2023 en polychromie : les meilleurs albums - #105 à #91

180 albums, car si la frustration demeure de ne pas en citer 100 ou 150 de plus, c’est là que la césure s’avérait la plus supportable en cette année 2023 riche en pépites sous-médiatisées. 180 disques, car le but d’un bilan annuel, de la part d’une publication musicale quelle qu’elle soit, ne devrait pas revenir à montrer que l’on a sagement écouté la poignée d’albums réchauffés que les faiseurs de mode vendus au mainstream le plus racoleur nous ont prescrits, mais bien à faire découvrir des sorties remarquables passées entre les mailles du filet, et comme les plus curieux le savent, ces dernières ne manquent jamais. 180, donc, pour les 180 degrés qui nous séparent, un peu plus chaque année d’ailleurs, des classements de lemmings absolument imbuvables croisés ici ou là.

Ici on jette des ponts entre accessibilité et expérimentation, et on retrouve pas mal d’artistes précédemment appréciés dans ces pages avec des albums marquant une évolution dans leur univers, de la pop à l’ambient, du metal à l’électronique, de l’IDM au drone, de la mélodie à l’atonalité, du minimalisme à la luxuriance ou vice-versa... mais en général d’une certaine immédiateté à davantage de radicalité, d’ambivalence ou de complexité.




#105. Olivier Alary - Apparitions (Vol. 1)

"Après son très beau Fiction / Non Fiction de 2017, compilation de travaux pour l’écran alternant piano spleenétique, cordes élégiaques et nappes bucoliques, on s’attendait encore à quelque chose de capiteux et mélodique de la part du Français basé à Montréal et habitué des bandes originales de films et de documentaires. La parution chez Line, label plutôt porté sur l’expérimentation minimaliste, de ce premier volume dApparitions nous avait néanmoins mis la puce à l’oreille : c’est à l’exploration d’un univers beaucoup plus austère et ardu que nous convie ici le musicien, trois pièces hantées par le souvenir et construites autour de motifs entêtants voire carrément malaisants."

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#104. Jute Gyte - Eclose

"Si les influences de John Carpenter (Bucchero) ou même de Boards of Canada sur le syncopé Aplu aux nappes gondolées par le temps, ne sont pas forcément pour nous étonner (après tout, même sur le récent Unus Mundus Patet au black metal presque "canal historique", l’interlude Sema par exemple déroule sur 4 minutes des limbes similaires), on est surtout surpris par la dimension beaucoup plus rythmique que sur les précédentes expérimentations atmosphériques d’Adam Kalmbach, avec des beats particulièrement atypiques et autres percussions aux boucles répétitives et hypnotiques, à l’image du très organique Patinir, de l’évanescent Diobsud ou d’un Boustrophedon presque dub-ambient."

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#103. Machiavellian Art - Indoctrination Sounds

Auteur en 2019 d’un premier EP noise rock/punk prometteur d’où suintaient déjà des influences plus singulières, entre harsh, metal, psychédélisme et même jazz bruitiste par la biais d’un sax apocalyptique, le quintette britannique confirme brillamment chez Riot Season avec cet Indoctrination Sounds guère plus long mais encore plus terrassant de violence sourde, où l’atmosphère se fait particulièrement malaisante, vrillée de nappes de bruit blanc, de couches de guitares dissonantes et de larsens stridents. Un album que le label de musiques extrêmes a justement ressorti sur Bandcamp avec les 6 titres de l’EP en guise de bonus tracks, ce qui donne l’impression d’écouter deux véritables suites d’une cohérence à toute épreuve, l’une comme l’autre de ces sorties étant caractérisées par des morceaux emboîtés se fondant les uns dans les autres par l’intermédiaire de leurs textures viciées.


