Ceramic Dog - Your Turn

Cinq ans, c’est long. Surtout lorsque l’on a su créer l’attente à la faveur d’un premier album en tout point remarquable. Déjà, on aime beaucoup Marc Ribot, lui qui a laissé traîner sa guitare sur une pléthore d’albums adulés (pêle-mêle, quelques-uns de John Zorn, quelques autres d’Arto Lindsay, certains de David Sylvian et puis on s’arrêtera là pour ne pas multiplier les lignes et les mots). Mais on aime beaucoup aussi Ceramic Dog au sein duquel il s’acoquine avec Shahzad Ismaily et Ches Smith, soit une rythmique tout-terrain, touche à tout et nucléaire qui n’a peur de rien. Your Turn ne fait pas que combler l’attente, il confirme puis, surtout, sidère. Brillant.

1. Lies My Body Told Me Voir la vidéo Ceramic Dog - Lies My Body Told Me
2. Your Turn
3. Masters of the Internet
4. Ritual Slaughter
5. Avanti Popolo
6. Ain’t Gonna Let Them Turn Us Round
7. Bread and Roses
8. Prayer
9. Mr. Pants Goes to Hollywood
10. The Kid is Back !
11. Take 5
12. We Are the Professionals
13. Special Snowflake

date de sortie : 30-04-2013 Label : Northern-Spy Records

Allons directement à l’essentiel : Your Turn déambule exactement sur le même chemin rocailleux emprunté avant lui par Party Intellectuals il y a déjà cinq ans et se trouve être aussi enthousiasmant. Si ce n’est qu’il n’a strictement rien à voir. Un beau paradoxe. Les mêmes musiciens, les mêmes intentions, en particulier celle d’exploser tout ce que la musique peut avoir de populaire à grands coups d’expérimentations. Et de rendre l’avant-garde accessible au plus grand nombre. Mais un rendu complètement différent. En particulier parce que le trio semble avoir ouvert les fenêtres en grand sur Your Turn. Non pas pour y faire entrer de l’air frais – c’est en particulier pour sa fraîcheur que nous avions loué Party Intellectuals – mais plutôt des torrents de rage et de bile. Une rage saine. Violente. Superbe. Et politique aussi. Une rage qui endosse les atours d’une guitare incisive, d’une batterie véloce et d’une basse malléable. À moins qu’il ne s’agisse d’une guitare bavarde, d’une batterie hachée menue et d’une basse imposante. Ou alors d’une guitare atone, d’une batterie muette, d’une basse murmurante. En fait, c’est bien tout cela à la fois. Ceramic Dog, c’est un triangle aux angles mouvants, droits, aigus, obtus, qu’importe, il s’adapte à tout, extrêmement plastique tout en gardant son orthodoxie polygone. Il peut bien jouer ce qu’il veut, s’emparer de n’importe quel style, il tient debout, n’est jamais ridicule et y met exactement la même dose de jusqu’au-boutisme. Ce n’est pas un groupe de bal interprétant ses classiques, c’est une machine caméléon qui s’approprie les genres pour les recracher comme elle voudrait qu’ils sonnent, y mettant ses couleurs, sa doxa, ses sentiments, et donc aussi sa colère. Et surtout sa générosité. Un beau bordel qui se permet tout, de l’avant-folk iconoclaste aux senteurs reggae (Ain’t Gonna Let Them Turn Us Round), du psychoblues (Lies My Body Told Me), de la fanfare pasolinienne (Avanti Popolo), du rock (Bread And Roses), des divagations instrumentales sans queue ni tête mais avec des jambes et un cerveau (Prayer), du heavy rap néanderthalien (We Are The Professionals) et bien plus encore. Et à chaque fois, ça fonctionne. Y compris lorsque vingt-cinq doigts arrachent le manche pour en sortir des solos dégueulasses qui suintent et débordent du cadre. Y compris quand les voix crient à tue-tête. Y compris dans les moments où le trio donne l’impression de n’aller nulle part et que l’on se surprend à rester scotché quand même (Mr. Pants Goes To Hollywood). Il peut même se travestir en Rat Pack, on suit le Ceramic Dog. Où qu’il aille, quels que soient les habits qu’il endosse, on le suit. Parce que tout y est miraculeux.



