Top albums - novembre 2022

Alors qu’un peu partout ailleurs touche à sa fin (déjà !) cette fameuse période dite de l’attaque des clones où c’est à celui qui copiera le mieux le consensus mou de ses petits voisins en vomissant le meilleur (sic) de ses écoutes de *l’année* arrêtées au 31 octobre, on continue d’explorer les sorties de ceux qui se foutent bien du calendrier, ces "retardataires" qui n’en sont que pour les adeptes de la course aux clics. Avec plus d’une soixantaine de sorties remarquées dans notre agenda, Novembre n’était pourtant pas un mois à zapper, loin de là, et si vous en doutez encore, l’équipe d’IRM a une grosse dizaine d’arguments imparables à faire valoir plus bas.

Quant au mois de Décembre, ce grand ignoré des médias musicaux, il recèle déjà son lot de pépites à ne pas manquer mais faute de temps il faudra vous rabattre, dans les semaines à venir, sur les bilans annuels des uns et des autres pour en découvrir l’essentiel.


Nos albums préférés de novembre 2022



1. A7PHA - II

Deuxième album pour le duo de vétérans du rap Doseone et Mestizo et deuxième perle noire. Leur première collaboration, l’album éponyme sorti en 2019, reposait sur les productions électro-futuristes d’Alias, Letta et de Doseone lui-même. Ici, sur ce sobrement intitulé II, toute la production est l’œuvre de Meaty Ogre. Entièrement conçues avec deux samplers à l’ancienne, les boucles rebondissent avec rondeur et granularité et donnent à l’ensemble une cohérence incandescente. Doseone ne laisse plus trop sa voix fluette et nasale errer comme avant. Cette voix avec laquelle il s’était forgé cette identité bizarre, au sein de ses projets les plus respectables (cLOUDDEAD, Themselves, 13th&God, etc.) et d’albums plus anecdotiques où elle était mise au service d’une électro-pop peu convaincante. Là, son organe vocal racle le fond de gorge. Ses mots, toujours débités avec clarté, articulés comme des pantins, ciselés comme des saphirs, sont portés par une voix rauque et usée. Exit encore les tirades à toute vitesse. Les mots sont posés, précis, décomposés. Mestizo, de même, murmure ses lyrics, les susurre presque. Les deux voix monocordes se combinent et flottent sur des instrus souvent planants. Il faut attendre No Goodbyes, le dernier morceau, pour entendre quelques mélodies de chant, une esquisse de refrain. Accrocher les oreilles de l’auditeur avec des gimmicks séduisants n’est pas vraiment dans la philosophie d’A7PHA. L’objectif est bien plutôt de le plonger dans les méditations intimes d’un cerveau torturé, en le baignant dans des ambiances plutôt sombres, mélancoliques. Un anti-album de Noël pour se réfugier chez soi, dans sa propre bile, et bien aborder, comme il se doit, avec désespoir, la nouvelle année. Et la santé bien sûr…

(Le Crapaud)


2. Run Logan Run - Nature Will Take Care Of You

Originaire de Bristol, Run Logan Run est un duo constitué de Matt Brown à la batterie et Neil Hayes au saxophone. Mais il ne faut pas s’arrêter à cette information. Elle ne dit rien de la richesse musicale de ce groupe, qui embarque avec lui plusieurs acolytes indispensables : une basse puissante (tenue par Riaan Vosloo, également producteur et arrangeur du disque), un synthé qui tapisse, des cordes qui s’immiscent, et parfois, comme sur Project Pigeon Missile, énorme ballade post-rock, la voix spectrale d’Annie Gardiner, tantôt feulante, tantôt diffuse. Dire que Run Logan Run est un groupe de jazz ne nous dit encore rien. Car il n’y a dans sa musique qu’un filigrane de jazz, une silhouette tissée sur un fond de groove polyrythmique, sur un post-punk rugissant, ou dans un blues pachydermique. Et à force d’apparaître en légères courbes, le jazz s’estompe complètement, étouffé par les barrissements furieux du cuivre (Growing Pains), les percussions massives des fûts, les rideaux de perles électroniques, ces quelques instants suspendus, où les multiples couches de saxophone se chevauchent comme les reflux ouatés d’une marée qui s’échoue (The Softest Nose In The World). Ces entrelacs de vents conditionnés par le réseau électrique peuvent rappeler le travail du Français Guillaume Perret, quand le blues chaloupé de la section rythmique et les chœurs emphatiques peuvent, eux, évoquer les Scandinaves de Fire ! Orchestra (influence revendiquée du groupe). L’album démarre sur les chapeaux de roue, s’apaise, s’énerve à nouveau puis glisse en pente douce dans son milieu avant d’aborder son sommet, Great Fools, suivi d’une ligne de crête intense et rugueuse (Searching For God In Strangers Faces). Alternant écriture millimétrée et improvisations visionnaires, ce Nature Will Take Care Of You marque l’aboutissement de plusieurs années d’une collaboration fructueuse entre les deux Bristoliens. Pourvu que ça dure !

