2021 par le bon bout - 100 albums, part 4 : #70 à #61

En 2021, bien des routes menaient à la médiocrité et à l’uniformisation, mais évidemment pas sur IRM ! Riche en chemins de traverse et en bifurcations inattendues, cette sélection de 100 LPs chroniqués pour moitié seulement dans nos pages cette année devrait rassurer les blasés de la prescription calibrée sur la vitalité de la création musicale dans les recoins les plus féconds et trop souvent inexplorés du labyrinthe des sorties.






70. Kevin Richard Martin - Melting Point

Une bien belle année musicale pour le Britannique Kevin Martin, qui en a notamment remis une couche avec The Bug sur un Fire post-apocalyptique et belliqueux à souhait, électrifié par les flows d’une dizaine d’invités dont Flowdan ou Moor Mother et tempéré par les interventions insidieuses de son compère de King Midas Sound, Roger Robinson. Mais parallèlement, l’ex Techno Animal a surtout multiplié les sorties plus ambient sous son véritable patronyme, avec deux vrais coups de coeur me concernant : les drones de saxo minimaliste de Red Light et leur brouillard mélancolique quelque part à mi-chemin de Badalamenti et de Rafael Anton Irisarri, et plus encore ce Melting Point dont les pulsations étouffées semblent dialoguer avec un gamelan d’un autre temps depuis la crypte inondée de quelque temple légendaire soudainement révélé par le retrait des océans, une collection d’instrumentaux aux textures non moins épaisses et rugueuses mais dont la mystique cristalline vient peu à peu illuminer l’opacité toute caverneuse.


69. Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp - We’re OK. But We’re Lost Anyway

Dauphin de notre classement des albums de l’été, le cinquième opus de l’Orchestre genevois a déjà fait l’objet d’une chronique en profondeur dans nos pages, je me contenterai donc de quelques mots succincts sur ce successeur des chouettes Rotorotor et Sauvage Formes qui gagne en densité orchestrale comme électrique et en dramaturgie sans pour autant perdre de sa fantaisie à la croisée de la pop baroque, d’un tropicalisme au groove assassin et des élans hachés du post-punk, un équilibre qui n’est certainement pas pour me déplaire et qui culmine notamment sur Blabber, merveilleuse chanson condensant en trois minutes l’entraînante légèreté des polyrythmies, les digressions angoissées des arrangements et le spleen vocal de Liz Moscarola dont le chant n’avait jamais été à ce point magnifié par Vincent Bertholet et son ensemble à géométrie variable, évoquant rien de moins qu’une Laetitia Sadier qui aurait troqué le psychédélisme rétrofuturiste pour une world music aussi mélangeuse qu’élégante.


68. Damon Albarn - The Nearer The Fountain, More Pure The Stream Flows

Pas évident de passer après mon 22e album préféré de la décennie écoulée, ce sommet discographique évident que constituait Everyday Robots et dont voici enfin le successeur 7 ans après. A son meilleur, The Nearer The Fountain, More Pure The Stream Flows en perpétue l’impressionnisme infiniment ample et délicat (le morceau-titre, voire même quelque part le final Particles) ou les chemins de traverse de passeur entre pop et musiques plus "exigeantes" (la freeture psyché de Combustion, et le classical ambient pulsé très islandais d’un Esja qui tente de digérer les géniaux Valgeir Sigurðsson et Hildur Guðnadóttir en moins de 4 minutes), tandis qu’ailleurs malheureusement, le retour au premier plan du faible Blur-esque pour un hédonisme un peu kitsch et léger en déjoue régulièrement l’immersive mélancolie (des cuivres de Royal Morning Blue ou Darkness to Light - n’est pas Dan Bejar qui veut ! - à la dance cotonneuse et jazzy de Polaris en passant par les boîtes à rythme et synthés bontempi de The Tower Of Montevideo). L’équilibre toutefois finit par fonctionner, grâce à quelques morceaux faisant office de pont entre ces deux facettes, à l’image du parfait The Cormorant ou du touchant quoique un peu trop "emo" Daft Wader, et au final, alors que d’autres ténors d’une pop élégante et aventureuse en perte de vitesse auront eu du mal cette année à faire oublier les accents inhabituellement racoleurs de leurs dernières livraisons (citons Field Music, Thee More Shallows ou dans une moindre mesure Efterklang dont le Windflowers tient encore pas trop mal la route), c’est Damon Albarn qui s’en sort le mieux et signe tout de même sans avoir l’air d’y toucher l’un des rares très beaux albums pop de ce cru 2021.


