Tir groupé : ils sont passés sur nos platines (4/11 - 10/11/2019)

Chaque dimanche, une sélection d’albums récents écoutés dans la semaine par un ou plusieurs membres de l’équipe, avec du son et quelques impressions à chaud. Car si l’on a jamais assez de temps ou de motivation pour chroniquer à proprement parler toutes les sorties qu’on ingurgite quotidiennement, nombre d’entre elles n’en méritent pas moins un avis succinct ou une petite mise en avant.





- Hprizm - Blue Nile (4/10/2019 - autoproduction)

Rabbit : Après Beans il y a quelques semaines, c’est un autre illustre rappeur des séminaux Antipop Consortium que l’on retrouve dans le Tir Groupé avec un album singulier, sur lequel l’Américain, que l’on suit depuis 7 ans dans ses périples instrumentaux en solo, ne reprend toujours pas le micro. Celui qu’on connaissait sous le nom de High Priest continue donc sur la lancée de ses sorties de l’an passé avec un disque au beatmaking minimaliste et aux atmosphères tantôt mystiques et syncopées (After Jummah, Egyptian Musk, The Wheel), plus futuristes et dystopiques (Frankensense, ou un Loud Ambiance totalement dénué de beats) voire spirituelles et mélancoliques (High John Conquering Oil), qui font parfois penser au charme bancal du RZA low end de Ghost Dog (Lotus), à une trap réduite à son squelette le plus abstrait (Philly Bull) voire même le temps du final Thru the Cracks à l’électronica du label Warp qui abritait son groupe au tournant des années 2000.


- Alexandre Navarro - Les liens magnétiques (2/11/2019 - autoproduction)

Elnorton : Alexandre Navarro est loin d’être un inconnu pour nos lecteurs fidèles. Certains ont même eu l’occasion d’assister en mars dernier à son inoubliable concert dans le cadre du Sulfure Festival. Équivalent musical d’un Marc-Antoine Mathieu, le Parisien n’est jamais rassasié par l’exploration de ce qui ne se voit pas, et ce sont donc Les Liens Magnétiques qui l’inspirent sur son dernier disque.
Une production d’Alexandre Navarro n’est jamais neutre, et ses expérimentations modulaires nécessitent plusieurs niveaux de lecture. Des abstractions industrielles du Al-kīmiyā initial à la mélancolie presque pop de Les Liens Magnétiques en passant par les rythmiques envoûtantes de Pulsar, les ondulations évanescentes de Les Sentiments ou les indescriptibles résonances du délicieux sommet Nyx, La Nuit, le Français ne se répète jamais tout en assurant le maintien d’une cohérence dans sa discographie. Chaque disque est un prétexte pour inventer et explorer de nouvelles textures et modulations dont les subtiles variations ont un impact certain sur les émotions que peut ressentir l’auditeur. Les Liens Magnétiques ne fait pas exception à la règle.

Rabbit : A l’image des arpeggiators d’Hyperespace ou du spleen hédoniste très SF 80s du morceau-titre, le rétrofuturisme a la part belle sur ce nouvel opus du Parisien qui à l’exception du bien-nommé Pulsar met en retrait les rythmiques à proprement parler tel qu’en regorgeait son prédécesseur Pneuma pour privilégier les soundscapes synthétiques faits de poussières de rêves érodés par la réalité, du modulaire Al-kīmiyā au Boards-of-Canada-esque Peuple spectral (qui évoque sans rougir les visions extra-dimensionnelles déliquescentes et intrigantes de l’indépassable Geogaddi) en passant par Les sentiments et leurs pulsations analogiques au romantisme dénaturé par le temps. Ces liens qui nous unissent ne sont-ils plus désormais que les reliques d’une époque où la technologie servait encore l’humain alors que le contraire surtout semble vrai aujourd’hui ? Et le magnétisme du titre, leur façon de perdurer dans le cloud de nos souvenirs et de nos sensations (cf. les fugaces affleurements mélancolique de Nyx, la nuit ou le piano désagrégé de l’hantologique Corridor) ? On irait bien quoi qu’il en soit passer un bout de temps dans cette réalité alternative conçue qui sait par Alexandre Navarro comme un cocon analogique protecteur des froides rancoeurs digitales de l’époque...


