2023 en polychromie : les meilleurs albums - #90 à #76

180 albums, car si la frustration demeure de ne pas en citer 100 ou 150 de plus, c’est là que la césure s’avérait la plus supportable en cette année 2023 riche en pépites sous-médiatisées. 180 disques, car le but d’un bilan annuel, de la part d’une publication musicale quelle qu’elle soit, ne devrait pas revenir à montrer que l’on a sagement écouté la poignée d’albums réchauffés que les faiseurs de mode vendus au mainstream le plus racoleur nous ont prescrits, mais bien à faire découvrir des sorties remarquables passées entre les mailles du filet, et comme les plus curieux le savent, ces dernières ne manquent jamais. 180, donc, pour les 180 degrés qui nous séparent, un peu plus chaque année d’ailleurs, des classements de lemmings absolument imbuvables croisés ici ou là.

De moins en moins d’air, de lumière et de mélodies à mesure que l’on avance dans ce classement, un peu comme si l’on plongeait dans l’une de ces failles des grands fonds marins aussi vastes que méconnus et pourtant, quelques bouées de sauvetage presque pop attendent les téméraires qui voudront bien continuer de nous suivre dans cette exploration alternative des 12 mois écoulés.



#90. Chris Abrahams / Oren Ambarchi / Robbie Avenaim - Placelessness

On retrouvera le pianiste australien Chris Abrahams dans les hautes cimes de ce classement avec le dernier opus en date de son trio The Necks mais en attendant, cette collaboration sur deux longs titres tour à tour méditatifs et anxieux avec ses compatriotes Oren Ambarchi à la guitare à effets et Robbie Avenaim aux fûts (eux-mêmes accoquinés depuis le milieu des années 90 via leurs projets Phlegm, Phlegmeson et Ear-Rational Music notamment), quoique découverte assez tard dans l’année, ne pouvait pas me laisser indifférent, avec son crescendo d’abord ambient et introspectif puis de plus en plus percussif et fiévreux évoluant vers l’urgence et la fantasmagorie, le genre de progression qui vous prend pour ne plus vous lâcher et où le piano d’Abrahams est un peu le vecteur de lumière et de mélancolie, malmené par la tension krautrock menaçante de ses deux camarades de jeu.


#89. Matana Roberts - Coin Coin Chapter Five : In The Garden​.​.​.

Irréductible, inrésumable... 12 ans après les débuts de la série chez Constellation, ce 5e chapitre des Coin Coin est fidèle à la personnalité de la musicienne jazz transverse de Chicago, ici aux cuivres, chant/spoken word et percussions au côté d’une dizaine d’invités dont Kyp Malone de TV on the Radio aux synthés : un album engagé, politiquement chargé et habité par les fantômes de l’Histoire afro-américaine, jusqu’à ses esprits et ses vies antérieures. Les accents à la Ornette Coleman que l’on est désormais habitué à retrouver chez l’Américaine, en particulier lorsqu’elle est au saxo, s’y fondent dans les élans martiaux et modaux d’un marching band hanté par des courants de conscience scandés, qui doit autant au dark ambient ou à la musique contemporaine la plus malaisante qu’au free jazz et aux musiques rituelles, entre deux incursions plus électroniques (enthralled not by her curious blend) ou presque gospel dans la tradition des chants d’esclaves (le diptyque but i never heard a sound so long / the promise). Fascinant.


#88. 7rinth - Drawing Monsterz

"Tandis que résonnent à intervalles réguliers ces rafales de kicks caractéristiques du bonhomme, on est toujours aux confins du courant de conscience aux sonorités oniriques plus ou moins légères (Ai Ohto) ou plombées (Moon Drip) et d’un lyrisme tristounet aux boucles cinématographiques à souhait (Multicolor, ou Zubat Pistol avec son sample de Morricone tellement dans le ton), de la méditation bluesy (Heirophant) et du soundtrack d’anime truculent qui a le bon goût de ne pas basculer dans le kitsch pour autant (Where is Reptar From), avec cette irrésistible dose de spleen atemporel pour table de chevet (Emily, Instant Tea) et ces effets de disto gondolée estampillés SP-404 qui évoquent tantôt l’impermanence (The Open Door) ou des atmosphères plus hantées (Ferris Wheel). Monstres du titre obligent, la tonalité générale gagne encore quelques nuances de sombre (le magnétique Floating Gloves) tout en ménageant de charmantes incursions plus jazzy, ambiance "Cowboy Bebop" (No Goodbye)."

