2023 en polychromie : les meilleurs albums - #120 à #106

180 albums, car si la frustration demeure de ne pas en citer 100 ou 150 de plus, c’est là que la césure s’avérait la plus supportable en cette année 2023 riche en pépites sous-médiatisées. 180 disques, car le but d’un bilan annuel, de la part d’une publication musicale quelle qu’elle soit, ne devrait pas revenir à montrer que l’on a sagement écouté la poignée d’albums réchauffés que les faiseurs de mode vendus au mainstream le plus racoleur nous ont prescrits, mais bien à faire découvrir des sorties remarquables passées entre les mailles du filet, et comme les plus curieux le savent, ces dernières ne manquent jamais. 180, donc, pour les 180 degrés qui nous séparent, un peu plus chaque année, des classements de lemmings absolument imbuvables croisés ici ou là.

Beaucoup d’ "ailleurs" et d’ "après" dans les albums de cette 5e série, et surtout des disques refusant radicalement les étiquettes, les temporalités, les codes imposés par les tendances de leurs "genres" respectifs aujourd’hui - pour peu qu’ils en aient vraiment un. Des "pas de côté" en somme, dont la liberté et l’inspiration n’ont d’égales qu’un goût du rêve, des grands espaces mentaux ou d’un rétrofuturisme aux allures d’échappatoire à notre époque verrouillée.




#120. James Murray - Soundflowers

Parallèlement au score du documentaire indépendant Ascensión por Chimo Pérez, le patron du label Slowcraft nous a offert cette année l’un de ces albums d’ambient rêveurs et éthérés aux harmonies majestueuses dont il a le secret, comme toujours d’une grande délicatesse et subtilité dans les arrangements de synthés texturés mais dépassant cette fois la troposphère pour décoller vers les étoiles, des sonorités kosmische qui cuminent sur l’ascensionnel No More Roses ou l’arpégé Post Script (I Love You), non sans une incursion plus cristalline typique de l’électroacoustique bucolique que l’on connaissait jusqu’ici au Britannique (Bluebell Tontine), par ailleurs moitié de Slow Reels avec Ian Hawgood et de Silent Vigils en compagnie du Belge Stijn Hüwels.


#119. Erik K Skodvin - Nothing left but silence

Comptant parmi mes musiciens expérimentaux favoris depuis la grande époque de Deaf Center (avec Otto A. Totland de Nest) et de son alias Svarte Greiner, le Norvégien fondateur de Miasmah Recordings donne suite, avec un artwork similaire dans son minimalisme et toujours du côté du label Sonic Pieces, à son sublime diptyque Flare / Flame. Deux albums aux accents darkjazz dont le slow burning d’intensité ne semblait pas facile à égaler et ça tombe bien, Nothing left but silence est ailleurs, dans le désert de cendres laissé par la combustion d’un monde désormais éteint, à chercher dans un quasi silence tout en tremolos et reverbs de guitare lo-fi quelque chose à sauver des décombres, entre blues décharné, contemplation détachée et anxiété face au peu d’espoir d’un retour à la vie telle qu’on la connaissait.


#118. Misophone - A Floodplain Mind

"Un nouvel album particulièrement généreux de 30 titres pour plus de 2h de musique, où font toujours merveille l’écriture mélodique aux accents baroques de Matt Welsh et les arrangements de bric et de broc au feeling tantôt un peu hanté (les instrus A floodplain mind et Silt) ou désuet du multi-instrumentiste et inventeur d’instruments Steven Herbert, épaulés cette fois par pas moins d’une petite vingtaine de collaborateurs aux cordes, vents, cuivres et autres harmonies vocales. Un magnum opus hors du temps et des modes faisant preuve d’autant d’humilité que d’inventivité, dont on retiendra particulièrement les classiques instantanés Wisdom’s Winter Day ou Curse the Crows, les belles ballades ambient Snow et Love lies bleeding, les carillonnants River bed et Night comes early, les pics d’intensité de William and Mary et The flood ou encore le spoken word en espagnol d’un Sky presque hantologique."