- Isnaj Dui - Sight Seeing (18/11/2019 - autoproduction)

Rabbit : On avait perdu de vue (aucun jeu de mots voulu !) depuis quelques années la flûtiste Katie English adepte d’une ambient aux charmes austères et pastoraux. Pour ce nouvel opus, la Britannique s’essaie avec brio à la synesthésie en essayant de nous faire ressentir musicalement les effets de différentes maladies affectant la vision. Une thématique semble-t-il très personnelle pour la musicienne qui propose ainsi une série de variations autour d’un Theme impressionniste où se répondent harmonies de flûte, cordes pincées et percussions de sons trouvés, dont les agencements au fil des morceaux suivants se hachurent (Nystagmus), se délitent (Macular Degeneration), se distordent (Keratoconus) ou se scindent en échos approximatifs (Double Vision), subtiles mutations qui culminent sur l’hallucinatoire Charles Bonnet Syndrome épousant les symptômes de cette maladie peu connue qui touche les personnes âgés ayant subi une importante perte de vision.


- A Winged Victory for the Sullen - The Undivided Five (1/11/2019 - Ninja Tune)

Rabbit : Kudos à Ninja Tune pour rappeler à notre souvenir ses ambitions défricheuses des 90s en signant le duo américain échappé d’Erased Tapes, qui le lui rend bien en nous offrant son meilleur disque en 8 années d’activité. Cinquième sortie du pianiste Dustin O’Halloran et de l’ex Stars of the Lid, Adam Wiltzie (dont on vous conseillera surtout de réhabiliter les fantastiques projets Aix Em Klemm et The Dead Texan, en plus de Sleepingdog avec la divine Chantal Acda), The Undivided Five s’amuse à jouer sur le chiffre 5 à coups de quintes justes et autres références musicales érudites, mais son équilibre parfait entre lyrisme et économie de moyens le met à la portée de tous les amateurs de soundtracks néoclassiques au spleen piloérectile (The Slow Descent Has Begun, The Rhythm Of A Dividing Pair), des hommages non dissimulés mais sans plagiat aux maîtres Debussy (l’impressionnant Our Lord Debussy entre piano solennel et nappes vibrantes) et Satie ( The Haunted Victorian Pencil) au piano à nu de Keep It Dark, Deutschland en passant par les expérimentations pulsatiles à la Max Richter sur Sullen Sonata, les harmonies plus granuleuses d’Aqualung, Motherfucker ou l’impressionnisme affligé du beau A Minor Fifth Is Made Of Phantoms.

Elnorton : Sacrée claque en effet que ce disque découvert par le biais des conseils de Rabbit. A vrai dire, j’ignorais que l’excellent Dustin O’Halloran - co-auteur avec Hauschka de la touchante bande originale du film Lion en 2016 - faisait partie de ce projet. Et si l’on reconnaît aisément l’audace et le doigté gracile du pianiste sur The Undivided Five, sa complémentarité avec Adam Wiltzie provoque une extase de tous les instants ou presque, les moments de transition générant un plaisir décuplé lorsque interviennent les explosions. Lyrique sans être redondant ou pénible, à la manière d’Hildur Guðnadóttir, ce dernier disque de A Winged Victory For The Sullen mêle le meilleur de l’ambient, du néoclassique et même du classique (Sullen Sonata), touchant au sublime à l’occasion de sommets tels que The Slow Descent Has Begun ou un The Rhythm Of A Dividing Pair qui ne laissera sans doute pas de marbre les amateurs de Sigur Rós voire de Radiohead tant le piano cristallin de la dernière partie rappelle Daydreaming. Somptueux et déjà mémorable.


- Plaster - Recall EP (5/11/2019 - Kvitnu)

Rabbit : Si j’avais bien apprécié l’électro stellaire légèrement plus feutrée de Gianclaudio Hashem Moniri en solo, c’est ce retour au futurisme cyber-organique et mouvant d’un Plaster dont il tient désormais seul les manettes qui permet de retrouver tout le génie de l’Italien, ce talent d’architecte sonore qui incorpore ici des voix digitalement modifiées pour étoffer encore sa machinerie de précison aux abstractions techno-indus magnétiques et pulsées. Forcément, avec deux morceaux de cet acabit les amateurs resteront sur leur faim, mais l’excellent Transition ne datant que de l’an dernier, n’en demandons pas trop au beatmaker transalpin d’autant que le label Kvitnu, qui l’héberge désormais depuis Berlin, nous régale encore d’un très grand cru 2019 treize ans après sa création.