#102. Wil Bolton - Red to Orange, Blue to Black

Toujours aussi productif avec une moyenne de trois ou quatre albums par an, l’ex Cheju et fondateur de l’excellent Boltfish Recordings malheureusement inactif depuis quelques années m’a particulièrement embarqué en 2023 avec ces cinq titres improvisés en résidence sur des synthés modulaires Serge et Buchla 200 (les connaisseurs apprécieront), rêveries abstraites aux nappes à la fois chaleureuses et irréelles dont les harmonies aux confins du rêve et de l’introspection ne pouvaient que trouver leur place sur le label Home Normal de Ian Hawgood, de par la douceur et la fragilité qui émanent de ce rétrofuturisme au spleen géométrique.


#101. sevensy - Reckoning (Creation)

"Derrière ce bien joli artwork pastel évoquant les opus précédents que l’on a forcément mis de côté pour une écoute imminente suite à la découverte de ce petit bijou, se cache une ambient protéiforme et volontiers hypnotique, passant allégrement de flots d’arpeggiators réverbérés (Grey Winds, Glad I) à une american primitive guitar filtrée au drone psyché (Shadows of Ones), de bourdons abrasifs et tempétueux (Industrious, A Hint of Colour) à une sorte de krautrock neurasthénique au textures organiques (Reaching for Light), ou encore de sérénades acoustiques mâtinées de field recordings bucoliques (Snowdrop, A Foggy Lookout) au genre de méditations guitar ambient narcotiques que ne renierait pas Aidan Baker (The Reckoning, Failing Light)."

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#100. Tim Hecker - No Highs

Depuis Anoyo en particulier, on commence enfin à retrouver le Tim Hecker qu’on aimait tant à l’époque de Mirages, Harmony in Ultraviolet ou An Imaginary Country, débarrassé de ces affèteries tape-à-l’oeil et autres pseudo expérimentations grandiloquentes dont il avait semble-t-il attrapé le virus au contact du pénible OPN. Entre drone cinématographique mêlant textures sismiques et arrangements jazzy (Monotony) et synthés rétrofuturistes hérités de la kosmische musik (Glissalia), No Highs se joue ainsi de toute ostentation et nous embarque au gré d’un score imaginaire aux mouvements fondus les uns dans les autres, dont le feeling plus introspectif (Winter Cop) n’empêche pas la tension des pulsations électroniques (In your Mind) ou même quelques beaux crescendos d’intensité (Lotus Light). Le meilleur album du Canadien depuis Ravedeath, 1972.


#99. N + The Star Pillow - From the Ashes

"Bénéficiant du mastering à la fois viscéral et contrasté de Dirk Serries, From the Ashes s’écoute comme il se doit fort et au casque, déroulant sur deux crescendos prenants une atmosphère d’abord insidieuse et menaçante, toute en nappes magnétiques et riffs Labradford-esques puis carrément massive avec force saturations viciées au gré du caverneux His Coming, avant de reconstruire patiemment dans les limbes encore en combustion du bien-nommé Tabula Rasa, avec ses motifs de guitare épurés et autres trémolos délicats à la croisée de Slint et du Silver Mt. Zion des débuts. Une vraie réussite, qui saura récompenser les férus d’immersion et d’imaginaires post-apocalyptiques aux soundscapes désertés."

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#98. Cloudwarmer - Rellik / The Quiet Haunt

Si vous nous suivez, vous savez déjà qu’il n’y a jamais de petite année pour Eddie Palmer, dont un autre projet sera mentionné plus haut dans ce classement, le premier album plus "glitch-hop" de son alias Lunologist ayant d’ailleurs échappé de peu à la sélection. Côté Cloudwarmer, réincarnation du séminal duo The Fucked Up Beat, sans jouer dans la même cour à mon sens que les fabuleux The Covidians Sharpen Their Teeth, The Happening At Groom Lake, the climate detectives study nostalgia and terror in the dreams of middle america ou le fameux diptyque Gloomers / Doomers de l’année précédente, les deux crus concoctés par le New -Yorkais avec son compère Brett Zehner en 2023 ne déméritent pas, qu’il s’agisse du très efficace et Ninja-Tunesque The Quiet Haunt au groove irrigué par la mélancolie de samples gospel des années 20, ou plus encore de Rellik avec ses beats très travaillés et des influences instrumental hip-hop plus marquées qu’à l’accoutumée, ainsi qu’un bel accent sur l’atmosphère légèrement assombrie et sur le récit sans images au gré des monologues samplés du gourou Jim Jones.