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#87. offthesky - Opening Opening

Album aux sonorités amniotiques, Opening Opening voit Jason Corder mettre en musique son idée de notre arrivée dans ce monde physique, de la conception et la naissance à l’enfance mais dans une acception qui embrasse dans un même mouvement la réalité tangible, la perception et le spirituel. Envisagé comme une collection de comptines ambient aux structures très simples, ce nouvel opus du musicien de Denver déploie d’abord carillons et trémolos de cordes dans un océan de pads synthétiques évoquant le cocon matriciel (Pulse the rise and fall, Ways of sensing), puis des arrangements flutés à mesure que les textures laissent entrer l’air et la lumière (A series of fortunate mistakes), piano spleenétique et field recordings pastoraux se joignant ensuite à l’instrumentarium de l’Américain (Over edge to utter still, Cold warm hands in mind) pour mieux embrasser cette fuite du temps d’un âge tendre que l’on ne cessera par la suite de contempler avec nostalgie (cf. l’introspection solaire du sommet Ripples into empathy) ou pourquoi pas la quiétude retrouvée d’une acceptation de sa tragique impermanence (Lifelike palindrome).


#86. L’Rain - I Killed Your Dog

"La New-Yorkaise Taja Cheek passe un palier avec ce 3e opus particulièrement mélangeur dont la singularité des textures oniriques (on sent que ses collaborations avec Helado Negro ont laissé des traces) et la spiritualité de télescopages faisant la part belle au jazz (Our Funeral), au rock expérimental voire au trip-hop (r(EMOTE) dont les sonorités très deep et aquatiques ne sont pas non plus sans rappeler la Björk dHomogenic) et à un r’n’b plus proche de l’élégance des belles heures de la nu-soul que de ses rejetons contemporary aux effets ostentatoires et dégoulinants, évoque rien de moins que Meshell Ndegeocello à la grande époque, celle des Comfort Woman, The World Has Made Me The Man Of My Dreams et autre Devil’s Halo (une filiation notamment flagrante sur Uncertainty Principle)."

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#85. The Declining Winter - Really Early, Really Late

On ne parlera décidément jamais assez de The Declining Winter, projet pourtant emmené depuis une quinzaine d’années déjà par le co-leader des cultissimes Hood, Richard Adams, accompagné notamment de l’ex violoniste de Lanterns on the Lake, Sarah Kemp. Un groupe dont le superbe Home For Lost Souls de 2015, entre douceur onirique du sonwriting et dynamique enivrante aux élans rythmiques parfois presque post-rock demeure un sommet de la dernière décennie en termes de pop/folk atmosphérique, et qui ne démérite pas sur ce Really Early, Really Late beaucoup plus aérien voire éthéré, sur le terrain cette fois d’une chamber folk aux arrangements néo-classiques (The Darkening Way, Yellow Fields, The Fruit Of The Hours), du slowcore (Song Of The Moor Fire, Really Early, Really Late) ou d’une ambient-pop évanescente pas très éloignée des travaux récents d’un David Sylvian (This Heart Beats Black, How To Be Disillusioned).


#84. Godflesh - Purge

Toujours au sommet de leur art brutal et vénéneux, les vétérans Justin K Broadrick et BC Green restaient sur un Post Self tout en boîtes à rythmes massives et en essaims de guitares saturées. Fait du même bois, Purge s’avère 6 ans plus tard encore plus crade et surtout plus dense, vrillé de riffs dissonants et toujours au parfait embranchement de cette vibe old school des rythmiques tantôt raides et martiales (Lazarus Leper, The Father) ou plus groovesques et véloces (Land Lord et Permission, à deux doigts de flirter avec la drum’n’bass), et d’atmosphères atemporelles de malaise viscéral. Un véritable bulldozer metal-indus capable d’en remontrer à n’importe quel héritier du genre par sa puissance de feu et ses sonorités brutes de décoffrage.


