Top albums - janvier/février 2020

Le coronavirus n’a pas le monopole de la protection respiratoire, ne voyez donc pas de lien de cause à effet si vous découvrez en pleine actu épidémique notre thématique "masque à gaz" à l’occasion de ce premier bilan mensuel en 9 mois. Ici toutefois, la seule épidémie qui compte est celle des sorties de qualité, et la contagion qui importe, celle d’une passion que l’on espère assez communicative pour vous donner envie d’éplucher ce best of de notre début d’année 2020. Deux mois suffisamment fournis pour nous décider à vous proposer une playlist couvrant pas moins d’une cinquantaine de sorties, en plus des habituelles chroniques de nos favoris maison. Bonnes découvertes !


Nos albums de janvier/février 2020



1. Monsieur Saï - sang d’encre

La rappeur manceau est de retour en rouge et noir. Paradoxalement, c’est en confiant la production de ce sang d’encre à son faux jumeau suisse monsieur.connard que Monsieur Saï libère enfin sa voix, les écrins pas moins atmosphériques qu’à l’accoutumée mais plus minimalistes et posés du beatmaker de L’Axe du Mal mettant en avant les introspections d’outre-tombe (Celui que se tire des balles dans le pied risque la balle perdue), méditations désabusées dans la pénombre d’un salon barricadé (Le mangeur de joie), allégories d’une société qui ne prend plus la peine de déguiser sa violence et son indécence (Et tu crois qu’on sera où quand la bombe tombera ?) et autres satires du patriotisme et de la culpabilité identitaire (Juste né là), qui semblaient jusqu’ici comme en lutte permanente avec (ou parfois contre) la véhémence des beats (Le Nouveau Patriote), la saturation des guitares (La guerre ne fait que continuer) ou la freeture du saxophone (Soigne tes blessures). Du coup, le MC de La Mauvaise Humeur ose sortir de sa zone d’inconfort, un soupçon d’autotune et même du chant sur Valetudo, une fusion de trap épurée et de trip-hop du côté obscur avec Rapattitude et ses désillusions sur le rap jeu passé de la prescription formatrice de l’âge d’or à l’incarnation néo-variétoche des valeurs les plus fake du nouveau millénaire... et puis bien sûr l’espace laissé aux copains Sooolem (la peur primale du mal adulte de Là où les monstres s’affrontent), La Main Gauche (les chroniques de l’ennui adolescent du fabuleux On attendait que la vie commence) et Malaad Roy (l’étrangement apaisé Supplique pour être incinéré un jour de pluie, guitare acoustique en avant, qui évoque en filigrane le fameux monologue de Roy Batty dans Blade Runner). Il serait injuste de qualifier ce Chemin du retour aux choses sérieusement plombées - après le jouissif et non moins immense et franc du collier Deuxième Volte Digitale - d’album de la maturité, tant Monsieur Saï survole le rap français depuis plus de 10 ans maintenant, et pourtant l’idée nous a forcément effleuré, c’est dire toute la richesse et les nuances de ce 11e opus qui a mis tout le monde d’accord à IRM avec pas moins de 5 mentions pour autant de votants.

(Rabbit)


2. 2kilos &More - Exempt

5 ans exactement depuis le fabuleux Lieux-Dits, Séverine Krouch et Hugues Villette ont pris le temps de se faire désirer, faisant tout de même escale dans l’intervalle du côté de Twin Peaks et de notre compilation du même nom avec un inédit composé pour l’occasion dont les accointances post-rock se retrouvent ici notamment sur Aspect et Trilogie II, et pour somekilos (aka Hugues Villette donc) par les polyrythmies tribales et hypnotiques de Meta Meat avec à la clé des performances scéniques habitées. Percussif, Exempt l’est assurément tout autant, du syncopé Wieder au martial Trilogie III en passant par l’insidieux single Decibels où le fidèle comparse Black Sifichi, au spoken word halluciné, se fait plus intrigant que jamais. Mais c’est avant tout par son atmosphère cohérente, pétrie de mystère dans ses interstices plus feutrés aux silences lourds de tension (Circular, Trilogie I) qu’impressionne en entier ce 5e album dans la continuité à la fois organique et abstraite, post-indus et tribale des opus précédents, toujours zébré d’électronique aux incursions particulièrement subtiles ici dans ses textures hypnotiques et ses déstructurations harmoniques. À ne pas manquer le 4 avril prochain au Vent Se Lève (Paris, 19e) dans le cadre d’une nouvelle soirée de musiques expérimentales et immersives organisée par notre alter-ego Sulfure !