#97. Simone Grande & Andrea Trona - Scambi

Une véritable révélation que ce premier album (si tant est qu’il le soit, mais rien d’autre n’est référencé sur Discogs) des deux musiciens italiens sur lesquels je ne sais toujours rien, si ce n’est que Simone Grande en plus de l’électronique improvisée en direct avec son compère y tient également la guitare. Sorti sur le label de Seattle Never Anything Records dont les artworks géométriques font preuve d’une belle cohérence, Scambi est une petite merveille d’électro/ambient analogique en perpétuelle mutation, qui télescope cascades atonales, saturations, pulsations déstructurées, silence pesant et autres saillies dissonantes en un grand maelstrom magnétique qui doit autant à la musique concrète qu’aux expérimentations abstraites et ardues d’un Peter Rehberg par exemple.


#96. Puma Blue - Holy Waters

"Avec Holy Waters, Jacob Allen passe clairement un très gros pallier : d’emblée la production monte en densité et en contrastes clairs-obscurs, et c’est le trip-hop des 90s qui est à l’honneur, avec son spleen sensuel et ses beats downtempo résonnant dans un écrin feutré qui doit encore beaucoup à la soul (cf. Dream of You). Si des morceaux tels que Pretty ou Too Much, Too Much demeurent assez légers et gagnent surtout en élégance des arrangements dont la grâce évanescente doit beaucoup à Massive Attack voire pourquoi pas aux derniers Radiohead, O, The Blood ! s’aventure sur un terrain plus gothique pas très éloigné de Portishead et Hounds du côté des vortex de lumière noire de Mezzanine, les guitares venant soutenir la tension sourde des rythmiques sur fond de cuivres inquiétants et de radiations vénéneuses."

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#95. Rorcal - Silence

Entre magnétisme malsain d’un doom abrasif et sauvagerie d’un black metal aux martèlements épileptiques, les Genevois ne choisissent pas sur le très intense et brutal Silence, récit de l’inexorable extinction de l’humanité qui s’essuie les bottes sur ce qu’il peut encore nous rester d’espoir, déchaînant les éléments (blast beats, guitares abrasives, drones malsains et autres nappes dissonantes) sur nos sociétés décadentes et nos existences égoïstes. Un digne successeur au flippant Witch Coven en collaboration avec Earthflesh, mais avec une production irradiée et d’une tout autre ampleur, digne en termes de densité d’un Jute Gyte ou d’un Terra Tenebrosa.


#94. Will Samson - Harp Swells

"Disque-somme, quelque part, capable passer d’une ambient épurée à la Celer mâtinée ici de choeurs célestes évoquant Sigur Rós (Beatrijs’ Theremin, qui doit son titre à la violoniste et vocaliste Beatrijs De Klerck, fidèle collaboratrice) ou là de guitare acoustique et de field recordings (For Rubi), à une ballade orchestrée dont il partage le chant avec Michael Feuerstack de Bell Orchestre et avec l’Irlandaise Maia Nunes aux harmonies vocales (And Yet), ou encore au genre de méditations électro-acoustiques aux accents folk dont nous régalaient chez 12k il y a encore quelques années les Japonais de Minamo (Double Bass), Harp Swells bénéficie en outre du grain de l’enregistreur à cassettes des années 70 dont le Britannique a usé pour sa captation, renouant ainsi avec les sonorités plus organiques d’HIMALAYA."