(Le Crapaud)


3. Giallo Point - Blue Keys

Il y a quelques années, on avait flashé sur Bummed Owl, mystérieux projet abstract du label Us Natives aux beats minimalistes et au sampling mélancolique sur fond d’atmosphères cinématographiques. C’est un peu la même économie de moyens et le même genre de spleen mélangeur que l’on retrouve aujourd’hui chez le Britannique Giallo Point, avec une dimension jazzy plus marquée en lieu et place du rétrofuturisme des sus-nommés (auquel un titre comme Lava fait tout de même beaucoup penser) et assurément une magie comparable dans cette perfection des boucles qui n’ont pas besoin de véritablement évoluer pour nous envoûter (It’s a Shame) ou nous intriguer (Long Road). Le lyrisme de l’indépassable Crookram n’est pas non plus très loin sur le sommet Alpha, de même que ses influences Golden Age diffuses et parfaitement digérées sur Lowkey... l’album idéal en somme, pourrait-on dire, pour patienter jusqu’au retour du Néerlandais que l’on sait prévu pour bientôt, mais ce ne serait pas rendre justice à Giallo Point qui signe là en toute simplicité et sans avoir l’air d’y toucher l’un des plus beaux albums de hip-hop instru de ce début de décennie.

(Rabbit)


4. Homeboy Sandman - Still Champion

Avec son flow légèrement nasillard, son humour décalé et ses rimes truculentes au rythme si particulier, Homeboy Sandman est probablement l’un des MCs les plus originaux de notre époque. Depuis le chef-d’oeuvre Humble Pie avec Edan, les albums (Dusty, Don’t Feed the Monster) et EPs (Anjelitu, There in Spirit) se suivent chez Mello Music Group et affirment encore un peu plus à chaque fois le talent singulier du New-Yorkais, qu’il oeuvre dans une veine soulful, narcotique et déstructurée, ou pop et baroque dans un esprit presque Daisy Age en fonction du collaborateur aux manettes. Avec ce nouvel opus, et sous l’impulsion de Deca à la production, c’est un univers très 70s que déroule le rappeur, mâtiné de subtiles touches psyché (le génial Radiator) et blaxploitation (Fresh Air Fund) voire de clins d’oeil aux Temptations (Thanks & Praises), et une fois de plus les classiques instantanés de songwriting sont légion, avec des refrains chantés du plus bel effet comme sur Today ou All Because of You accentuant encore un peu l’idiosyncrasie du MC dont la personnalité irradie à chaque instant de ce bien-nommé Still Champion.

(Rabbit)


5. Pole - Tempus

Étrange rapport décidément que celui des amateurs de musique électronique avec Stefan Betke, célébré en tant qu’inventeur de la dubtronica au tournant des années 2000 avec les albums 1, 2, 3 et R puis largement délaissé alors même qu’il livrait ses plus belles réussites, de l’indépassable Steingarten au non moins remarquable Wald. Avec ses quelques milliers de followers sur les réseaux, Pole pour sa part s’en fout pas mal et continue de tracer son sillon, en témoignaient encore tout récemment le syncopé Fading qui renouait en 2020 avec le minimalisme des débuts, ou encore l’EP Tanzboden l’an passé avec ses deux longs titres impressionnistes et hypnotiques à souhait. Tempus, quant à lui, retrouve cet équilibre entre dub ambient et electronica, abstraction et mutations organiques qui caractérise les meilleures sorties du producteur, jouant sur des dynamiques assez diverses qui flirtent ici avec le modern classical aux beats glitchy de la paire Sakamoto/Alva Noto (Firmament et son piano évanescent) ou là avec l’IDM extraterrestre du label Schematic (Stechmück) et donne à entendre un travail saisissant d’épure contrastée sur les percussions, toujours centrales chez l’Allemand qui n’a pas manqué d’influencer toute une génération d’admirateurs de talent, de Pantha du Prince à Apparat.