(Rabbit)


3. Sightless Pit - Grave of a Dog

On savait ces trois là (à savoir Lingua Ignota, Lee Bufford de The Body et Dylan Walker de Full Of Hell) déjà bien copains mais l’annonce d’un album en trio a fait l’effet d’un véritable cadeau de début d’année. Maintenant que l’objet est dans nos oreilles, les paillettes aux yeux que nous avions se sont vite transformées en poussières de charbon. Grave of a Dog semble explorer le tournant cauchemardesque d’une séance de spiritisme vers les limbes poisseuses, noyées par les larmes noircies des protagonistes, parées d’un décorum baroque et horrifique, fait d’orgues et de pianos cérémonieux, de hurlements torturés, de pulsations massives... Un grand disque à frissons ! Espérons que ce ne soit pas qu’un ’’one shot’’ et que quelques dates verront le jour, sans qu’elles ne soient réservées qu’aux quelques grosses bourses chanceuses du traditionnel Roadburn.

(Riton)


4. Monolithe Noir - Moira

D’abord dans la continuité de son précédent album (Le Son Grave, 2017), qui cheminait sur la crête d’un massif d’électro minimale, Moira, le nouvel album du français Monolithe Noir, AKA Antoine Pasqualini, s’ouvre sur un Lichens tortueux et obsédant. Mais déjà, sur ce premier morceau, la particularité de ces nouvelles compositions se dégage, des crépitements variés, un sens délicat de la mélodie, et dès la quatrième minute, l’incursion opportune d’instruments acoustiques. Cette irruption, qui vient enrichir l’association d’éléments numériques et de synthés analogiques, donne un cachet différent à la musique de Monolithe Noir, un arrière-fond jazzy, organique et chaloupé. La plus grande surprise arrive avec March for Nothing qui se transforme en son milieu, après s’être ouvert sur une électro noise et cosmique, en post-rock décadent à la Tortoise ! À cela s’ajoutent trois voix bien choisies, toutes douces, éthérées, planantes ou profondes, celles des chanteuses Rozi Plain, Elsie Dx, et de Peter Broderick (Efterklang). Moira est un voyage astral, mené par un Monolith fougueux et planant.

(Le Crapaud)


5. The Innocence Mission - See You Tomorrow

Alors que l’on ne se remet toujours pas 13 ans après du parfait We Walked In Song, Karen et Don Peris continuent de tracer leur bonhomme de chemin à coups de recueils de pop songs acoustiques à la mélancolie paradoxalement réconfortante, le filet de voix hors de portée du temps qui passe de la chanteuse et pianiste pennsylvanienne, égale d’une Hope Sandoval, y étant assurément pour beaucoup. Morceau d’ouverture du beau Sun on the Square, le troublant Records from Your Room nous avait laissé espérer il y a deux ans un autre chef-d’œuvre du même acabit, c’est chose faite ou pas loin avec ce See You Tomorrow introspectif à souhait et délicatement arrangé, qui brille tout particulièrement par le spleen 70s du morceau d’ouverture The Brothers Williams Said digne de Sandy Denny, le charme suranné du lo-fi On Your Side ou le romantisme solaire du final I Would Be There, et laisse plus d’espace au piano avec des ballades chamber pop crève-cœur telles que Movie ou John As Well, Don donnant quant à lui de la voix, tout aussi juvénile pour un quinquagénaire aux plus de 30 années de carrière, sur le duo Mary Margaret in Mid-Air ou en backing de la sérénade luxuriante et plus enlevée Stars That Fall Away from Us tout banjo en avant, pas loin de l’univers d’une Vashti Bunyan.

(Rabbit)


6. The Heliocentrics - Infinity Of Now

Depuis près de 20 ans, le collectif The Heliocentrics, dans une formation perpétuellement renouvelée, nous réjouit de ces productions léchées autour d’un jazz psychédélique (voir leur précédent album, bande son d’un OVNI cinématographique autour du trafic de LSD dans les 60’s...), d’un ethno-funk VIP (leurs collaborations avec Mulatu Astatke ou Orlando Julius...), d’un hip hop sans rap aux accents teutons (c’est-à-dire du krautrock !). Autour d’une section rythmique inamovible (le batteur Malcolm Catto et le bassiste Jake Ferguson), ce nouvel album invite, comme à l’accoutumée, à une transe métaphysique, jouissive et décidément irrésistible. À chaque écoute d’un album des Heliocentrics, trois choses reviennent inexorablement : d’abord un son, une basse ronde, des percussions feutrées, un orgue vibrant et, par contraste, une guitare saillante, des cuivres grumeleux, une voix aérienne et possédée (ici, celle de Barbora Pátková, que l’on entendait déjà sur l’album précédent), ensuite, il y a ce groove, imparable, irrésistible, accrocheur dès les premières tournes de basse, avant même le premier break de batterie, on se laisse remuer, on a déjà la nuque molle, la tête oscille de bas en haut... et enfin, cet orientalisme toujours réussi, aventureux sans être cliché, ces mélodies exotiques qui donnent à leur musique cette dimension psychédélique et qui, paradoxalement, alors que nos pieds marquent la mesure, nous fait décoller du sol... Infinity of Now, un grand moment d’intensité instantané.

