On a rongé 2022 : les meilleurs EPs - #40 à #21 (par Rabbit)

En 2022, comme à l’accoutumée et à l’exception des aficionados du hip-hop underground qui en connaissent désormais l’importance, les formats courts ont été les grands oubliés des écoutes musicales et des classements de fin d’année. Sur le papier pourtant, ils auraient tout pour dominer l’époque, quelque part entre l’inconséquent single dont les ventes ont largement baissé avec l’avènement des abonnements de streaming, et ce format album devenu inaccessible à la génération TDAH qui ne demande pourtant qu’à sauter dans le train du vinyle pour pouvoir exhiber sa collection sur Insta.

Mais voilà, on le sait, l’EP effraie. Les magazines spécialisés, démunis face à l’océan des albums indépendants et autoproduits affluant chaque semaine sans personne pour les aiguiller dans leurs choix et désormais incapables de défricher hors des sentiers archi-rebattus de la promo des gros distributeurs, comme l’ont encore démontré cette année des bilans de lemmings sans premier de cordée, n’ont ni temps ni passion à consacrer à ce format qu’ils continuent souvent de considérer, tant par ignorance que par facilité, comme un parent pauvre du LP. Qu’à cela ne tienne, on est là comme chaque année pour contribuer à notre humble niveau à la réparation de cette éternelle injustice, et vous démontrer en quelques poignées de sorties parmi tant d’autres que l’EP a de véritables univers narratifs et immersifs à faire valoir, à l’abri du remplissage, de la pression commerciale et de cette quête de succès plus que jamais inconciliable avec la notion d’intégrité artistique.


40. Swamp Thing x DJ Uncle Fester - Live From Exile

Cette année le Swamp Thing estival fut un meilleur cru - et paradoxalement plus dark - que celui d’Halloween, probablement grâce à leur compère producteur (et DJ aux scratches extra-terrestres) du crew Backburner, l’excellent Uncle Fester qui joue les DJ Premier du cimetière avec le soupçon de folklore qu’il faut pour mettre en valeur les flows du trio de nerds le plus virtuose d’Ontario.


39. Subsea - Untitled VII

Moins prolifique qu’il y a quelques années mais toujours passionnant, l’Australien Jim Grundy, membre de feu Ektoise et Re:Enactment, explore une ambient éthérée aux influences néoclassiques subtilement dissonantes et aux beats profonds sur ce 7e Untitled, série dont on avait notamment parlé ici.


38. Jordane Prestrot - Forte aventure / Marmelade et les mouches

Côté concept ludique, Jordane Prestot nous a régalés ces dernières semaines avec son projet collaboratif à l’aveugle (ou plutôt, "à la sourde") L’Orchestre Secret et les chouettes remixes qui en ont découlé. Côté sorties solo, le Mulhousien a fait feu de tout bois cette année avec une paire de longs formats et une dizaine d’EPs délicieusement baroques et souvent tout aussi "concept", à l’image dUne poignée de voix perdues et de ses références à la musique répétitive, auquel j’ai toutefois préféré le lyrisme bricolé du plus narratif Marmelade et les mouches, inspiré par les mésaventures estivales d’un chat errant recueilli par la maisonnée, et surtout la ferveur tout aussi minimaliste de Forte aventure avec en fil rouge ces sonorités presque asiatiques dont on ne saurait vraiment dire s’il s’agit de xylophone, de cordes pincées ou de clavier, et un remix de Grosso Gadgetto comme cerise sur le gâteau.



37. Scvtterbrvin - Hollywood Outlaw

Plusieurs albums cette année pour le boss du Red Lotus Klan, mais c’est peut-être sur cet EP que le Californien culmine, confiant la production à un certain Timepiece pour une collection de vignettes hip-hop sombres et baroques qui convoquent une nouvelle fois des influences cinématographiques aux vapeurs psyché... sans être aussi inspirées ou cauchemardées cependant que ses plus belles réussites en tant qu’Infinity Gauntlet, puisque le bonhomme, au cas où vous le découvririez pour l’occasion, est avant tout un beatmaker de génie dans la lignée du Dan the Automator de Dr. Octagon.


36. Myheadisaballoon - I Do Not Know What Is Going On / The Empathy Deficit

Initialement très pop, ce side project de Chris Weeks (aka Kingbastard, cf. un peu plus haut dans le classement) a viré au psychédélisme pur jus cette année avec ces deux courts EPs de transe électronique à la croisée des morceaux les plus expérimentaux de Primal Scream, et d’un Caribou qui aurait retrouvé son sens de l’atmosphère perdu depuis des années. À découvrir, de même que les autres facettes du Britannique aux manettes du petit label Odd John Records.


