On a rongé 2022 : les meilleurs EPs - #20 à #1 (par Rabbit)

À IRM, on a de l’amour pour le court, et ce depuis les débuts du site ou pas loin. Un peu d’histoire : il y a 15 ans déjà, un best of de pas moins de 20 EPs s’invitait dans mon bilan perso de l’année 2007. Puis, 4 ans plus tard, Milito nous sort un premier classement annuel entièrement dédié à ce format. Enfin, été 2012, le début d’une longue tradition avec deux EPs qui s’incrustent discrètement dans notre top du mois. Ceci dit, et c’est à déplorer, rien n’a changé depuis dans la presse spécialisée : tout le monde se fout bien de ce format (pas toujours si) petit par la taille, mais souvent immense par l’audace et l’authenticité - car admettons-le d’emblée, on ne fait pas le buzz avec un EP, et ça au fond c’est plutôt une bonne nouvelle pour ceux qui les chérissent sans arrière-pensée.

- Retrouvez la première partie du classement : #40 à #21


20. Sagana Squale - Piranha

Implacable comme le petit poisson amazonien qui lui donne son titre, ce nouvel EP de Sagana Squale déroule son downtempo sombre et vénéneux avec l’assurance tranquille d’un prédateur aux aguets : 5 titres entre dub ténébreux à la Scorn, trip-hop indus et dark ambient dont les nappes inquiétantes envahissent tout l’espace pour enserrer leur proie et la préparer à la morsure des beats.



19. Rutger Zuydervelt - Hinkelstap / Tuimelval

Deux superbes EPs de musique électronique aux atmosphères claires-obscures pour le Néerlandais Rutger Zuydervelt, qui nous avait plutôt habitués à une ambient expérimentale (notamment sous le pseudo Machinefabriek) qu’à ce genre de beats influencés par l’IDM dans son versant le plus organique. Retravaillés à partir d’enregistrements commissionnés pour des programmes télé, des jeux vidéo, des ballets et autre bande-son de podcast, les morceaux les plus dynamiques/épiques ont atterri sur Hinkelstap tandis que Tuimelval en compile une facette plus feutrée et intrigante.



18. Adrian Younge, Ali Shaheed Muhammad & Jean Carne / Henry Franklin - Jazz Is Dead 012 / Jazz Is Dead 014

Associés au contrebassiste octogénaire Henry Franklin, figure du label Black Jazz Records et croisé au fil des années au côté d’Ornette Coleman, Archie Shepp, Roy Ayers, Sonny Rollins ou encore feu Pharoah Sanders, Adrian Younge et Ali Shaheed Muhammad convoquent la guitare libertaire de Jeff Parker de Tortoise et la trompette chaleureuse de Clinton Patterson pour un jazz fusion atmosphérique et solaire entre élans post-bop (The Griot), romantisme désarmant typiquement 70s (Memories Lost), tension électrique très blaxploitation (Feedback) et décontraction latine (Café Negro). Mais pour moi c’est leur collaboration luxuriante avec la trop méconnue vocaliste Jean Carne qui emporte le morceau parmi les 5 volets de Jazz Is Dead publiés cette année, sommet de groove jazz/R&B avec un grand R et un grand B où se contorsionne avec une liberté et un lyrisme désarmants la voix aux 5 octaves de l’Américaine de 75 ans, sur laquelle le temps ne semble pas avoir eu la moindre prise.



17. Seez Mics & Aupheus - Cancel The Guillotine

Enserré dans les productions insidieuses d’Aupheus, auteur du superbe Megalith en 2018 et toujours hanté par les réminiscences de John Carpenter et du Vangelis de Blade Runner, le flow de Seez Mics demeure fébrile et magnétique comme sur les plus beaux moments du génialissime Cruel Fuel, avec quelque chose de Sage Francis dans ses accès de véhémence, autant dire que ça n’est probablement pas un hasard si c’est ce dernier qui régale via son label Strange Famous Records.



16. Crimeapple - You’re Dead Already

Rappeur new-yorkais qui fait un peu le lien entre la clique Griselda (qui à titre personnel ne me passionne pas vraiment) et celle de DJ Muggs (lequel produit d’ailleurs un titre de l’EP parmi d’autres beatmakers de la trempe de Sadhugold ou Oh No), Sebastian Vasco aka Crimeapple est un acteur aussi omniprésent que sous-estimé de cette scène ténébreuse et urbaine qui déjoue les clichés glam locaux du rap mafieux, avec son approche crue et réaliste à la mesure d’instrus menaçants inspirés par les soundtracks de thrillers 70s, américains comme italiens. Evidemment, ne pas se fier à la pochette façon heavy metal foklo des années 80...