(Le Crapaud)


6. OvO - Miasma

Épanchement de miasmes en provenance d’Italie... hasard du calendrier ou non, OvO tend le miroir au visage d’un monde vérolé de l’intérieur où les résonances malsaines risquent ici d’atteindre très vite le stade épidémique chez les fragiles du tympan. Stefania Pedretti et Bruno Dorella, à la fois au meilleur et au plus mal de leur forme, fêtent 20 ans d’expérimentations avec un 9ème album monstrueusement abouti où la cérémonie noise-punk prête à ses rituels des airs d’EBM viral et de sludge rampant inédits jusqu’alors.

(Riton)


6. Pruven - Clandestine Rituals

Le compère de Vast Aire nous revient en solo après après avoir clos l’an dernier sa remarquable trilogie d’EPs enregistrée en compagnie du MC de Cannibal Ox. Entièrement produit par l’excellent Jak Progresso, collaborateur récurrent de Boxguts dont on parle plus bas, Clandestine Rituals est peut-être bien le plus beau disque à ce jour du New-Yorkais d’adoption. Concentré de lyrics allégoriques et d’instrus clairs-obscurs à la fois délicats et plombés, cinématographiques et angoissés, mystiques et futuristes aux entournures, le successeur de Gold Paragraphs culmine notamment sur le sublime Oshun, tranche tour à tour vindicative et capiteuse d’une relation toxique avec ses pics de désir et ses affres de frustration, ses instants de grâce et ses semaines d’incompréhension, ses connexions fantasmées et sa longue descente aux enfers jusqu’à la rupture, tristement banale, en route vers une prochaine histoire qui en éclipsera les sentiments et les souvenirs. Un bijou, devant lequel le reste de l’album ne démérite pas pour autant.

(Rabbit)


6. Boxguts & Will Taubin - Mutilator 2

Onze ans après Mutilator qui avait marqué ses débuts particulièrement lo-fi, le stakhanoviste Boxguts retrouve le producteur Will Taubin pour un nouveau brûlot de rap ténébreux et menaçant à la croisée de l’horrorcore et de la grande époque de Def Jux, où le duo new-yorkais n’est jamais meilleur que dans l’économie de moyen et la tension larvée, à l’image des parfaits Barricade Smash et Skull Wall. Samples de cuivres cinématographiques et autres orchestrations ensorcelées (Grimenator, Scram, Bed Of Bugs), cordes dissonantes (Knight Melter), flûtes asiatisantes (Ghost World) ou saturations noise (Count Cash) nourrissent tour à tour ces morceaux d’épouvante urbaine habités par le flow toujours aussi carnassier de l’auteur de Devils in the Details.

(Rabbit)



Nos EPs de janvier/février 2020


1. Turtle Handz & Hirudini_11 - Paper Mache

Le rappeur ricain du duo Wrists signé chez les copains d’Atypeek Music et le beatmaker frenchie du label SECTEURFLECHE s’acoquinent sur cet EP qui évoque fort les grandes heures d’Antipop Consortium mâtiné de Company Flow pour son boom-bap électronique haché, futuriste et déstructuré qu’habite un flow tantôt carnassier ou pitché sous hélium dans un surprenant back & forth du MC avec lui-même. Étrange et décadent, lo-fi et volontiers inquiétant comme un Little Johnny from the Hospitul sur lequel Bigg Jus aurait donné de la voix en mode androïde des cités de béton, Paper Mache devrait définitivement laisser des traces sur notre année hip-hop.


(Rabbit)

2. Le Crapaud et la Morue - EP4 - Pour une aventure ouverte

Sur cet EP4, on retrouve Sooolem en mode darkjazz rap insidieux à la Sixtoo (Caimanae) et Monsieur Saï (avec son compère de Milled Pavement Brzowski) pour une satire du réseautage benêt où l’on partage sans s’informer sur fond de sample soul classieux à la Al Green ou Syl Johnson (le jubilatoire The end of the internet, twice), c’est dire si le nouveau court-format des Sarthois surprendra les acquis au noise rock de leur fougueux Franche Camaraderie. Avec toute une série d’EPs aux influences dub et ambient (cf. ici), Le Crapaud et la Morue nous avait pourtant habitués d’emblée à un goût du collage et du métissage qui reprend le dessus sur cette sortie au titre-manifeste, qui s’essaie donc beaucoup au hip-hop et réussit son coup (la déconstruction rétro-abstract de Zwina avec le toujours élégant La Main Gauche, ou le rap du Crapaud sur le bipolaire Sans le dire qui n’hésite pas à convoquer l’esprit de Paul’s Boutique) non sans réinventer quelques éléments familiers, des déambulations guitaristiques de L’Ouverture évoquant un Tortoise drogué aux velléités révolutionnaires de l’étrange et bien-nommé L’Aventure, quelque part entre flamenco, motifs de vibraphone à la Steve Reich, accents jazz, bluesy ou blaxploitation et free rock déglingué avec des extraits de... L’aventure c’est l’aventure. (Le)louche mais parfaitement logique dans l’univers fantasmatique du Crapaud et de la Morue, peut-être ici plus intrigant et captivant que jamais.


