2021 par le bon bout - 100 albums, part 3 : #80 à #71

En 2021, bien des routes menaient à la médiocrité et à l’uniformisation, mais évidemment pas sur IRM ! Riche en chemins de traverse et en bifurcations inattendues, cette sélection de 100 LPs chroniqués pour moitié seulement dans nos pages cette année devrait rassurer les blasés de la prescription calibrée sur la vitalité de la création musicale dans les recoins les plus féconds et trop souvent inexplorés du labyrinthe des sorties.






80. David Lee Myers - Reduced to a Geometrical Point

A base d’oscillateurs saturés et de feedback lancinant, la musique du New-Yorkais David Lee Myers induit la transe et développe une espèce de mystique rampante et malaisante d’une densité étouffante, qui n’est pas sans évoquer finalement le drone opaque de Cezary Gapik ou de Scorched Earth Policy Lab mais avec une dimension plus abstraite et mathématique, une abrasion moins organique, d’une froideur presque électronique qui s’introduit pourtant dans les synapses pour les raboter de l’intérieur. C’est particulièrement frappant sur le final GEO 4 Pangaea avec ses va-et-vient de crissements dérangeants qui n ’en déjouent pas pour autant la qualité hypnotique, un exercice de lâcher-prise pour l’auditeur qui ne pourra véritablement éprouver de fascination pour ce Reduced to a Geometrical Point qu’en s’y abandonnant corps et biens.


79. p.WRECKS - Apricot Preserves

Chaque année notre liste d’artistes à suivre s’allonge par le petit jeu des affinités, exemple parfait avec pWrecks, rappeur américain découvert grâce à Noventa (cf. la part 2) avec lequel il collabore régulièrement. Entouré ici d’une demi-douzaine de beatmakers et de quelques rappeurs amis dont Jakprogresso que l’on connaît bien pour ses albums solo et autres productions pour Boxguts, Pruven ou feu Labal-S notamment, il signe avec Apricot Preserves un album de hip-hop lo-fi aux atmosphères magnétiques dont les affinités abstract minimalistes ne sont pas sans évoquer le Sixtoo des 90s ou les débuts de Buck65. Les instrus sont lents, rampants, froids, ténébreux, insidieux, d’une parfaite économie de moyens qui n’empêche pas quelques accents de lyrisme, à l’image des superbes Bike Lock et Be felt the Separation, ou des incursions mélodiques légèrement moins hantées comme sur l’onirique Mongoose ou encore Izabel avec sa guitare au spleen presque slowcore.


78. Senyawa vs. Black To Comm - Alkisah Versi Hitam

Enregistrée à Java, cette collaboration entre les Indonésiens Senyawa (soit Wukir Suryadi aux instruments faits maison et le vocaliste Rully Shabara) et Marc Richter, meilleur héritier de Coil et figure de proue de l’ambient expérimentale depuis quelques années, trouve l’équilibre parfait entre les fantasmagories saturées et volontiers cauchemardées de l’auteur de mon album de l’année 2019 et le ritualisme du duo asiatique, fait de percussions hypnotiques ou martiales (Anak-anak Darah), de chant mystique plus ou moins guttural (Istana Suara) et d’onomatopées malmenées par les effets du musicien allemand (Bergegaslah). Beaucoup d’échos irréels (Wahyu Suara Kekalahan) et de nappes apocalyptiques aux textures crépitantes (Kekuatan Mengambang) mais également quelques morceaux joliment épurés d’où ressortent les rythmiques et mélodies guerrières de Senyawa (Irama Cair) voire le chant à nu du duo comme en dialogue avec lui-même (Suara Yang Hancur), chacun tirant à moment donné la couverture à lui pour mieux faire culminer ces instants d’alignement entre les univers de l’un et des autres, à l’image de ce Kiamat Wahyu aussi intense que chaotique sur lequel semblent souffler les vents mauvais d’une cérémonie à réveiller les damnés.