Les musiciens s’en donnent à cœur joie. Marc Ribot avait prévenu : « Second records are a bitch ». Pourtant, rien de putassier ici, juste l’envie d’en découdre et de donner énormément. Un plaisir visible et communicatif à exploser les carcans pour faire rentrer une multitude de cylindres dans une forêt de cubes. Un album melting-pot qui emprunte ça et là à tout ce qui fait l’Amérique. Tous les folklores sont touchés, aucun n’est épargné. Rien ne résiste à la moulinette heavy, punk et métamorphe du trio qui montre en permanence, sans que cela ne soit la priorité, qu’il maîtrise tout : ses instruments, ses influences, ses envies. Il en résulte un album protéiforme aux multiples facettes incongrues. On se dit, dès les premiers morceaux, que le Ceramic Dog cassera son fil rouge (pour peu qu’il y en ait réellement un), mais pas du tout. Malgré la multitude de styles abordés, le groupe reste cohérent et sonne. Mon dieu qu’il sonne. Il arrache les chairs, martèle la boîte crânienne : « If you listen closely, you can hear the rage, hope, disappointment, ritual excess, love and anarchy that were in our personal and collective airspace during those years », annonce Marc Ribot et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas tort. Tout cela, en effet, on l’entend, on le ressent, on le vit. Cette guitare fureteuse, baroudeuse, qui montre ses pectoraux mais aussi son âme sensible. Une main de velours dans un gant de boxe. Un fil à couper le beurre à cran d’arrêt. Un vocabulaire fin et méchant. Marc Ribot... Toute sa dextérité accumulée toutes ces années durant. Et sans doute aussi sa rage contenue qu’il laisse ici exploser. Your Turn est déjanté, part dans tous les sens, effleure le non-sens mais garde son intensité, son ossature, son squelette. Les deux qui l’accompagnent ne sont pas en reste et les trois se sont si bien trouvés. Shahzad Ismaily (basse) et Ches Smith (batterie) montrent eux aussi une belle expertise construite patiemment au fil de leur riche parcours. Il y a très peu de moments dans ce disque où ils ne jouent pas ensemble, pas d’échappée belle de l’un au détriment des autres. Où qu’ils aillent, ils y vont ensemble. Et tricotent un canevas au relief cabossé, aux lignes de crêtes en dents de scie. Difficile de deviner où nous mène l’apex d’un morceau quand lui-même semble se chercher mais même lorsque la guitare trace une ligne de fuite vers un ailleurs que l’on n’attendait pas, tout de suite la rythmique entame sa mue et se reconstitue pour la soutenir. Et là où l’on pourrait craindre le trop-plein à n’être jamais seul avec l’un ou l’autre, l’ensemble se montre pourtant très aéré. Jamais trop envahissants, ces trois-là nous gratifient de leur présence discrète. Une bande de potes (on y trouve également Greg Saunier, JD Foster, Eszter Balint, Andy Taub, Ryan Kelly, Francois Lardeau et Mary Ho) dont on fait immédiatement partie et avec qui, jamais, on le sait, on le sent, on ne se regardera en chiens de faïence.

Les sommets sont nombreux. De la reprise de Take 5, morceau transfiguré à la façon dont les Doors l’étaient déjà au travers de Break On Through sur Party Intellectuals jusqu’à ce Your Turn furieusement noisy et fracturé, de ces digressions incisives jusqu’aux tempi patraques, du tout instrumental enfin aux morceaux chantés, pas un instant où le poil se relâche, où la tension faiblit. Et il fallait bien une réelle maîtrise pour que le disque ne s’éparpille pas en milliers de fragments épars que l’auditeur aurait eu à rassembler pour reconstituer l’ossature et contempler le dessin. Effectivement, explosé, sans nulle doute, Your Turn l’est mais réussit également à maintenir sa cohésion, comme un Big Bang qui se ramasse sur lui-même. Les expérimentations, toujours bien présentes, ne passent jamais au premier plan et se confinent aux interventions de la guitare, aux breaks bizarroïdes, à la répétition d’un motif encore et encore, et surtout à la grande diversité de l’ensemble. Bref, Your Turn confirme qu’avec Ceramic Dog, on ne peut qu’être en terrain inconnu, à l’image du jeu de solitaire déviant qui orne la pochette : on connaît mais à celui-là, on n’y a jamais joué. « Ceramic Dogs just wanna have fun » conclut Marc Ribot mais pas simplement. De l’humour, certes mais de l’amour aussi. Beaucoup. Qui nous fait tant espérer une suite. Dans un temps un peu plus resserré cette fois-ci, bien qu’à nouveau, il y ait, sur Your Turn, de quoi explorer mille ans.

Superbe.

Chroniques - 14.04.2013 par leoluce
 


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