2021 par le bon bout - 100 albums, part 5 : #60 à #51

En 2021, bien des routes menaient à la médiocrité et à l’uniformisation, mais évidemment pas sur IRM ! Riche en chemins de traverse et en bifurcations inattendues, cette sélection de 100 LPs chroniqués pour moitié seulement dans nos pages cette année devrait rassurer les blasés de la prescription calibrée sur la vitalité de la création musicale dans les recoins les plus féconds et trop souvent inexplorés du labyrinthe des sorties.






60. Cult Of The Damned - The Church Of

"La petite troupe emmenée par Lee Scott partait presque avec un handicap, celui d’un premier long format d’exception déjà adulé par l’équipe, ce Part Deux : Brick Pelican Posse Crew Gang Syndicate vénéneux, déglingué et coolissime à la fois. Trois ans après, on prend plus ou moins les mêmes et on remet ça, en mode secte décontractée des ghettos anglais Nord et Sud unifiés, sur un The Church Of toujours long en bouche et globalement plus posé, aux productions plus subtiles qu’il n’y paraît de prime abord co-signées par Lee Scott, Sniff, Jack Chard et (plus discrètement) Bisk sans jamais que cet éparpillement ne nuise à la cohérence d’ensemble. Un éloge de la fumette entre incursions électroniques classieuses, samples jazzy, claviers spleenétiques et beats au cordeau qui se fait par moments plus insidieux voire inquiétant à l’image de Worship ou de WYTB, mais manque peut-être légèrement de mordant, surtout dans sa seconde moitié, pour espérer égaler son illustre prédécesseur malgré les flows parfois bien allumés du crew, notamment sur le martial Henny Shots PTS I & II. Un superbe album néanmoins !"


59. Andrew Pekler & Giuseppe Ielasi - Palimpsests

8 ans après leur précédente collaboration Holiday For Sampler, le Berlinois Andrew Pekler et le Milanais Giuseppe Ielasi nous ont gratifiés en octobre de ce Palimpsests enregistré sur une demi-douzaine d’années, un album qui de prime abord a davantage d’atomes crochus avec l’univers du premier, fait de collages déstructurés de field recordings, de samples, d’ébauches instrumentales et de sonorités percussives hétéroclites en guise de rythmiques désorganisées, avec d’ailleurs quelques réminiscences tropicales du superbe Sounds From Phantom Islands de 2019 mais n’en bénéficie pas moins des talents d’instrumentiste ambient du second, faisant un pas de la musique concrète vers une électro-acoustique tout aussi fantasmagorique et lancinante mais pouvant également s’avérer plus mélodique à l’image de Baden-Baden et de sa mystique amazonienne aux accents jazzy, des méditations éthérées de Trebizond ou encore du modern classical chancelant de Ravenna avec son piano en décrépitude malmené par l’électronique qui parvient encore à trouver la force d’évacuer son spleen d’un autre temps.


58. Julien Ribot - Do You Feel 9 ?

"9 ans après le très bel EP Songs for Coco, revoilà enfin Julien Ribot avec Do You Feel 9 ? et pour répondre à la question, on a effectivement bien senti s’écouler ces 9 ans sans nouvelle sortie ! C’est donc avec un plaisir non dissimulé que l’on découvrait en octobre ce nouvel album-concept de l’auteur de Vega, onirique toujours mais sur un terrain encore différent, celui d’une psyché-pop décomplexée et mâtinée d’accents French Touch de la grande époque à l’image de ce single-titre indécollable qui donne d’emblée l’envie d’appuyer sur la touche repeat. On pense à la fraîcheur du premier et meilleur album de Mgmt, aux Flaming Lips de Yoshimi et aux rondeurs à la fois ludiques et planantes du duo Air à ses débuts, et si la barre est placée haute d’emblée, la suite de l’album confirme rapidement cette belle impression, de l’irrésistible hymne électro-pop We Obi Diva aux deux Annabelle, ballades glam en apesanteur dédiées à sa compagne une nouvelle fois vocaliste sur l’album, du lyrisme réconfortant de Hey You Know Wonderland avec ses arrangements de synthés candides à la Mercury Rev, jusqu’au groove rétrofuturiste de ce final à tiroirs très 70s évoquant à mi-chemin une sorte de Bowie stellaire, un Neon Juju qui porte le nom de cet alter-ego et personnage principal de l’album, hermaphrodite au look androgyne (cf. les clips) qui accouche de lui-même avant de se fondre dans l’univers. Quant aux élans cinématographiques que l’on appréciait tant sur Vega, le génial 1982 en tête, on les retrouve aussi du côté des choeurs de Time Is a Fruit ou des orchestrations du superbe Le Rayon Vert, autre sommet d’un disque singulier qui ne nous a pas encore livré tous ses secrets."