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#117. Yui Onodera - Mizuniwa

"13 ans après le remarquable Generic City avec Celer, on retrouve le musicien toujours aussi évocateur, avec une visite musicale dans le district de Nasu, mais beaucoup plus dense, opaque et organique. Après le fluvial Too Ne, les atmosphères tout aussi humides et crépitantes (Mizuniwa signifie "jardin aquatique") se font ici plus forestières et empreintes de mystère, des sonorités percussives aux allures d’idiophones se mêlant aux épaisses et majestueuses nappes de synthétiseurs analogiques et autres guitares à effets pour toucher à une mystique moins extatique, plus obscure voire caverneuse que celle de l’opus précédent, d’où tentent de s’extirper comme sur Mizuniwa 2 des harmonies enfouies sous une chape de bruit statique."

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#116. خادم - OMRI

Des deux beaux albums collaboratifs sortis en 2023 par Batard Tronique (déjà 4e de mon bilan EPs) sous le pseudo Khadim, je retiens avant tout cet OMRI, plus mélangeur encore que son très prometteur prédécesseur Shaman et aux productions beaucoup plus deep et travaillées, plus free et malaisantes aussi dès l’introductif Paganistan (avec l’habitué du label Mahorka Abu Ama) puis avec l’abstract hip-hop saturé de Dark Blue (feat. Grosso Gadgetto) ou encore le harsh noise mystique d’Egyptian Tombs (feat. Igor Amokian), alignant les réussites singulières, qu’elles flirtent avec une électronique dense et cinématographique (Groovy Derby et Belphegor avec NLC) ou un downtempo plus onirique et cristallin (Solaya avec Innocent But Guilty, son comparse au sein du projet drum’n’bass 2 Tones). De Strange Weather à Percussive Fun, Khadim essentiellement aux drums et aux synthés se fait ici pourvoyeur de chaos mais également d’une véritable essence de vie et de communion dans la musique, l’album résonnant involontairement d’un humanisme tout particulier au regard des récents et tragiques évènements à Gaza avec son titre en hébreu signifiant "ma vie", comme un pont entre deux cultures tristement antagonisées.


#115. Lucy Railton - Corner Dancer

Si le sound design viscéral et cauchemardé du génial Paradise 94 d’il y a 5 ans reste à ce jour inégalé dans la discographie de la violoncelliste britannique, ce Corner Dancer absolument inclassable ne démérite pas. Un album d’exploration sonore au minimaliste ardu et volontiers déstructuré, qui déroule d’abord dans un océan de silence craquements synthétiques, pulsations éparses, nappes abstraites, samples vocaux et chant manipulé (Corner Dancer) avant que les cordes dronesques et saturées ne finissent par faire leur apparition (Suzy In Spectrum), retrouvant sur le bien-nommé Rib Cage une forme plus organique pour en terminer, après l’interlude mystique aux percus tintinnabulantes du fascinant Standing Cadence, sur une incursion étrangement mélodique avec le mutant Blush Study, entre guitare amplifiée, synthés et mélopées envoûtantes.


#114. Unsung - Hand Painted Model Trains

"Dans la lignée du sommet An Interior History déjà très aérien et de sa participation onirique à notre compil hommage à Twin Peaks, l’Américain livre un album hommage à son père décédé dont les productions atypiques comme il les affectionne, entre textures cotonneuses, incursions jazzy, arrangements cristallins et percussions électroniques ou boisées à contre-courant du beat hip-hop classique, n’hésitent pas à lorgner sur les harmonies vocales troublantes de Thom Yorke ou les synthés gondolés par le temps de Boards of Canada. Une atmosphère d’outre-rêve qui tranche avec l’intensité introspective de son rap en flux tendu façon courant de conscience, mais s’en révèle pourtant l’écrin idéal."