67. Anatoly Grinberg - The Dreams and Their Meanings

Déjà croisé dans la 3 partie de ce classement, on retrouvera le Russe aux multiples alias et projets quasiment tout en haut avec l’une de ses facettes les plus ténébreuses et radicales. En attendant, cette dernière sortie en date chez Ant-Zen, pour laquelle Anatoly Grinberg délaisse une nouvelle fois le pseudo de Tokee et son electronica plus mélodique au profit de l’expérimentation sous son véritable patronyme, est un album concept aussi fascinant qu’ambitieux qui explore en musique comme son titre l’indique les diverses formes de manifestations oniriques et leurs significations intimes, des mutations soudaines et menaçantes du cauchemar aux itérations lancinantes des songes récurrents, en passant par la frénésie paradoxalement insaisissable des rêves éveillés. Trois morceaux sur sept qui donneraient déjà à eux seuls une bon aperçu de la richesse du disque, au carrefour du dark ambient, de l’IDM, du modern classical et de la techno industrielle, mais qui n’en sont pas pour autant les représentants les plus singuliers, au regard notamment de Lucid Dreams et de ses visions hallucinées au fields recordings inquiétants, du beatmaking métamorphe d’un False Awakenings flirtant avec l’abstract hip-hop abrasif et malaisant de Techno Animal ou encore de Precognitive Dreams, no man’s land subconscient plein d’échos fantasmagoriques et d’impressions tronquées que David Lynch serait bien inspiré de solliciter pour sa prochaine bande-son.


66. Tomaga - Intimate Immensity

Après une douzaine de longs formats en comptant les collaborations et splits tels que celui-ci, Tomaga s’en est allé cette année sur une dernière paire de sorties posthumes, après le décès de Tom Relleen à l’été 2020. Celui qui officiait également à la basse de The Oscillation nous a en effet quittés à seulement 42 ans mais non sans un baroud d’honneur puisque Intimate Immensity, dernière offrande au label Hands in the Dark qui défendait les Londoniens depuis l’excellent Futura Grotesk en 2014, n’est autre que la plus belle réussite du duo, album sur lequel leurs crescendos magnétiques de polyrythmies organiques et de synthés psychédéliques gagnent encore en élégance et en intensité, intercalant rêveries stellaires et ballades enfumées entre deux pics de tension krautrock aux élans cinématographiques pour finalement rendre pleinement justice à cette intime immensité du titre, celle de l’imaginaire en constante expansion d’un projet singulier dont on regrette déjà les échappées hors du temps et loin des futiles engouements du succès.


65. Amon Tobin - How Do You Live

"Avec ce nouvel opus du Brésilien, on est clairement plus dans la lignée dISAM que dans celle de l’onirisme ligne claire de Long Stories. Au programme, gros contrastes saturés, éclats de beats cinématographiques et lyrisme mutant, avec toujours, comme sur un Fear in a Handful of Dust idéalement à la croisée des chemins il y a deux ans, ces étranges affleurements de voix susurrées et subtilement déformées (parfois désormais avec du chant à proprement parler comme sur Sweet Inertia avec un certain Figueroa au micro) qui contribuent non seulement à contrebalancer l’emphase de cette electronica presque "prog" à sa manière (cf. les roulements de batterie et autres contrepieds constants) mais surtout à faire de ce How Do You Live une nouvelle bulle fantasmée d’électro amniotique jouée comme de la musique acoustique sur laquelle le temps et l’espace n’ont plus la moindre prise, une autre de ces anomalies dont Amon Tobin a le secret, ni ouvertement pop, ni complètement atmosphérique ni véritablement dansante mais un peu tout ça à la fois."


64. Loscil - Clara

Entièrement créé à partir de samples manipulés d’une composition pour orchestre d’à peine 3 minutes jouée et enregistrée à Budapest, puis gravée sur un support vinyle malmené par le musicien pour en opacifier les textures sonores, ce dernier album en date du Canadien Scott Morgan - son 10e déjà pour le label Kranky - transpose à l’échelle macro un process courant à l’échelle micro chez les musiciens ambient : travailler de nouveaux morceaux à partir d’échantillons de précédents enregistrements, loopés, étirés, entrelacés et refaçonnés à l’envi grâce aux technologies analogiques ou numériques. Sur Clara, les arrangements orchestraux deviennent ainsi nappes d’harmonies claires-obscures majestueusement suspendues dans l’éther, qui se mêlent aux pulsations minimales, aux pads cristallins et autres arpeggiators cosmiques pour développer avec une lenteur consommée leurs atmosphères d’éternité, d’où la lumière s’échappe en échos évanescents. L’une des plus belles réussites de l’ex batteur de Destroyer, dans la lignée de son merveilleux Monument Builders de 2016.