#83. Death Librarian - Ghost Elegies

"Avec Ghost Elegies, c’est à un dark ambient canal historique aux accents fortement cinématographiques que s’adonne Oliver Stummer (aka Tomoroh Hidari), célébrant l’avènement des spectres sur 12 minutes de crescendo dronesque incantatoire et caverneux (The Future Belongs To Ghosts), ou accompagnant pas-à-pas un narrateur invisible dans les tréfonds d’une crypte de possédés (A Failure A Defeat) pour y déterrer à la lampe à huile les os noircis de quelque antéchrist oublié (Black Bones). Plus loin (ou plus avant dans le profondeurs infernales qui sait ?), sur le troublant Spectral Fadeaway, les suppliques d’une voix féminine refusant de perdre son enveloppe charnelle parviennent à extirper d’une obscurité carnassière quelques harmonies de synthés auréolées d’une lueur d’espoir, tandis que le bien-nommé Reverberations From The Past convoque le souffle d’esprits vengeurs symboles d’une mémoire tourmentée."

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#82. Bruxa Maria - Build Yourself A Shrine And Pray

Je parlais de Machiavellian Art dans le volet précédent, c’est d’un autre groupe britannique bruyant, mélangeur et affilié au label Riot Season qu’il est question ici, un quatuor celui-là, dont l’étiquette punk hardcore des débuts serait bien étroite aujourd’hui pour ce Build Yourself A Shrine And Pray, 3e opus accointé à parts égales avec la noise, le sludge voire le black metal. Dans un environnement toujours aussi abrasif et véhément mais à la violence plus contenue, les déclamations et hurlements de harpie de Gill Dread, auparavant plus en avant, font comme sur The Maddening en 2020 jeu égal avec les guitares dissonantes, batterie frénétique et autres drones ou larsens anxiogènes, luttant contre l’ensevelissement sous un maelstrom qui n’a rien perdu de son pouvoir de submersion chaotique mais d’autant plus vertigineux qu’il travaille désormais ses atmosphères corrosives sur des morceaux souvent longs de 5 à 8 minutes (dont deux bonus tracks radicaux flirtant respectivement avec le power electronics et le dark ambient).


#81. The Oscillation - Singularity Zones Vol​.​6

"Meilleur groupe psyché-rock du 21e siècle faut-il le rappeler, The Oscillation s’était nettement orienté vers l’ambient pour les 5 premières sorties aussi élégantes qu’immersives de cette série, dominées par les nappes de guitare et de synthés oniriques et aux rares incursions rythmiques bien plus downtempo qu’à l’accoutumée, tout en conservant cette dimension mystique et narcotique qu’on lui connaît mais passée au filtre de la kosmische musik ou du drone. Cette fois cependant, on retrouve d’emblée batterie et percussions au premier plan et même un peu de chant dès The Gateway Of Infinity, slow burner de psychédélisme langoureux aux guitares abrasives juste ce qu’il faut. Mais on ne change pas un concept qui brille par son ampleur atmosphérique et qui a encore tant à offrir : le stakhanoviste anglais finit par bifurquer à nouveau vers l’abstraction éthérée et nous renvoie droit dans la stratosphère avec un Embraced scintillant, avant de nous faire lentement redescendre par le biais d’une paire de remixes nettement plus sombres et dronesques aux allures de bad trip."

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#80. Tim Koch - Tourbillon (​é​tendue)

"Un mini-album d’IDM "canal historique", à la croisée des rouleaux-compresseurs polyrythmiques des Autechre de la seconde moitié des 90s (Dreitark) - cette mécanique apparente paradoxalement organique et infusée d’une mélancolie de machines en révolte contre leur condition (le sommet Estranger, désormais long de près de 10 minutes), et d’une inspiration plus mélodique qui n’est pas sans évoquer Plaid (les élans de synthés lyriques et autres pads cristallins du nouveau petit bijou Fleshdrum) voire même Christ., l’ex membre fondateur de Boards of Canada, lorsqu’un certain onirisme aux distos rétro-futuristes et nostalgiques prend l’ascendant sur la dynamique hachée menue (Drungums)... le tout sans se départir de ce goût pour les beats dadaïstes à danser sur la tête (cf. le groove diffus de Disfugue) qui caractérise les projets collaboratifs de Tim Koch, ni de cette belle spontanéité de production, loin des sorties ultra-léchées et désincarnées qui pullulent depuis l’avènement d’Ableton."