15. E - Any Information

Toujours aussi pertinente après plus de 40 ans d’activité dans des groupes qui à l’image de Come, reformé il y a quelques années et auteur de l’un des tout meilleurs concerts de 2022 au Petit Bain, ont marqué de leur empreinte le noise rock américain tout en demeurant étonnamment confidentiels, Thalia Zedek est au meilleur de son équilibre entre songwriting incandescent, missives abrasives et audaces discrètes avec E, projet à deux voix avec Jason Sanford (Neptune) et rythmé par Gavin McCarthy de Karate aux fûts, qui livre ici en une poignée de titres intenses et habités un digne successeur aux immenses Negative Work et Complications.



14. Emilie Zoé - Hello Future Me - The Companion EP

Classée en février pour l’introspectif et incandescent Hello Future Me qui n’a eu de cesse depuis de faire son chemin dans nos petits coeurs transis, la Suissesse en avait gardé sous le manteau comme en témoigne cet EP de "chutes" si l’on veut, qui n’a rien de la compil de deuxième division. Du rugueux Dinosaurs dont la fébrilité susurrée évoque autant PJ Harvey que Spaklehorse à la ballade The Field drapée d’un linceul blafard et lo-fi, en passant par la noise pop abrasive de Castle, Little Hand et ses airs de comptine bricolée ou le slow burner Save the World intense comme un Low de la grande époque et culminant sur un crescendo abrasif des plus imposants, ces 5 titres n’ont rien à envier à ceux de l’album et incarnent même possiblement l’essence d’Emilie Zoé, meilleure chose qui soit arrivée à l’indie rock ces 5 dernières années.



13. Shitao - Child’s head with flowers

Plus encore que l’élégant et cristallin Don’t​.​.​.​let him go back to the Tower lâché il y a quelques semaines à peine, c’est sur ce Child’s head with flowers que culminait cette année la poésie instrumentale du beatmaker français, un EP probablement plus texturé, avec un sens de l’arrangement assez magique qui n’est pas sans évoquer la grâce d’un Joe Hisaishi sur The Accident ou Medion Theme (par samples interposés qui sait ?) et surtout irrigué d’une profonde mélancolie rehaussée par les samples vocaux qui contribuent à cette touchante narration sans paroles : l’histoire d’une petite fille partie à la recherche de son frère disparu.



12. Your Old Droog - Yodney Dangerfield / YOD Presents : The Shining / YOD Wave

Trois EPs pour le prix d’un sur la demi-douzaine sortis cette année par le New-Yorkais qui fait encore preuve d’une belle constance, entre la veine rétro au sampling libertaire et malmené de Yodney Dangerfield, les beats insidieux aux accents fantomatiques de The Shining qui multiplie les références au film de Kubrick à commencer par sa pochette, ou encore la belle simplicité soulful du plus lyrique YOD Wave. Un rappeur qui pour le coup me satisfait jusqu’ici bien davantage en format court que sur album.



11. Artère, La Fausse Patte & DJ Masta - La Mauvaise Veine

L’excellent La Fausse Patte a décidément trouvé le terrain de jeu adéquat sur le label de Besançon La Boocle, et après l’excellent MIЯROIRS alternant instrus lynchiens et morceaux rappés dans une veine à la Def Jux de la grande époque, c’est seulement au micro que l’on retrouve le beatmaker bisontin sur cette collaboration avec le producteur Artère à la musique et un certain DJ Masta aux scratches. Étonnamment, le résultat fait beaucoup penser à La Fausse Patte tout seul, c’est dire si la fine équipe est fusionnelle sur ces quatre titres qui ne sont pas sans évoquer le Buck65 abstract de Vertex ou Man Overboard, avant le virage bluesy du Canadien, cet espèce de post-boom bap 90s mi-urbain mi-cérébral, aux effluves cinématographiques et au sampling baroque, auquel le rappeur français insuffle sa drôle de poésie du mal-être et de l’absurdité sociale, aussi crue que truculente (en particulier à l’occasion d’un échange de haut vol avec Miqi O. de Grand Singe, patron de la petite structure bisontine).