(Rabbit)

3. Lee Scott - ffsman

Alors que l’on espère un nouveau Cult of the Damned au regard de ce single glauque et hypnotisant à souhait, le MC/producteur et moteur créatif du crew britannique nous fait patienter avec l’un de ces EPs minimalistes aux songeries étranges dont il a le secret, déléguant les instrus aux copains pour essentiellement teneur le micro avec cette décontraction de rêveur éveillé qu’on lui connaît.


(Rabbit)



Les bonus des rédacteurs


- Le choix de Rabbit : Kelpe - Run With the Floating, Weightless Slowness

Apprécié pour son univers synthétique bariolé aux rythmiques syncopées et pour ses live avec batterie, Kelpe avait déjà esquissé un virage ambient bucolique avec le chouette EP Boiling, Steaming and Poaching. Deux ans plus tard, l’Anglais fait plus que transformer l’essai, tant ce nouveau long-format respire la quiétude d’un romantisme assumé, l’onirisme des nappes analogiques et le spleen des claviers, rehaussés de cordes au lyrisme tragique sur les piloérectiles All the Way Round et A Year and a Day, de field recordings nostalgiques un peu partout ou encore d’idiophones cristallins sur le jazzy et texturé Meridian Palindrome.


- Le choix de leoluce : Bambara - Stray

"Envolée la férocité frontale des débuts, fini également le flou de Shadow On Everything. Le trio, plus que jamais, assume ses mélodies, s’appuie sur de beaux chœurs féminins (Death Croons), sur des refrains démonstratifs (Serafina), ose la trompette langoureuse (Stay Cruel) et les nappes expressives (Sing Me To The Street, Ben & Lily) sans toutefois tomber dans le bêtement vulgaire. Son southern rock profondément gothique reste ténu même lorsqu’il en fait des tonnes et son post-punk, bien qu’un peu plus rutilant aujourd’hui, est encore tiré au cordeau. Cette efficacité et cette évidence nouvelles siéent plutôt bien au groupe qui reste évidemment foncièrement torturé comme en attestent ses histoires de mort, de ruelles sombres et de rédemption. Plongeant ses racines dans les eaux saumâtres du Bayou, biberonnée à la nébuleuse Cavienne (de S. Howard à Bonney) tout en restant profondément américaine, la musique de Bambara est bien trop racée pour s’abandonner complètement et tomber dans les affres du facile. On louvoie ainsi entre titres enlevés et moments plus paisibles bien que la tension perdure tout du long. Alternant ferveur et diction patraque, le chant de Reid Bateh y est évidemment pour beaucoup."

< lire la suite sur Des Cendres à la Cave >




Notre playlist du début d’année 2020





Les tops des rédacteurs


- Le Crapaud :

1. The Somnambulist - Hypermnesiac
2. Monolithe Noir - Moira
3. Monsieur Sai - sang d’encre
4. Field Music - Making A New World
5. The Heliocentrics - Infinity of Now
6. Bilal - Bilal
7. Panico Panico - Depression Quest

- leoluce :

1. Brainbombs - Cold Case
2. Bambara - Stray
3. Massicot - Kratt
4. Xetas - The Cypher
5. The Cowboy - WiFi On The Prairie
6. Lié - You Want It Real
7. OOIOO - Nijimusi

- Rabbit :

1. Sightless Pit - Grave of a Dog
2. The Innocence Mission - See You Tomorrow
3. Monsieur Saï - sang d’encre
4. Kelpe - Run With the Floating, Weightless Slowness
5. 2kilos &More - Exempt
6. Iceblink - Carpet Cocoon
7. The Heliocentrics - Infinity of Now

- Riton :

1. Sightless Pit - Grave of a Dog
2. OvO - Miasma
3. Monolithe Noir - Moira
4. The Innocence Mission - See You Tomorrow
5. Leeched - To Dull The Blades Of Your Abuse
6. Monsieur Saï - sang d’encre
7. Hagetisse - Seven Sorrows of the Virgin

- Spoutnik :

1. Pruven - Clandestine Rituals
2. Hus Kingpin & SmooVth - The Connect Tape
3. Boxguts & Will Taubin - Mutilator 2
4. Onoe Caponoe - Invisible War
5. lojii - lo&behold
6. Hus Kingpin - End of a Decade
7. Monsieur Saï - sang d’encre