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#113. Mars Kumari - I Thought I Lost You

"La nostalgie entêtante d’une époque révolue ou d’un futur jamais réalisé hante joliment le bien-nommé I Thought I Lost You, publié par le label Bruiser Brigade de Danny Brown. La jeune productrice trans basée à Davis ayant émergé du crew Deadverse Massive de Dälek, l’influence du hip-hop demeure via de belles présences fantômes en apesanteur sur ce disque au spleen cotonneux à mi-chemin par ailleurs d’un downtempo lo-fi et aérien (5150, i thought i lost you) flirtant ici et là avec la drum’n’bass volatile d’un Funki Porcini, d’une noise paradoxalement éthérée et liquéfiée (l’élégiaque a premonition avec Uboa que l’on avait rarement entendue aussi posée) et d’horizons plus ambient voire drone aux entournures (l’inquiétant smoke and mirrors). Les rappeurs Fatboi Sharif, Liiight, Big Flowers, Censored Dialogue et Will Brooks aka MC Dälek lui-même donnent ainsi de la voix sur une petite moitié des titres tout en textures stratosphériques, aux beats étouffés voire évaporés."

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#112. Daniel Villarreal - Lados B (w/ Jeff Parker & Anna Butterss)

On avait noté sur l’excellent Panamá 77, quasi à la même place de mon bilan de l’année précédente, l’influence mélodique de Tortoise sur la musique d’obédience psyché/sud-américaine du percussionniste d’origine panaméenne, la participation du grand Jeff Parker aidant. Sur Lados B, le guitariste du génial combo post-rock de Chicago est à nouveau de la partie, ainsi que sa comparse la bassiste australienne Anna Butterss également croisée sur quelques titres de l’opus susnommé. Un line-up resserré propice à l’improvisation, qui brille sur ces 9 titres par sa spontanéité au groove tropical épuré, une fois de plus aux confins des musiques latines, de la folk psychédélique et du jazz-rock mais aussi pourquoi pas de l’afrobeat (Republic), culminant sur les presque 9 minutes, inhabituellement méditatives pour le remuant Villarreal, du lumineux Things Can Be Calm.


#111. Moss Covered Technology - A Shared Place

"Le Britannique Greig Baird réinvente en musique les souvenirs d’un weekend en amoureux sur la côte nord du Devon, face à un paysage que le musicien, à l’approche d’une tempête, décrit comme "spectaculaire et dramatique". Comme à l’accoutumée, les textures chaleureuses du hiss et autres field recordings maritimes s’y mêlent aux mélodies oniriques et glacées des pads électroniques, aux arpeggiators rétrofuturistes des synthés analogiques et aux réverbérations organiques dans un rapport de force assez mouvant. Tantôt clair et propice aux méditations nocturnes (Shoreline Constellations), agité mais sujet à rêverie (Watching Waves From Windows) voire un peu inquiétant (Travelling By Night), le temps (au sens météorologique du terme) finit néanmoins par s’effacer devant l’humeur du souvenir, profondément mélancolique (No Words Needed) ou en retrait dans une communion intérieure presque métaphysique avec la nature environnante."

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#110. Born Erased - I Am The End Of The World

"Forcément marquées par la pandémie et l’isolation qu’elle a générée, les trois dernières années ne pouvaient qu’être que propice, pour un artiste déjà coutumier du dark ambient et du versant le plus caverneux des musiques électroniques, à ce genre de soundscapes pratiquant la politique de la terre brûlée pour mieux traquer, le plus souvent en vain, la moindre lueur d’espoir au milieu des cendres et des gravats. Born Erased aka Angel Simitchiev (Mytrip) semble d’emblée y parvenir, que ce soit dans les contrastes éthérés du noisy Seven Stages of Hatred, les nappes célestes en surplomb des crescendos martiaux de textures et de batterie d’Iron Skin, ou même les étranges coeurs d’éternité s’extirpant tant bien que mal du très plombé Mineral Angst... et pourtant, les ténèbres finissent par prendre l’ascendant. Inutile de se leurrer, le futur n’a rien de bien accueillant et c’est dans un grand bain de synthés chlorhydriques et de saturation que se termine ce bien-nommé I Am The End Of The World."

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#109. Break On Beacons - An uninterrupted flow of images, shapes and colors...