77. ECID - Zen Repair

"Quatre ans après HowToFakeYourOwnDeath qui s’est imposé depuis en mètre-étalon de songwriting indie rap introspectif lorgnant sur la pop et l’electronica, ECID lui offre enfin un digne successeur, qui n’enchaîne peut-être pas avec autant d’aplomb les classiques instantanés mais sonne plus singulier que jamais dans un monde où Anticon et sa période magique de beatmaking atmosphérique et mélangeur ne sont plus qu’un lointain souvenir. Marchant toujours sur les traces de feu Restiform Bodies, quelque part entre synth-pop ludique et hip-hop baroque aux saturations plus crépusculaires, Zen Repair est à la mesure des névroses de Jason Mckenzie mais aussi de son ironie, mâtinant d’élans rêveurs sa schizophrénie électro-rap et compensant des mélodies parfois moins immédiatement accrocheuses par une production particulièrement immersive et travaillée, de beats cliquetants en nappes distordues qui semblent respirer au rythme du flow de l’Américain."


76. Fields Ohio - Litha

"Entre groove chillesque sous perfusion trip-hop, influence des musiques africaines (Cusp of Magic) et envolées d’arrangements baroques, des chœurs de Coven aux claviers de Serpent’s Shadow : Mayan Surprise en passant par la guitare wah-wah de Lucia Lights a Fire, on reconnaît bien l’inspiration récente du New-Yorkais Eddie Palmer, qui construit ici certains des morceaux sur les motifs acoustiques de banjo ou de ukulélé de sa comparse, l’instrumentiste Christine Annarino, à l’exemple de Drop Me From The Maypole ou The Garden Aligns with Orion. Si l’ensemble, particulièrement généreux du haut de ses 21 titres pour plus d’une heure et demie de musique, s’avère moins hanté, plus léger que la plupart des sorties de l’Américain, Litha rayonne assurément du même talent et de la même virtuosité, déjà un classique pour cette année 2021."


75. Loess - Totems

4e album en 20 ans pour ce duo américain aussi rare que précieux dont le groove abstract et downtempo semble laisser de plus en plus de place aux mélodies tout en abordant ses textures de façon plus expérimentale que jamais. A l’exception du court Slake, pas d’incursions purement ambient sur ce Totems comme ce pouvait être le cas sur le précédent Pocosin, mais toujours ce goût pour les harmonies embrumées émaillées ds synthés rétrofuturistes, les beats syncopés suspendus dans un ciel nuageux et des structures particulièrement mouvantes dont les atmosphères n’avaient jamais autant évolué en l’espace de quelques minutes que sur des morceaux tels que Blaen, Bentalls ou Wellen, réminiscents des grandes heures de Bola ou de Boards of Canada - logique finalement pour l’une des figures de proue du label IDM n5MD dont l’esthétique superbement cohérente doit autant au défunt Skam qu’au Warp Records des 90s.


74. Thisquietarmy x Hellenica - Houses of Worship

"Souvent associé pour ses dernières sorties à des batteurs, notamment Tom Malmendier sur Steppe ou Aidan Girt de Godspeed You ! Black Emperor pour le projet Some Became Hollow Tubes, Eric Quach s’acoquine sur House of Worship avec un autre montréalais, Jim Demos, et laisse cette fois ses méditations électriques improviser et dialoguer avec les nappes dystopiques en déréliction de l’instrument de prédilection de ce dernier, l’organelle, sorte de synthé/sampleur lecteur de patches qu’il contrôle via un clavier midi. Ode à la fin d’une ère pour la culture underground de Montréal, symbolisée par des mutations urbaines où se côtoient immeubles décrépis en passe d’être rasés et constructions modernes sans âme ni personnalité, l’album étire avec une infinie mélancolie ses reflux texturés, comme autant de vagues érodant les souvenirs d’une époque bénie, parfois plus abrasives voire menaçantes (Neon Horse, ou Satanizer avec ses pulsations martiales) à l’image de cette urbanisation galopante, ou ailleurs plus chaleureuses et empathiques lorsqu’elles évoquent les communautés qui résistent encore tant bien que mal à ces changements (Congregation) ou à la dépréciation de plus en plus systématique d’une activité créatrice désormais considérée comme superflue (Non-Essential Culture). Superbe."