10. Thavius Beck - LEO

Comme souvent avec Thavius Beck depuis 2009 et l’indépassable Dialogue devenu l’un des maîtres-étalons du rap à tendance électronique, les morceaux filent à toute vitesse sur ce LEO, avec une ferveur qui confine à l’épilepsie et un maximalisme paradoxalement basé sur l’échafaudage d’éléments (essentiellement beats, basses et boucles samplées) assez minimalistes quand on les prend séparément. Un drôle de paradigme qui en fait une sorte de cousin hip-hop de Dan Deacon, autre grand geek adepte des subtilités d’Ableton et du mouvement perpétuel.



9. Le Crapaud et La Morue - EP 5 - Procession de chenilles

C’est à une transformation que nous convie ici Le Crapaud et la Morue, ou plutôt une sorte de retour aux sources puisque après la "chanson rock" post/math/stoner électrisante de Franche Camaraderie, la "chanson prog" foutraque et tout aussi épique de Que faire ? ou encore lEP4 et ses tentatives hip-hop ouvertes au quatre vents, les Ligériens renouent ici avec le genre de collages fantasmagoriques et lo-fi qu’on leur connaissait à leurs tout débuts, sur une piste unique de 23 minutes où s’imbriquent ébauches et atmosphères parfois laissées de côté sur un disque dur depuis plus de 15 ans, sur fond de beats syncopés, de guitare au groove vintage, de samples orchestraux, de boucles étranges ou autres tsunamis saturés. C’est en apparence sens dessus-dessous et pourtant sacrément magnétique et immersif, la bande-son idéale pour notre époque chaotique pétrie de doutes, de révoltes et de confusion.



8. Joji x Nosdam - Push

Entendu il y a trois ans sur l’album de Glass Cutters qui associait Odd Nosdam à son compère Jel des grandes heures d’Anticon, le rappeur japonais Joji habite en douceur cette poignée de titres ascensionnels typiques des productions granuleuses et baroques du Californien, et nous renvoie à l’époque où son compatriote Kaigen, plus véloce quant à lui, traînait avec Sole ou sur un Jikaku dont l’ex beatmaker de cLOUDDEAD signait justement la plus belle version. Un EP vite expédié (trois titres seulement plus une version instru) mais auquel on revient sans cesse avec un plaisir renouvelé.



7. Chris Weeks - Equilibrium

Toujours prolifique cette année comme en témoigne encore le tout récent Space​(​s) et des mentions dans la première partie de ce bilan EPs pour ses side projects Kingbastard et Myheadisaballoon, le Britannique auteur du génial The Lost Cosmonaut en 2013 parmi bien d’autres sommets du genre a comblé mon manque d’ambient cosmogonique et irradiée avec cet EP dont les trois longs titres semblent explorer le vide majestueux qui entoure notre planète bleue, passant d’une austérité inquiétante et glacée à la lumière aveuglante et pénétrante des astres en un crescendo magnétique digne du final de 2001 : l’odyssée de l’espace.



6. Sterileprayer & Dehiscent - Split

Promesses tenues pour l’Américain Scott Rozell après la claque Accepting the New Normal en 2020 : si la 2e moitié de ce split signée par le trio de Seattle Dehiscent est loin d’être mémorable avec son stoner metal efficace mais assez bateau, la face A de STERILEPRAYER constitue un nouvel OVNI de metal indus liquéfié (Under the Floorboards), atmosphérique et mélangeur, lorgnant tantôt sur un harsh noise tempétueux (An Empty Room), un drone digital entêtant (My Life As A Human Shield) ou même une ambient caverneuse illuminée par une mélodie de cordes aux sonorités asiatiques que n’aurait probablement pas reniée Björk (Peace Offering).



5. Dug Yuck & Jamesreindeer - Stag Pant

Entre le flow froid et austère de Dug Yuck, les beats crépusculaires de jamesreindeer et les copains de feu Decorative Stamp Edison et Babelfishh tapis dans l’ombre, les vignettes faussement mornes et vraiment habitées de ce Stag Pant aux guitares funestes ne pouvaient que faire mouche auprès des amateurs du genre de rap lo-fi qui s’improvise dans les caveaux de l’Amérique profonde, entre deux cadavres de folkeux dépressifs.