- Les hommes tombent de la Lune - Shirtee Dee (25/09/2019 - autoproduction)

Rabbit : Sur des compositions électriques entre blues abrasif et post-rock à la Constellation (Hemi sync) signées Butch McKoy (I Love UFO, White Heat), Lyson Leclercq passe en long format avec ce disque aussi intense qu’atmosphérique dont la mystique sensuelle et païenne évoque les grands espaces d’Asie centrale, non sans quelques réminiscences d’un Ouest américain où perdurent les croyances et la spiritualité des tribus indiennes, dans un noir et blanc fantasmagorique façon Dead Man de Jim Jarmusch (au point que l’on jurerait parfois entendre les riffs funestes et dépouillés de Neil Young sur Out of body). Son spoken word habité, d’abord en Français, semble avoir hérité du Gainbourg de Mélodie Nelson son goût pour une diction aux allitérations hallucinées, mais c’est en Mongol que la Parisienne m’a fait la plus forte impression sur un alsaad suuga eej dont les incantations vénéneuses de chamane en plein exorcisme se mêlent au chant de gorge et autres vocalises cérémoniales à la Nusrat Fateh Ali Khan, et à la tension larvée des cordes de guitare frottées à l’archet pour évoquer ces derniers instants de menace avant que s’abattent les nuées de corbeaux de la fatalité. Prenant !

Elnorton : Intense, ce disque l’est sans l’ombre d’un doute. A flux tendu, le spoken word parfois incantatoire de Lyson Leclercq dégage une tension de tous les instants. Mais pour maintenir cet état, la Parisienne ne fait pas dans le recyclage. Elle enrobe une voix polymorphe au sein de riches instrumentations dont elle fait varier la nature et les volumes, se rapprochant ainsi de l’univers d’un Jean-Sébastien Nouveau à l’honneur dans cette rubrique la semaine dernière. Puissant et percutant.


- Vast Aire × Pruven - 777 vol. 3 EP (27/10/2019 - autoproduction)

Rabbit : On ne change pas une équipe qui gagne, et l’association de la fougue passionnée du jeune Pruven et du verbe goguenard du vétéran Vast Aire (moitié de Cannibal Ox) est toujours aussi évidente sur ce dernier volet d’un triptyque d’EPs mis en avant à chaque nouvelle étape dans nos colonnes (cf. ici puis ). Gagnant (légèrement) en luminosité et en décontraction par rapport aux opus précédents, 777 vol. 3 sonne plus que jamais comme une croisade allégorique contre l’obscurantisme social prônant le partage du savoir et la libre pensée, où se télescopent paradoxalement références religieuses ou spirituelles en tous genres dont l’ironie demeure incertaine, imagerie guerrière, visions post-fumette et petits ego-trips rigolards. Les deux bonhommes sont intelligents et le savent, leurs instrus le sont aussi et c’est ça qui fait tout, de la funk gondolée de Destroy Them au futurisme Def-Juxien de Smoke The Weed That’ Growing In My Thoughts produit par le compère Jakprogresso en passant par les cinématographiques Anti-Hero et Nosferatu 7 ou le solennel Decisional Consequence. On en redemande !


- Shana Falana - Darkest Light (25/09/2019 - Arrowhawk Records)

Elnorton : Est-ce parce que Shana Falana apparaît comme une formation de seconde division qu’il faut bouder l’écoute de Darkest Light  ? Assurément pas. Certes, le quasi a capella de Come And Find Me est sans grand intérêt tandis que la première partie d’Everyone Is Gonna Be Ok, avec son chant flattant les bas instincts de l’auditeur sur une instrumentation pourtant bien troussée évoquant Ride, verra les poils du puriste se hérisser, mais le reste du disque est bien plus efficace et mesuré. Vous n’y trouverez rien de fondamentalement neuf mais, du shoegaze de Go Higher rappelant le Loveless de My Bloody Valentine à un Who We Are bâtissant un pont tout sauf inintéressant entre dream-pop et alt-country en passant par la dernière partie d’Everyone Is Gonna Be Ok évoquant cette fois les derniers albums de Sonic Youth ou un Darkest Light pas si éloigné de l’univers de PJ Harvey à la croisée des derniers siècles, ce disque contient suffisamment de choses intéressantes pour que l’auditeur passe un agréable moment. Et tant pis s’il faut pour cela s’ennuyer sur quelques séquences. Il y a parfois de beaux matchs en seconde division, pour peu que l’on intègre davantage de mesure à nos exigences.

Rabbit : Un peu à la manière d’Asobi Seksu en leur temps mais dans une veine plus psychédélique peut-être, les Shana Falana, eux aussi New-Yorkais, trouvent le même équilibre entre densité nébuleuse des guitares, batterie massive et clarté du chant féminin (le romantique Go Higher), shoegaze parfois abrasif (le chant déclamé de d’Everyone Is Gonna Be Okay fait en effet penser à Kim Gordon et les instruments sont au diapason) et dream-pop tantôt acidulée (les refrains de Everyone Is Gonna Be Okay), mystique (Who We Are évoque joliment l’univers de Nico) voire goth aux entournures (Stripped), non sans quelques incursions plus claires-obscures et tourmentées (Darkest Light, Right Now Is All We Know). L’ensemble manque un peu d’énergie à mon goût pour égaler les charmes de feu le groupe de Yuki Chikudate (choix revendiqué au regard notamment de la ballade Come and Find Me, assez sirupeuse pour le coup) mais n’en reste pas moins tout à fait recommandable.


