectivement, n’en demeurent pas moins passionnants sur cette ode à la piraterie des résistants du sampling. Partant du constat d’une évolution de l’industrie du hip-hop où depuis le début des années 2000 le holà sur les samples non clearés des rappeurs indé, laissant aux seuls pseudo MCs millionnaires du mainstream la possibilité de sampler à loisir, est allé de pair avec une batardisation de plus en plus commerciale et vulgaire du genre et à la démocratisation de ses thématiques les plus égotripesques, vénales, sexistes et on en passe, les deux Américains contribuent depuis le génial bastion du label à cassettes I Had An Accident à raviver la flamme d’un hip-hop intelligent, inventif et d’une classe absolue, tout en contrepieds où la mélancolie indie rap se teinte de dissonance (Davey Jones Locker), les courants de conscience d’atmosphères fantasmagoriques (Ostritch Syndrome) et le storytelling de pics de tension épiques (Catch N Release), où Gainsbourg (Skeleton Key) et Morricone se frottent à la blaxploitation et au jazz entre deux instrus aux allures de soundtracks bis (Go To The Devil, Loose Lips Sink Ships Part 2). Claque !"


32. Gimu - An Outburst, A Yell

"Dédié à un ami emporté par le Covid-19, ce nouvel opus de Gimu cueillera les fans en terrain connu, entre drones déliquescents, tourments chuchotés, textures sismiques, crépitements abrasifs et pulsations éparses. Toujours aussi sombre et névrotique, l’ambient du Brésilien est surtout l’un de ces univers dans lesquels on adore se perdre disque après disque, la rétine brûlée par un soleil noir, au gré des labyrinthes mouvants et hantés de ces compositions organiques qui semblent se développer de leur propre initiative. Un véritable antidote aux productions aseptisées de tout un pan des musiques électroniques et à une certaine uniformisation de l’ambient à synthés sous l’influence des têtes de gondoles telles que Tim Hecker ou OPN. Batucada noise habitée aux allures de fuite en avant, le final The Lair Of A Killing Despair incarne ainsi à la perfection cette inspiration inclassable qui doit autant à Can qu’aux musiques bruitistes les plus radicales, à Cut Hands ou Coil qu’au harsh noise ou au black metal."


31. Mira Calix - a̶b̶s̶e̶n̶t̶ origin

Encore un album épris de liberté et d’expérimentations aussi jusqu’au-boutistes que ludiques pour la géniale musicienne britannique, l’une des dernières cautions aventureuses et singulières - avec les indéboulonnables Autechre (duo de son compagnon Sean Booth) et sa compatriote Leila avec qui elle a plus d’un atome crochu - d’un label Warp artistiquement moribond qui ne cartonne plus que chez les hipsters (cf. Squid ou Oneohtrix Point Never). Non seulement elle nous embête, la Sud-Africaine d’origine, avec sa typo barrée pas toujours facile à copier/coller mais lorsqu’il est question de caractériser en quelques phrases sa musique tout aussi barrée alors c’est encore une autre paire de manches. Déstructurations abstraites et techno hymnique (a mark of resistance), pulsations inquiétantes et candeur vocale (there is always a girl with a secret), néoclassique épuré et collages délicieusement absurdes (silence is silver), oratorio baroque et musique tribale (bower of bliss, nkosezane), électro régressive et cut-up concret (like Jenga), drumming en roue libre et glitch dadaïste (fundamental things), grime malmené et synthés wonky (fractions fractured factions), dream-pop désabusée et sampling post-moderne (i’m in love with the end), jazz fracturé et courants de conscience aléatoires (transport me), musique contemporaine hantée et field recordings bucoliques (an infinite thrum)... a̶b̶s̶e̶n̶t̶ origin, en parfait album-oxymore, n’en finit plus de télescoper tout et son contraire en une cascade sans fin de projections subconscientes tantôt facétieuses ou plus intrigantes voire carrément angoissées, quelque part entre The Books et Phew pour faire court. Ovniesque !