63. Czarface & MF Doom - Super What ?

"D’autant plus touchant que l’on y retrouve comme sur leur cinquième opus Czarface Meets Metal Face ! le regretté MF Doom, Super What ? voit le MC du Wu-Tang, Inspectah Deck et le duo de producteurs Esoteric et 7L creuser le sillon futuro-pop et ludique de leur excellent Czarface Meets Ghostface d’il y a deux ans. Baroque et coloré comme du Edan ou pas loin, ce 9e LP en 8 ans du prolifique trio ricain multiplie carillonnades soul improbables (The King And Eye), synthés crayola, samples psyché et références geek, de Star Wars (Mando Calrissian) et Marvel (This Is Canon Now) au parlant Jason & The Czargonauts - avec un autre explorateur de l’indie rap ligne claire, Del The Funky Homosapien (Deltron 3030, Hieroglyphics) - en passant par les fausses pubs de DOOM Unto Others, l’auto-célébration décalée de A Name To The Face ou le faux rap d’ascenseur jubilatoire d’un Break In The Action qui pourrait être un hommage à l’easy listening de Piero Umiliani, non sans une ou deux incursions plus sombres et urbaines (Czarwyn’s Theory Of People Getting Loose). Mais l’incontestable joyeux de ce disque, c’est son final Young World, ode des désormais papas gâteaux du hip-hop 90s à leur progéniture en une poignée de leçons de vie débonnaires telles qu’on aimerait en entendre plus souvent en lieu et place du sexisme, de l’argent facile et de l’egotrip bêtifiant des têtes de gondole en carton du rap d’ailleurs comme d’ici."


62. Irreversible Entanglements - Open The Gates

Un peu déçu du dernier Moor Mother et de ses accents contemporary r’n’b à la mode du moment, parfois joliment organiques mais pas toujours très inspirés - il faut dire que ce Black Encyclopedia of the Air passait après deux chefs-d’oeuvres absolus de hip-hop tout aussi philosophe et métamorphe mais autrement plus vénéneux et habité, cf. ici et  -, je me suis rabattu avec bonheur sur le troisième opus de son quintette free jazz Irreversible Entanglements, le plus consistant et fiévreux jusqu’ici avec ses mugissements de cuivres tantôt anxieux ou paniqués dont les dissonances convergentes évoquent rien de moins qu’Ornette Coleman, sa contrebasse au groove rampant et ses fûts en roue libre que surplombe le spoken word halluciné de l’Américaine, également derrière ces synthés dont les incursions ébauchent sur Keys to Creation ou The Port Remembers des atmosphères à l’étrangeté presque lynchienne.


61. Max Richter - Voices 2

Suite de son projet Voices de l’an dernier, aboutissement de 10 ans de composition et d’enregistrement ayant pour ambition d’évoquer notre déficit d’empathie pour la misère d’un monde qui ne tourne plus rond avec orchestre, piano, synthés, choeurs d’opéra et narration, Voices 2 en est le pendant plus intimiste, à échelle humaine, et en revisite d’ailleurs deux thèmes, le solennel Origins au piano solo et le compatissant Little Requiems dans une version classical ambient faisant la part belle au violoncelle et aux synthés éthérés, des reprises qui déjouent sans mal le côté pompeux du précédent volet, lequel ne restera pas à mon avis dans les annales du musicien allemand. De l’évanescent Psychogeography au bien-nommé final à quatre mains Mercy Duet rappelant de loin, tout comme l’orgue du poignant Solitaries, sa superbe BO de la série The Leftovers, l’essentiel de l’album se passe ainsi d’orchestrations (Mirrors) ou les confine au strict minmim (Prelude 2) pour se concentrer sur la mélancolie du piano, ou sur de majestueux entrelacs d’harmonies ambient (Colour Wheel) qui culminent sur deux incursions chorales aux voix suspendues dans la stratosphère, Movement Study et surtout le bouleversant requiem Follower. Un retour discret au premier plan pour Max Richter.