(Rabbit)


6. Sooolem - Henri Mash

On parlait du Manceau dans ces lignes en septembre dernier lorsqu’il s’agissait de faire l’éloge du dernier Monsieur Saï : Mitron Skovronski aka. Sooolem aka. S3O. D’une voyelle triplée comme le plaisir à chaque écoute, le rappeur-beatmaker profite d’une excursion solo (chez Mauvais Sang, évidemment) pour dérouler l’histoire d’un homme, avec cette science des mots et du verbe qu’on lui reconnait bien, comme à l’époque de N3O (son projet en duo avec Nest). Encore une ballade humaine bien poignante et brumeuse : Henri (Mash), portrait d’une serial victime, symptôme de l’aujourd’hui, qui essuie les plâtres du monde de l’emploi, des médias... de ce nouveau monde qui file le frisson et le cafard. Le ton est grave et l’instru inquiétante. Beats lents et aériens se mêlent parfaitement à une puissance poétique indéniable (Amour Digital qui évoque presque sur les refrains un Dominique Ané 2.0...). Sur un final peu engageant, on se surprend à espérer des nouvelles bien plus heureuses... ou du moins une suite à ce qui se présente à coup sûr comme un des meilleurs, et certes des plus tristes, disques de rap français de cette année.

(Riton)


7. SHIRT - I Turned Myself Into Myself

On avait perdu de vue le New-Yorkais George Tryfonos depuis l’excellent RAP il y a 8 ans déjà et loupé une sortie entretemps, qu’importe... la surprise n’en est que plus belle de le voir débarquer chez Mello Music Group (encore eux) avec son boom bap 90s toujours aussi minimaliste et charismatique, tantôt tendu et implacable (Dave Chappelle Is Wrong), sensible et mélodique (Marni Invisibility Cloak, Cancel Culture), atmosphérique et spleenétique (Tell The Machine Goodnight, Death To Wall Art), groovesque et mélangeur (718 To The World, Watching A Person Think), souvent épuré jusqu’à l’os (No Magic No Music, I Make Art) et pourtant quelque chose se passe, dans l’interaction entre les productions frontales et efficaces du complice Jack Splash et le flow-fil conducteur ultra-cadencé du MC du Queens dont le timbre profond et assuré évoque presque Black Thought, sans aucun featuring pour le faire dévier de sa route. Le genre d’album dont on ne saurait trop dire ce qui le fait vraiment basculer dans l’excellence mais c’est du lourd et c’est tout ce qui compte.

(Rabbit)


8. Seabuckthorn - Of No Such Place

À chaque nouvelle sortie de Seabuckthorn, Andy Cartwright (qui explore également des sphères plus mélodiques et non moins troublantes en tant que Mt Went, chant à l’appui) semble s’éloigner un peu plus du fingerpicking des débuts du projet et lui préférer une ambient élégiaque et mystique aux arrangements impressionnistes qui voit la guitare, de plus en plus souvent utilisée avec un archet, se mêler aux sonorités de la clarinette, à des field recordings organiques et aux échos fantomatiques de diverses percussions délicates. Pour cette première sortie sur le label breton Laaps, le transfuge de Lost Tribe Sound livre une suite de soundscapes méditatifs et solennels régulièrement sous-tendus par la contrebasse d’un certain Phil Cassel : un maelstrom intérieur fourmillant de vie, d’anxiété, de microvariations et de mélancolie, où la guitare frottée surnage parfois avec un souffle presque néo-classique qui n’a plus grand chose à voir avec ses premiers enregistrements, ouvertement influencés par l’"american primitive guitar". Une évolution passionnante de la part du musicien britannique.