"Avec ce projet dont le nom évoque l’exploration de voies non balisées, on est à la fois en terrain familier et dans un inconnu plus stellaire que ce à quoi les deux compères nous avaient habitués jusqu’ici. On reconnaît ainsi les nappes à la fois profondes, sombres et éthérées aux subtils motifs mélodiques d’Innocent But Guilty dont le son a évolué cette dernière année d’un drone massif et radical vers quelque chose de plus aérien, entre electronica et trip-hop, et les beats à la croisée d’un groove abstract et d’une IDM aux ponctuations sèches de Valgidrà, de même que son sens du sample vocal rythmique, sur le morceau-titre par exemple. Et pourtant, An uninterrupted flow of images, shapes and colors... donne constamment l’impression de tendre vers des horizons inexplorés, à la frontière du cosmos et des grands espaces intérieurs de ses auteurs, un album qui largue les amarres vers un ailleurs fait à la fois d’aventures et d’introspection, de moments épiques et d’instants suspendus, de rêves et de désillusions."

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#108. Gontard - 2032

Le temps a passé à Gontard-sur-Misère et l’avenir a plutôt laissé un goût amer, portant un coup d’arrêt aux rêves et aux espoirs... jusqu’à la renaissance, ailleurs, en mieux ? Suite du narratif et inspiré 2029 pour les coproductions rétrofuturistes et minimalistes de Ray Bornéo (La bande à Guetno, Socrate, Reset) autant que du tout aussi bon mais musicalement plus éclaté Akène avec ici des incursions jazz (Experience en cours) ou jangle pop (Seul le croque mort a pleuré, Krishna 2032), 2032 est encore un grand disque de maquisard de la variète qui fait risette aux tendances de l’époque, un recueil de chansons nostalgiques avant l’heure de ce présent que l’on détruit en renonçant à nos idéaux (Ce qui restera de nous) et dont le storytelling n’exclut pas de vrais moments de poésie et d’introspection au spleen désarmant (Juste quelques flocons qui tombent, Allonsanfan), pas plus qu’il n’empêche de rêver à l’utopie d’une alternative improbable, à des années-lumière de nos vies gâchées (Bienvenue).


#107. Kool Keith x Real Bad Man - Serpent

Grosse année pour le vétéran des Ultramagnetic MCs, en featurings de qualité d’une part (chez Czarface, Atmosphere ou encore Yungmorpheus), mais aussi en sorties solo, plus inégales celles-là (on retiendra l’emphase martiale du percutant Mr. Controller aux cuivres omniprésents, un peu moins Black Elvis 2 entre sommets Octagon-esques et minimalisme pas très bien torché, quant à World Area et son espèce de trap aux incursions G-funk datées, là c’était plutôt non). Meilleur album et de loin cette année pour le MC new-yorkais quoi qu’il en soit toujours inspiré au micro, Serpent bénéficie des productions au cordeau de l’excellent Real Bad Man, à la fois efficaces et cinématographiques, inquiétantes et magnétiques à l’image du superbe Fire And Ice avec Slug et Ice-T en featuring, ou de Manstarr (avec Zelooperz également croisé sur le dernier Shapednoise), plutôt sombres donc à leur meilleur mais sans s’interdire pour autant quelques incursions jazzy (Serpent) ou au groove rétro des plus réjouissants tout en orgues psyché et basses assassines (The Great Marlowe, Off The Glass, ou Rugged Rugged avec le magicien Edan).


#106. Black Duck - Black Duck

"On retrouve aux manettes de ce Black Duck trois grands noms de la communauté improv de Chicago à la croisée du rock, du jazz et des musiques expérimentales : l’immense Doug McCombs de Tortoise (et Brokeback), Bill MacKay, guitariste d’avant-garde folk-rock et collaborateur récurent de Ryley Walker, et enfin Charles Rumback à la batterie, lui-même un fidèle de Walker ou encore de Jim Baker. Ce qui frappe immédiatement, c’est la fluidité et l’onirisme des compos, qu’elles flirtent avec l’ambient (Foothill Daze et son clair-obscur à la Badalamenti, mi aérien mi hanté), le noise rock (l’halluciné Delivery), ou une alt-country psychédélique à souhait (The Trees Are Dancing, Light’s New Measure). On pense aux Messthetics, pour cette capacité à faire feu de tout bois dans un rock instrumental à la fois fureteur et homogène, la constante densité texturée des effets de guitare contribuant à assurer cette improbable continuité entre morceaux méditatifs et titres plus intenses et enlevés."

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