35. Rob Burger & Jamie Lidell - ForUkraine

Parmi les nombreuses sorties en soutien à l’Ukraine du printemps dernier, il y avait cet EP de l’ex soulman de Warp Jamie Lidell, associé au pianiste Rob Burger souvent croisé sur des projets de John Zorn entre autres collaborations prestigieuses (de Nick Cave à Marc Ribot en passant par Antony & the Johnsons, Iron & Wine, Laurie Anderson ou Beth Orton). En résultent 5 morceaux mêlant synthés modulaires et claviers qu’interprète ce dernier avec Lidell aux manipulations analogiques, un mini soundtrack entre spleen et dystopie qui véhicule à parts égales menace et espoir.


34. Pan•American - Alpalh​ã​o

Pas très emballé par l’ambient à guitare léthargique de l’album The Patience Fader, je me suis rattrapé avec cet EP où l’ex Labradford Mark Nelson renoue avec des soundscapes plus organiques et incandescents, entre deux field recordings dépaysants. C’est tout aussi cotonneux d’ailleurs, mais nettement plus prenant et ça file en deux temps, trois mouvements (au sens propre comme au figuré).


33. DANKSLOB - DANKSLOB IV

Le boom-bap bondissant de G-Pek, tantôt inquiétant ou planant, et le flow légèrement rocailleux de Luke Sick (Strike The Clutch), fidèle du label I Had an Accident, s’alignent sans difficulté sur cet EP d’indie rap authentique et sans chichis dont la pochette illustre bien l’esprit hip-hop du caniveau, qui n’en oublie pas pour autant de rêver plus haut.


32. S.H.A.P.E.R - 2

Épaulés par quelques intervenants aux instruments, notamment Mr Pierre au saxo sur un titre, Mnr tm et SRVTR fusionnent à nouveau guitares entêtantes, électronique abrasive parfois à la frontière du harsh noise et beats industriels sur ce deuxième EP aussi réussi que le premier, lequel figurait déjà en bonne place de mon bilan des EPs de l’an passé.


31. BEAK> - Kosmik Musik

Associé plus tôt dans l’année à son fidèle collaborateur Ben Salisbury pour la BO intrigante et plutôt réussie, entre synthés dystopiques, dark ambient et choeurs liturgiques, du film Men d’Alex Garland, allégorie néofem que l’on ne vous conseille pas forcément de vous infliger à moins d’avoir un faible pour les films d’horreur métaphysiques bien boursouflés, Geoff Barrow (Portishead) n’en oublie pas son projet le plus actif de ces dernières années, le trio BEAK> dont on n’est jamais déçu du krautrock mâtiné d’électronique. Ce ne sera vraisemblablement toujours pas le cas avec ce bien-nommé Kosmik Musik, suite où se télescopent sans temps mort crescendos d’arpeggiators, guitares psyché, batterie motorik et nappes ambient, dans un contrepied constant de tension hypnotique et de phases ascensionnelles plus oniriques.


30. Rorschach5 - Anatomy Torn

On découvre de bien belles choses en écoutant La Carotte, émission de radio du Mans dédiée au hip-hop indépendant et underground et à son versant instru. Le Virginien Rorschach5 en est un parfait exemple, auteur d’une chouette poignée de singles cette année et de cet EP autoproduit qui sent bon l’indie hip-hop funeste, dystopique et lofi des débuts de Sixtoo et Sole, et en particulier des premières productions d’Odd Nosdam pour ce dernier.


29. Full of Hell - Aurora Leaking From An Open Wound

Trois beuglantes terrassantes pour à peine plus de 6 minutes de musique, il n’en faut pas davantage à Dylan Walker et à sa bande pour mettre à l’amende la plupart des sorties metal de cette année, avec autant d’atmosphère que de violence et de venin. Grindcore, death metal, sludge ou noise, on ne sait plus vraiment ce que c’est et on s’en fout, après tout qu’importe le flacon pourvu qu’on ait le poison.


28. Fawn Limbs - Oleum

Depuis Harm Remissions il y a trois ans déjà, les Fawn Limbs sonnent moins sec, moins mathématique, un peu moins grind aussi mais ils n’ont rien perdu de leur sauvagerie. Entretemps, le plus atmosphérique et texturé Darwin Falls aux élans cinématographiques était passé par là et en avait surpris plus d’un, un album très évocateur dont le désormais trio américano-finnois, privé de son bassiste Samuel Smith, a su conserver pour cet Oleum aussi impressionnant que vite expédié (euphémisme... 4 titres pour 5 minutes et 22 secondes de musique !) une certaine profondeur de champ qui lui donne assurément de la substance, malgré l’ultraviolence de ces missives à la fois virtuoses et régressives qui filent à 100 à l’heure tout en sachant temporiser quand il faut.