57. Hania Rani - Music for Film and Theatre

"Si les deux premiers opus de la pianiste polonaise, sortis chez Gondwana Records, avaient été remarqués pour leur romantisme en clair-obscur, en particulier Home qui s’ouvrait l’an dernier à un chant fragile et à des arrangements plus luxuriants après le piano solo du superbe Esja l’année précédente, ce merveilleux Music for Film and Theatre défendu par le même label passe un pallier en mêlant avec subtilité piano impressionniste, nappes ambient et orchestrations lancinantes. Pas de chant cette fois mais un grand moment de spleen cinématographique aux tourments sous-jacents et aux pointes de lyrisme retenues - Hania Rani, à l’image d’un Max Richter, se révèle taillée pour les bandes-son, un talent qui culmine ici sur le troublant Wildfires qui n’est pas sans évoquer le Pyramid Song de Radiohead (influence dont on parlait déjà à propos du single F Major) et annonce on l’espère de futurs projets pour le petit ou pour le grand écran.


56. Tapage - Recover

Un travail de restauration minutieux a présidé à la sortie de ce nouvel opus du musicien électronique néerlandais, celle d’un certain nombre d’enregistrements en apparence perdus, que Tapage a dû extraire de disques durs corrompus pour leur donner une seconde vie, sans pour autant en gommer le côté brut et dépoli. L’occasion de retrouver le désormais retraité Access To Arasaka sur un Ancient Tiger Proton aux élans cosmiques et cybernétiques typiques de l’Américain, et de mesurer le chemin parcouru par l’ex pensionnaire de feu Tympanik Audio, puisque ce Recover couvre toute son évolution de ces dix dernières années, de l’IDM stellaire (114120All) ou onirique (Able To NSet) à l’ambient boréale de We All Became en passant par le downtempo de Test (Tapage Retest) réminiscent de ses albums trip-hop aux titres numéraires tels que Eight, ou le glitch fiévreux et abstrait à la fois de Begin et Prolog, quelque part entre Aphex Twin et le label Raster-Noton... sans oublier deux remixes de haute volée signés par le mystérieux The Fellow Passenger - révélé par le label Point Souce Electronic Arts auquel on doit non seulement le présent album mais aussi l’une de plus belles compilations electronica de ce cru 2021 - et par le Norvégien Klunks - qui déconstruit We All Became en fascinantes cascades électro-acoustiques d’une autre dimension et signe peut-être le sommet du disque.


55. Benoît Pioulard - Bloodless

Des morceaux pour se réconcilier avec notre nouvelle réalité : voilà comment Thomas Meluch aka Benoît Pioulard décrit cette nouvelle livraison, enregistrée durant une période de confinement - car on l’oublie souvent mais les Américains aussi y sont passés. Même soi-disant exsangue à en croire son titre, Bloodless procure ainsi une chaleur timide mais durable sous ses nappes d’échos et d’harmonies ambient lointaines ou crépitantes, abstractions de l’intime aux textures craquelantes d’enregistreur cassette façon Bibio ou Boards of Canada qui semblent vouloir embrasser notre fragilité psychologique pour en recoller les morceaux, comme le kintsugi japonais répare avec de l’or la porcelaine cassée : avec une infinie patience, une profonde humilité et un état d’esprit à rebours de la superficialité de l’époque, celui-là même qui permet à l’auteur de Sonnet de composer de telles pièces hors du temps en y mêlant inextricablement guitares à effets, instruments acoustiques, synthétiseurs analogiques, voix et field recordings en un flot majestueux et ininterrompu de douceur paradoxalement abrasive et organique.