73. Anatoly Grinberg & Andreas Davids - silence + noise

"Cette fois, c’est à une collaboration inédite que nous convie le Russe Anatoly Grinberg, qui croise le fer avec l’Allemand Andreas Davids, vétéran électro-indus aux multiples alias dont le plus connu reste certainement Xotox, actif depuis près d’un quart de siècle. Les titres des morceaux, évoquant une rencontre en terrain inconnu avec une forme de vie étrangère, balisent un storytelling musical particulièrement cinématographique qui s’ouvre sur le tunnel aussi futuriste qu’organique de The Passage, progression obscure aux blips rythmiques hypnotiques et suintants. Les influences industrielles des deux musiciens se font subtiles, presque délicates, même quand les rythmiques mécaniques sont de la partie comme sur le bien-nommé Nuclear Chillout, ou à l’ombre d’un kick bétonné tel que celui d’un First Contact aux entrelacs mouvants de percussions digitales sous-jacents. Destructuration tourmentée (Pain Piano et ses affleurements de cordes hantées) et flots de textures paradoxalement caverneux autant qu’éthérés (Mechanical Synchronicity) pavent le chemin vers l’apparition de ces Strange Lifeforms dont l’altérité que symbolisent nappes mutantes et guitare libertaire semble fusionner avec notre devenir mécanique pour lui rendre vie, dans un équilibre aussi fascinant que celui qui donnait son titre à l’album, entre capharnaüm organisé et contemplation, aliénation lancinante et libération... par la musique qui sait ?"

< lire la suite >


72. E​.​VAX - E​.​VAX

Contrairement à son compère Mike Stroud avec le premier album assez racoleur de son projet Kunzite également sorti cette année, Evan Mast a su distiller le meilleur de l’ADN de Ratatat pour cette première échappée en solo. On y retrouve d’emblée les mélodies de synthé au spleen lyrique et bariolé, les percussions tropicalistes et autres ambiances un peu hantées au second plan comme à la grande époque de Classics ou du LP4 (les sommets Karst ou Manila), et si l’autotune s’en mêle plus qu’à son tour ça reste suffisamment discret pour ne pas nuire aux jolies atmosphères intériorisées de l’ensemble. Que les beats soient plus massifs (Rabindra, Little Lung), flirtent ouvertement avec le hip-hop (Always, Pretty Good, Koko) ou s’effacent complètement devant la mixture d’acoustique et d’électronique tout à fait singulière de l’Américain sur des incursions presque ambient (Anything At All, ou le superbe final Actual Air), on y ressent toujours ce sentiment d’isolation presque bucolique, de solitude choisie et d’introspection tristounette à distance raisonnable des sunlights et des sirènes du succès (qui n’en guettent pas moins ce collaborateur désormais régulier du pénible Kanye West, dont il a malheureusement croisé la route 12 ou 15 ans trop tard pour qu’on y trouve encore un quelconque intérêt).


71. Blockhead - Space Werewolves Will Be The End Of Us All

S’il n’est plus aussi régulier qu’avant dans le génie, Blockhead - à qui il arrive toujours de produire de belles choses pour son compère Aesop Rock, la preuve - en a encore sufisamment sous le capot pour nous rappeler de temps à autre aux grandes heures de Downtown Science ou de The Music Scene. C’était encore le cas il y a 4 ans avec le très beau Funeral Balloons, et après plusieurs disques en demi-teinte, ça l’est une fois de plus cette année avec ce Space Werewolves Will Be The End Of Us All] aux samples vocaux plus présents qu’à l’accoutumée, aussi kitsch par sa pochette hommage à la SF et au fantastique de série Z qu’élégant dans ses mixtures de beats downtempo, de sampling rétro, de mélodies cristallines et d’atmosphères mélancoliques nourries au jazz, au bandes-sons de films d’exploitation et à une certaine idée du futur que l’on se construit forcément dans son imaginaire d’enfant, un futur débonnaire, ludique, bariolé, qui ne cesserait jamais tout à fait de chérir, sans pour autant devoir en être nostalgique, les réminiscences d’une époque d’insouciance et de passion désintéressée pour la fantaisie et la création.


Articles - 16.12.2021 par RabbitInYourHeadlights