- Zonal - Wrecked (25/10/2019)

Rabbit : S’il n’est pas tout à fait aussi impressionnant que la somme de ses parties et ne fera sans doute pas date à la façon des meilleurs Techno Animal, Wrecked fait tout de même joliment le pont - en particulier sur la série d’instrumentaux formant sa seconde moitié qui culmine sur l’anxiogène et sursaturé S.O.S. - entre les deux premiers et meilleurs albums du projet JK Flesh de Justin K. Broadrick et l’ambient oppressante du récent et magnifique Sirens de Kevin Martin, où le beatmaker de The Bug et King Midas Sound mettait en musique les quelques semaines d’angoisse permanente ayant fait suite à la naissance de son premier enfant, dont les conditions de santé mirent la vie en danger à plusieurs reprises (une atmosphère de tension sourde et de désolation que l’on retrouve ici sur les derniers morceaux Alien Within et Stargazer). C’est finalement la poésie guerrière de Moor Moother qui tire son épingle du jeu sur les hymnes de résilience à la violence et l’injustice que constituent le vénéneux In a Cage (et sa drôle de référence à un certain hit des Smashing Pumpkins), le lancinant Medulla et surtout le puissant System Error digne des grandes heures de Dälek, bénéficiant du spoken work belliqueux et hanté de l’Américaine qui accompagnait déjà depuis quelque temps The Bug en concert.


- Sparkling - I Want To See Everything (23/08/2019 - Vitamin A Records)

leoluce : Le premier album de ce trio de Cologne porté sur le post-punk sautillant aux fortes accointances indie-pop est un drôle de truc : il agace autant qu’il fait du bien. De prime abord, Sparkling donne l’impression de n’avoir dans ses bagages qu’une seule mélodie, toujours la même, déclinée sur une dizaine de titres. Simultanément, le trio multiplie les azimuts et ladite mélodie se contorsionne, s’étire, se rapetisse, se recroqueville sur elle-même, apportant une variété salutaire. Enfin, I Want To See Everything use parfois de grosses - très grosses - ficelles qui arrondissent les angles d’un post-punk arty que l’on aimerait plus féroce. Néanmoins, Sparkling montre un incontestable savoir-faire : les morceaux emmagasinent pas mal de trouvailles (les interruptions électro-game boy, le chant en anglais, allemand et français, les irruptions dub, etc.), sont dotés d’un vrai souffle (qui frise parfois le lyrisme) et d’une belle énergie qui finissent par remporter la mise d’une courte tête. C’est très efficace, souvent bien construit et ça débouche sur (au moins) trois "tubes" certifiés qui s’agrippent durablement aux neurones : le mouvant Alive, le plus spleenique It Isn’t True et le très disloqué Something Like You. Agaçant certes mais touchant aussi. On est curieux d’entendre la suite.

Rabbit : Pas encore autant d’écoutes au compteur que mon compère mais cet album des Allemands m’a emballé d’emblée, et sans grandes réserves. On se croirait revenu 15 ans en arrière, alors que des groupes - à grosses ficelles mélodiques certes - comme Radio 4 ou Hard-Fi s’incrustaient dans les charts avec leur dance-rock rondelet (We Don’t Want It), que Phoenix n’avait pas encore cédé aux sirènes racoleuses de la bande FM (I Want to See Everything, The Same Again), que Simian et quelques autres mélangeaient leur pop à guitares avec à peu près tout ce qui leur passait entre les oreilles (l’immense hymne art-rock nintendo Alive). Il y a ces rythmiques effrénées très caractéristiques à la Bloc Party des débuts (Champagne, It Isn’t True), des emprunts rafraîchissants au hip-hop anglais de l’époque The Streets (When I Go to Sleep, le touchant Next to Me), cette façon d’habiller le squelette post-punk d’un groove irrésistible et d’un lyrisme à la candeur affichée (Alles nur Vielleicht) plutôt que de le désosser jusqu’à sonner aussi sec, dépassionné et créativement limité que tous les autres comme ça semble être la mode en ce moment. Et pour couronner le tout, le dernier morceau Something Like You claque comme pas permis, histoire de nous donner envie de relancer promptement la galette du début !