54. Francesco Giannico - Misplaced

Derrière sa pochette étonnamment figurative, le successeur du brillant Destroyed by Madness n’a toujours rien à voir avec du ska rock ou de la chanson balkanique : l’Italien Francesco Giannico y déroule cet imaginaire délicat et contrasté dont il a le secret, y construit des cocons électro-acoustiques basés sur des samples enregistrés lors de ses voyages à travers le pays, où se télescopent piano introspectif et affleurements dronesques (Ergosphere), nylons bucoliques et violence du vent dans les arbres (Singularity), harmonies éthérées et nappes de distorsions électroniques (Black Body), harpe cristalline et cliquetis métalliques sur fond de beats sourds et et de synthés pulsés (Decoherence), ou encore guitare manipulée, chant d’opéra lointain et field recordings abrasifs (Compton Effect), autant d’instrumentaux irréels évoquant cette sensation d’égarement du titre, une impression d’appartenir à un grand tout mais de n’être chez soi nulle part, réconfort et solitude mêlés.


53. Loney Dear - A Lantern and a Bell

"Exit les incursions synthétiques inégales d’un album éponyme en quête de diffusions radio sur lequel on l’avait laissé il y a 4 ans, Loney Dear livre avec A Lantern and a Bell son œuvre la plus dépouillée, la plus poignante aussi depuis Loney, Noir qui avait révélé au monde le talent de songwriter et d’arrangeur d’Emil Svanängen, héritier à l’époque des Beach Boys de Brian Wilson pour son maximalisme désarmant. On ne se refait pas tout à fait, et comme en témoigne Trifles transcendé par un orgue à coller le frisson, le lyrisme est toujours bien présent chez le Suédois, mais l’intensité croît progressivement sur des titres tels que Mute / All things pass ou Oppenheimer nimbés d’une aura tragique et auréolés d’une ampleur seulement entrevue jusqu’ici sur quelques-unes des vignettes chamber pop les plus réussies de l’auteur de Dear John, tandis qu’Habibi (A clear black line), Go Easy on Me Now ou Interval / Repeat dévoilent une facette nouvelle du musicien, celle d’un romantisme tout en retenue qui fait la part belle aux piano et claviers et fleure, dans le bon sens du terme, l’arrivée à maturité."


52. Gas - Der Lange Marsch

Toujours pas d’eau dans le Gas, Wolfgang Voigt reste fidèle à lui-même avec cette nouvelle collection d’instrumentaux immersifs et oniriques aux confins de l’ambient techno et des soundtracks lynchiens d’Angelo Badalamenti, 7e album en un quart de siècle et 3e en 4 ans, une période inhabituellement féconde pour l’auteur du récent et très beau Narkopop. Connu pour alimenter ses atmosphères brumeuses et hantologiques de samples érodés d’oeuvres de musique classique, c’est cette inspiration plus évidente que jamais qui frappe d’emblée sur Der Lange Marsch, lequel le voit également recycler des éléments de ses propres morceaux. Der Lange Marsch 2, Der Lange Marsch 6 ou encore Der Lange Marsch 10 laissent de fait affleurer les spectres orchestraux malmenés de son matériau sonore d’origine, un lyrisme fantomatique érodé par le temps et les effets reverse qui culmine probablement sur Der Lange Marsch 4 où l’on reconnaît sans difficulté par-delà le repitching le Prelude de Tristan und Isolde de Wagner, dont les élans romantiques viennent percer le brouillard des textures et le mur des beats caverneux hypnotiques à souhait. Le recyclage musical dans sa plus parfaite simplicité.


51. Shall Remain Nameless - Entitled

L’un des secrets les mieux gardés des musiques expérimentales d’aujourd’hui, Shall Remain Nameless a profité d’un regain d’inspiration dû au confinement et du rodage d’un nouvel équipement pour laisser derrière lui l’ambient majestueuse et hallucinogène de ses débuts, déjà doublée l’année passée sur Untitled de quelques beats parcimonieux et autres envolées électro stellaires. Empruntant sur ce nouvel opus à la dub techno (You Be Forty), à la kosmische musik (Memories Of The Future) voire même à l’IDM de Plaid (Kaz) ou au tribal ambient de Steve Roach (Fortress), le Texan y sculpte à grand renfort d’arpeggiators tantôt opaques et inquiétants (Merge) ou plus oniriques et sereins (Isy Floatilla) une sorte de trip psychédélique à la fois introspectif et futuriste aux compositions mouvantes et aux atmosphères volontiers troublées, qui ont su capter et passer au filtre de l’imaginaire ce sentiment universel d’aliénation et d’anxiété qui préside à notre période de permanente adaptation.