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#93. Tapage & Espoir - Descended Hope

Déjà à l’époque de l’EP Laughing Aluminium, alors que Tapage officiait dans une electronica virtuose du côté du label Tympanik Audio qui vivait alors ses dernières heures, la collaboration du Néerlandais avec Espoir avait surpris par son caractère ardu, plutôt expérimental, dronesque et abrasif. Un sillon que Tijs Ham n’a pas manqué par la suite de creuser en solo (citons notamment l’excellent STATES avec le clarinettiste Gareth Davis), jusqu’à retrouver Espoir en 2019 avec un Crossfade I encore plus abstrait et dissonant, l’univers du Norvégien se révélant néanmoins plus cotonneux sur les derniers titres du disque. Sur Descended Hope, les deux musiciens explorent une facette particulièrement caverneuse de cette ambient sans concession, usant volontiers de crépitements et de saturations mais aussi de loops analogiques intrigantes et hypnotiques ou de percussions manipulées, flirtant ouvertement avec un dark ambient viscéral autant qu’avec un sound design radical dont les harmonies opaques ne laissent plus entrer la moindre chaleur.


#92. Timber Timbre - Lovage

Régulièrement chroniqué dans nos pages depuis 2009 et la sortie de l’album homonyme Timber Timbre, le quatuor canadien toujours emmené par Taylor Kirk l’a souvent été avec force comparaisons : Tindersticks, Nick Cave, Lambchop, Bill Callahan, ou encore David Lynch pour ces atmosphères à la fois hantées, oniriques et rétro. Parti d’une folk sombre et lo-fi, le groupe s’en est peu à peu détaché pour gagner en savoir-faire et surtout en singularité, le projet Last Ex d’Olivier Fairfield et Simon Trottier avec Kirk en featuring, soit 3/4 du line-up actuel, étant également passé par là avec ses instrus plus cinématographiques et hypnotiques lorgnant sur le Portishead de Third (une influence que l’on retrouve ici sur la 2e moitié de Confessions Of Dr. Woo). Tout ça pour dire qu’aujourd’hui Timber Timbre n’a non seulement plus grand chose à envier à ses aînés, mais brille également par l’ambivalence de son univers, entre pop de féérie noire nostalgique d’un passé juste assez idéalisé pour être inquiétant (les classiques instantanés Ask The Community, Mystery Street et Sugar Land), néoclassique anxieux (Pristine Corpses) et folk-rock de crooner clair-obscur à la Leonard Cohen (Stops, Lovage)... oups, encore une comparaison, et pourtant rien de rédhibitoire cette fois, l’album étant rien de moins que l’une des très belles sorties pop de l’année 2023, qui pour les allergiques aux minauderies, aux productions saccharinées et aux formules éculées, se comptent à tout casser sur les doigts des deux mains.


#91. Hania Rani - Ghosts

Si l’album précédent de la pianiste polonaise, On Giacometti, inspiré par la vie et l’oeuvre du sculpteur suisse du même nom et sorti tout juste quelques mois plus tôt sur le même label Gondwana, m’avait quelque peu laissé sur ma faim avec ses méditations classical ambient un peu légères en comparaison du sommet Music for Film and Theatre, c’est en revenant à la pop atmosphérique et au chant que l’auteure de Home retrouve la voie des airs. Accompagnée sur quelques titres par Patrick Watson aux harmonies vocales (un Dancing with Ghosts tout en délicate intensité chamber pop), Ólafur Arnalds au piano et synthés (le néoclassique et bien-nommé Whispering House) ou encore Duncan Bellamy des géniaux Portico Quartet aux loops de batterie (avec le sensuel Don’t Break My Heart puis le fiévreux Thin Line), elle aborde ici des rivages plus que jamais évanescents et capiteux, et de l’immédiat Hello aux élans rythmiques presque techno jusqu’au lyrisme orchestral d’Utrata, en passant par les envolées kosmische de 24.03 ou la vibe presque gothique de Moans, force l’admiration aussi bien par la subtilité de son talent de mélodiste que par sa propension à la fondre dans un écrin musical impressionniste et foisonnant.