4. aloeight - Arachnid

En dépit de l’excellence glauque de Toadmilk il y a quelques années, collaboration avec notre chouchou de l’underground rap du caveau Jakprogresso, on avait quelque peu omis d’explorer l’univers du producteur aloeight aka Fredo Dela Cruz, ex Granola dans une veine électronica/ambient tout à fait recommandable. Évidemment, mal nous en a pris mais comme il n’est jamais trop tard pour bien faire, c’est à l’occasion de sa meilleure sortie à ce jour que l’on renoue avec le Californien, un Arachnid conviant nombre de rappeurs appréciés dans ces pages, des plus obscurs (Jakprogresso donc, mais aussi Mickey Diamond et Pro Dillinger, pensionnaires du label I Had An Accident) aux plus connus et reconnus (Kool Keith, Planet Asia, eLZhi) en passant par ces noms qui montent mais pas encore assez chez nous (Ill Conscious, dont on vous causait par ici il y a une paire d’années). C’est tendu, tantôt crépusculaire ou soulful, lofi bien comme il faut et porté sur le genre de samples horrifiques chers à Boxguts ou Progresso (du genre même à sampler les soundtracks de Fulci, cf. l’intro du morceau-titre), avec des MCs en feu et une esthétique de la grisaille et de l’anxiété joliment déjouée ici et là par les élans plus lyriques de Filtered Soul ou Goat Talk, entre deux incursions carrément flipantes (Big Umbrella, The Pelican Brief).



3. Water Music - Memories of Western Civilisation

Après 15 ans d’éternel retour de la folk fleurie, hippie et jolie jusqu’à la nausée du côté des hipsters et autres bobos qui font la pluie et le beau temps des tendances indie, celle de l’Australien Mathew James Barker est d’autant plus précieuse, pour son épure évoquant le désert australien comme pour son intensité à fleur de peau aux harmonies troublantes et aux saillies électriques saturées qui lui ont déjà valu dans nos pages au fil des années des comparaisons avec feu Mark Linkous ou Calexico, auxquelles on pourrait très bien ajouter le Leonard Cohen de la fin des 60s et notamment de Songs of Love and Hate pour cette solennité aux accents funèbres. Cette fois, c’est sur le spleen rugueux et onirique à la fois du merveilleux Meridian que culmine l’EP et c’est à Sparklehorse (voire pourquoi pas à la facette la plus acoustique et épurée de Grandaddy) que l’on revient pour cette fragilité du chant et cette mélodie désarmante qui enlumine par petites touches sa neurasthénie inhérente.



2. Portico Quartet - Next Stop

De l’ambient techno à la kosmische musik en passant par le chillout, les Londoniens de Portico Quartet ont commencé à infuser leur jazz d’électronique il y a déjà une quinzaine d’années mais c’est véritablement depuis le superbe Monument l’an dernier, resserré sur un groove plus offensif au souffle quasi cinématographique, quelque part entre le post-rock mélangeur de Tortoise ou feu Cougar et le maximalisme élégiaque de Hidden Orchestra, que le saxophoniste Jack Wyllie, le batteur Duncan Bellamy et leurs compères en font l’utilisation la plus subtile et pertinente, comme élément de production inextricablement mêlé à leur liberté instrumentale et à leurs complexes signatures rythmiques. À ce titre, ce nouvel EP culminant dans un déferlement de lyrisme instrumental sur un morceau homonyme proprement épique et flirtant avec le néo-classique pour certains arrangements (le piano de Procession ou les cordes de Youth notamment), est comparable aux plus belles réussites de leurs cousins australiens de Tangents, absolument cadré et renfermant pourtant une infinité qui ne demande qu’à se déverser à chaque frappe de batterie calculée pour la contenir, d’une irrésistible tension rythmique tout en laissant de l’espace aux méditations spleenétiques du saxo.



1. Grosso Gadgetto & Black Saturn - Earth Science

Pour la suite directe du superbe Earth Project dont j’avais fait mon EP de l’année 2020, le Français Grosso Gadgetto (déjà classé ici avec Djane Ki) retrouve le phrasé particulier de l’Américain Black Saturn, entre flow posé et spoken word, pour 5 nouveaux brûlots de noise-rap tout en tension downtempo et en marées de textures abrasives. A la fois massif et impressionniste, inquiétant et vaporeux, le hip-hop des deux compères n’a rien à envier aux plus belles réussites de Dälek avec lesquels ils partagent une certaine approche à la lisière du psychédélisme et une spiritualité s’élevant d’un décor de cauchemar urbain. Et même lorsqu’ils s’éloignent du bruitisme pour nous offrir quelques respirations bienvenues, à l’image du break ambient de Soul Writer ou des rêves sombres et suspendus dans l’éther du superbe morceau final Dream warrior’s of reality, le résultat est magnétique à souhait et envoûtant de bout en bout.