(Rabbit)



Nos EPs du mois


1. Artère, La Fausse Patte & DJ Masta - La Mauvaise Veine

L’excellent La Fausse Patte a décidément trouvé le terrain de jeu adéquat sur le label de Besançon La Boocle, et après l’excellent MIЯROIRS alternant instrus lynchiens et morceaux rappés dans une veine à la Def Jux de la grande époque, c’est seulement au micro que l’on retrouve le beatmaker bisontin sur cette collaboration avec le producteur Artère à la musique et un certain DJ Masta aux scratches. Étonnamment, le résultat fait beaucoup penser à La Fausse Patte tout seul, c’est dire si la fine équipe est fusionnelle sur ces quatre titres qui ne sont pas sans évoquer le Buck65 abstract de Vertex ou Man Overboard, avant le virage bluesy du Canadien, cet espèce de post-boom bap 90s mi-urbain mi-cérébral, aux effluves cinématographiques et au sampling baroque, auquel le rappeur français insuffle sa drôle de poésie du mal-être et de l’absurdité sociale, aussi crue que truculente (en particulier à l’occasion d’un échange de haut vol avec Miqi O. de Grand Singe, patron de la petite structure bisontine).

(Rabbit)


2. Emilie Zoé - Hello Future Me - The Companion EP

Classée en février pour l’introspectif et incandescent Hello Future Me qui n’a eu de cesse depuis de faire son chemin dans nos petits coeurs transis, la Suissesse en avait gardé sous le manteau comme en témoigne cet EP de "chutes" si l’on veut, qui n’a rien de la compil de deuxième division. Du rugueux Dinosaurs dont la fébrilité susurrée évoque autant PJ Harvey que Spaklehorse à la ballade The Field drapée d’un linceul blafard et lo-fi, en passant par la noise pop abrasive de Castle, Little Hand et ses airs de comptine bricolée ou le slow burner Save the World intense comme un Low de la grande époque et culminant sur un crescendo abrasif des plus imposants, ces 5 titres n’ont rien à envier à ceux de l’album et incarnent même possiblement l’essence d’Emilie Zoé, meilleure chose qui soit arrivée à l’indie rock ces 5 dernières années.

(Rabbit)


3. R.A.P. Ferreira - 5 to the Eye with Stars

Après Milo puis Scallops Hotel, c’est sur l’alias R.A.P. Ferreira que semble désormais se concentrer le rappeur et producteur du collectif Hellfyre Club, Rory Ferreira de son vrai nom. Sur ce nouvel EP néanmoins, comme précédemment sur l’album the Light Emitting Diamond Cutter Scriptures (2021), il confie les rênes du beatmaking aux copains, pas les mêmes d’ailleurs et pas des moindres puisqu’on retrouve au générique de 5 to the Eye with Stars des cadors tels que Daddy Kev, Kenny Segal ou D-Styles, parmi une demi-douzaine d’autres. Loin d’être incohérent, le résultat est un chouia moins lo-fi, un poil plus jazzy qu’à l’accoutumée et met en évidence les atomes crochus de l’Américain avec son compère de toujours Open Mike Eagle, à la fois incisif et décontracté, onirique et volontiers déstructuré aux entournures, sur fond de textures organiques et d’atmosphères éthérées. Un bijou.

(Rabbit)




Les tops des rédacteurs


- Le Crapaud :

1. Yonathan Gat - American Quartet
2. A7PHA - II
3. Run Logan Run - Nature Will Take Care Of You
4. Work Money Death - Thought, Action, Reaction, Interaction
5. Tom Skinner - Voices of Bishara
6. Homeboy Sandman - Still Champion
7. Sooolem - Henri Mash
8. Mammock - Rust
9. Mats Gustafsson & NU ENSEMBLE - Hidros 8 - Heal
10. Stuffed Foxes - Songs/Motion Return

- Rabbit :

1. Christophe Bailleau & Innocent But Guilty - EVOL
2. The Oscillation - Singularity Zones Vol​.​ 4
3. Giallo Point - Blue Keys
4. Marc Richter - MM​∞​XX Vol​.​1 & 2
5. Pole - Tempus
6. Vague Voices - II. Е​л​е​г​и​и
7. SHIRT - I Turned Myself Into Myself
8. Grosso Gadgetto - Come With Me
9. Christina Vantzou - No. 5
10. Seabuckthorn - Of No Such Place

- Riton :

1. Homeboy Sandman - Still Champion
2. A7PHA - II
3. Run Logan Run - Nature Will Take Care Of You
4. Giallo Point - Blue Keys
5. Pole - Tempus
6. Sooolem - Henri Mash
7. SHIRT - I Turned Myself Into Myself
8. Svaneborg Kardyb - Over Tage
9. Seabuckthorn - Of No Such Place