27. Phill Harmonix x Fresh Kils - Miscellanea

L’un des nombreux projets de Fresh Kils cette année, qui laissait déjà entrevoir les tentations r’n’b de son récent album solo Disclaimer mais y touche plus élégamment à mon sens, tantôt avec une sorte de vibe cosmique évoquant les A Tribe Called Quest du milieu des 90s (Keep On) ou l’évidence soulful résolument moderne de l’écurie Rhymesayers (Technocrat). Et surtout, l’EP emporté par la ferveur de Phill Harmonix au micro n’en oublie pas quelques incursions plus tendues, comme avec cet étrange 70s au refrain emphatique ou surtout l’épique Bar It Up digne de ses meilleurs instrus pour Backburner. Une bien belle anomalie en somme.


26. Marissa Nadler - The Wrath of the Clouds

On ne change pas une formule qui envoûte : folk éthérée, chant capiteux, mélodies caressantes, halo blafard et douce intensité servent encore une fois à merveille l’univers clair-obscur de Marissa Nadler, dans la droite ligne de son album The Path of the Clouds de l’an dernier.


25. Kingbastard - Loop Feed / All Around Our Sequence

On parlait de Chris Weeks un peu plus haut, avec Kingbastard l’IDM dense et mutante des débuts en a vu de toutes les couleurs depuis 12 ans, pour en arriver cette année à une techno lo-fi dadaïste et atmosphérique comme en témoignent ces deux sorties aux beats plus ou moins percutants ou ouatés, et aux samples volontiers décalés.


24. Vietnam II - Crimewave

Avant de le retrouver avec d’encore plus gros morceaux dans mon bilan albums, c’est toujours associé au batteur, bassiste et claviériste Jamarr Mays qu’Eddie Palmer se rappelle à nous avec son projet Vietnam II, seule incarnation où il donne de la voix avec un chant pas loin d’évoquer Paul Banks d’Interpol sur fond de rock atmosphérique aux accents tantôt surf ou post-punk, pour lequel il tient également la guitare. Efficace et habitée, l’une des rares sorties indie rock de 2022 animée d’une vraie personnalité.


23. R.A.P. Ferreira - 5 to the Eye with Stars

Après Milo puis Scallops Hotel, c’est sur l’alias R.A.P. Ferreira que semble désormais se concentrer le rappeur et producteur du collectif Hellfyre Club, Rory Ferreira de son vrai nom. Sur ce nouvel EP néanmoins, comme précédemment sur l’album the Light Emitting Diamond Cutter Scriptures (2021), il confie les rênes du beatmaking aux copains, pas les mêmes d’ailleurs et pas des moindres puisqu’on retrouve au générique de 5 to the Eye with Stars des cadors tels que Daddy Kev, Kenny Segal ou D-Styles, parmi une demi-douzaine d’autres. Loin d’être incohérent, le résultat est un chouia moins lo-fi, un poil plus jazzy qu’à l’accoutumée et met en évidence les atomes crochus de l’Américain avec son compère de toujours Open Mike Eagle, à la fois incisif et décontracté, onirique et volontiers déstructuré aux entournures, sur fond de textures organiques et d’atmosphères éthérées. Un bijou.


22. Grosso Gadgetto meets Djane Ki - Crossroad

On ne sait pas vraiment qui fait quoi sur cet EP instrumental d’une puissance de feu saisissante, mais on y reconnaît assurément la patte inimitable du Villeurbannais Grosso Gadgetto, entre hip-hop instrumental, musique industrielle et électronique aux textures plombées, avec peut-être une dimension gothique plus marquée (sur l’introductif Flyght Or Influence du moins). Un soupçon de dub (Underground Pilgrimage) et quelques synthés très IDM (Exit To Day) viennent également prendre part à la "fête" et donner une belle palette de nuances à ce Crossroad qui à son meilleur n’est pas sans rappeler les intrus des grandes heures d’El-P ou d’Abstrackt Keal Agram (cf. le vénéneux Through A Rainbow).


21. Jakprogresso - Remains / Camp Blood (Season 1 & 2)

Le plus prolifique des rappeurs du caveau aura attendu la toute fin d’année pour enfin livrer quelque chose qui se rapproche d’un long format. Qu’importe, pour Jakprogresso la foire aux EPs a battu son plein toute l’année avec un certain nombre de franches réussites cauchemardées dans cette veine lo-fi adepte du sampling horrifique et plombé qu’on lui connaît, à commencer par les deux "saisons" d’un Camp Blood lent et glauque, parfaitement raccord avec son flow rauque et menaçant, et surtout ce Remains dont le soupçon de psychédélisme et de fantasmagorie magnifie encore le hip-hop froid et décharné du New-Yorkais.