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#79. Impetus Group - Density Dots

"Il faudra avoir les oreilles et le coeur bien accrochés pour trouver son équilibre sur les montagnes russes free jazz du quintette, Density Dots excellant dans l’épilepsie et le chaos organisé, une apparente cacophonie où les babillages du saxo et les stridences de la clarinette semblent vouloir percer le déluge des accords de piano dissonants et d’une batterie en roue libre (Subfield, Inflow), entre deux courtes accalmies plus épurées aux discordances inquiétantes. Quant à Dirk Serries, il y injecte des saillies plus ou moins remarquées à la guitare électrique, ici élément parmi d’autres de ce déferlement anxieux et malaisant (Linguistic Fortune, Swampy), ailleurs à l’origine d’une dynamique particulièrement déglinguée (Unitary Mark, Region Mash), initiant les premières flammèches de ce brasier autoentretenu dont le ballet faussement désordonné pourrait nous fasciner des heures."

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#78. Glåsbird - Antarctica

"C’est du côté de l’Antarctique que l’on retrouve les nappes harmoniques frémissantes du mystérieux musicien (ice tower), mâtinées d’arrangements de cordes classical ambient et autres cascades de fingerpicking au second plan (kata). Une thématique géographique qui aux dires du label Whitelabrecs prendrait fin avec cette sortie et qui semble épouser ici le mouvement hiératique de la banquise et le rythme de la fonte des glaces, qu’il s’agisse du hiss délicat d’un glossopteria aux choeurs élégiaques, des frottements évanescents d’un hundir au piano hypnotique, des exhalaisons de l’impressionniste et foisonnant terra australis, probable sommet du disque, ou des bourrasques qui sous-tendent les nappes de violoncelle et autres pianotages volatiles et gondolés du bien-nommé terminus. Cette éphémère beauté des glaciers confrontés au changement climatique étant évidemment un passage obligé pour clore une remarquable série de 8 longs formats évoquant tous en filigrane l’urgence écologique qui menace notre patrimoine naturel."

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#77. Fields Ohio - Don’t Stare at the Sun When Your Hands are on Fire

"Bien que moins souvent à l’honneur dans nos pages que d’autres projets du New-Yorkais Eddie Palmer (citons Cloudwarmer, Aries Death Cult ou feu The Fucked Up Beat), ce duo plus acoustique et psyché qui l’associe à la multi-instrumentiste et vocaliste Christine Annarino fait preuve d’une belle constance depuis une dizaine d’années d’existence, avec une quinzaine de sorties au compteur, pour l’essentiel en long format. Si Don’t Stare at the Sun When Your Hands are on Fire se décline au gré de la double-hélice d’un ADN désormais bien connu, il donne également l’occasion aux deux musiciens de se réinventer avec subtilité. Les rythmiques ici sont souvent plus feutrées, les textures plus oniriques et gorgées de reverb au diapason des nappes de synthés scintillantes d’Eddie, les lignes acoustiques et vocales de Christine fondues dans l’ensemble avec une homogénéité toute particulière, les mélodies presque serpentines et d’une fluidité qui évoque l’eau, élément omniprésent sur le disque. Une superbe collection d’instrumentaux au groove impressionniste et hypnotique."

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#76. Mestizo - IWWIW​/​IIWII

"Jeremy Catolico, moitié d’A7PHA avec Doseone, avait sorti en 2021 un IIWII complètement passé entre les mailles de nos filets, EP réédité en mars et accompagné d’un second court format inédit du même tonneau. 7 morceaux sur chacune de ces galettes désormais rassemblées, et c’est à un véritable album produit en majeure partie par ses soins (à l’exception de quelques-uns des nouveaux titres, dont deux mis en musique par l’excellent Controller 7 de feu Anticon, et un par Meaty Ogre, producteur d’A7PHA) que nous convie le rappeur/beatmaker de San José, lequel démarre par les inédits, soit ceux de IWWIW. Au programme, un hip-hop mid-tempo syncopé aux arrangements cuivrés et percussions très 70s, entre boom-bap inquiétant et groove insidieux. Quant à IIWII, il est plus ou moins fait du même bois, magnétique et minimaliste avec des incursions plus électriques (Live the word, Seeds) ou soulful et downtempo (Lord willing, Papyrus), qui laissent entrer un peu de luminosité."

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